Tout partager, terres et revenus : le choix d’un village taïwanais

Des hébergements dans lesquels dorment les touristes à Smangus, un village aborigène façon "kibboutz" à Taïwan. - © Rémy Bourdillon / Reporterre
Des hébergements dans lesquels dorment les touristes à Smangus, un village aborigène façon "kibboutz" à Taïwan. - © Rémy Bourdillon / Reporterre
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Monde AlternativesCommunistes ? Anarchistes chrétiens ? Au fond des montagnes taïwanaises, le village aborigène de Smangus a mis en place un modèle coopératif basé sur la propriété commune des terres et le partage des bénéfices.
Smangus (Taïwan), reportage
Elle n’a que 27 ans, mais Mine a déjà sa propre maison. À Taïwan, où le coût de l’immobilier ne cesse de monter, c’est un privilège rare pour son âge. Mieux, sa communauté lui a payé près de la moitié des frais de construction et lui a versé un salaire pendant tout le temps que son mari et elle ont passé à la bâtir. Elle est aussi assurée d’avoir un emploi à vie, dans lequel elle fait des tâches diversifiées et rencontre énormément de gens.
Tout cela est possible car Mine vit à Smangus, qui compte 200 âmes. Les habitants de ce village atayal (un des seize groupes autochtones officiellement reconnus de Taïwan) ont décidé de mettre leurs terres en commun et de devenir une coopérative, la Tnunan, en 2004. Elle embauche tous ceux en âge de travailler, soit une soixantaine de personnes, qui ne manquent jamais de besogne : chaque année, pas moins de 50 000 visiteurs affrontent la longue route tortueuse qui mène à ce patelin perché à 1 500 mètres d’altitude – jonchés de pierres tombées des falaises. Les 16 derniers kilomètres sont si étroits que la circulation se fait en alternance.

En 1991, des chasseurs Atayal ont fait une découverte au milieu d’une forêt d’arbres géants à deux heures de marche de là : Yaya (« maman »), un cyprès de 19 mètres de circonférence, 45 mètres de haut et 2 500 ans d’âge. Les randonneurs ont immédiatement afflué. Une fois la route terminée (Smangus fut le dernier village connecté au réseau routier de l’île, en 1995), ce fut le tour des touristes motorisés... et de leur argent. « Avant, on partageait tout, raconte Yuraw, un des anciens du village. Quand on chassait un sanglier, on le mangeait ensemble. Le capitalisme est arrivé et a tout changé. On n’y était pas préparés. »
Car dans cette montagne qui a alors commencé à être souillée par les déchets des touristes, la misère régnait jusque-là en maître. Chargés de lourds sacs, les villageois descendaient à pied dans la vallée pour vendre champignons et herbes sauvages. Soumis à la concurrence de gros producteurs chinois écrasant les prix, ils étaient exploités par les acheteurs, y laissaient leur santé et sombraient dans l’alcoolisme. « Il n’y a que six personnes qui ont plus de 60 ans ici, la plus vieille est ma mère, 71 ans », dit Lahuy Icyeh, le directeur de la Tnunan, un poste attribué par un vote à main levée tous les trois ans.

À la fin des années 1980, seules sept familles étaient encore là, soucieuses d’entretenir les tombes des ancêtres et de continuer à faire tourner l’église – des missionnaires presbytériens canadiens ont converti les Atayal au christianisme dans les années 1950. « C’était compliqué de vivre ici car les enfants devaient aller à l’école dans une autre tribu », se souvient Yuraw en pointant du doigt le versant opposé. Ouvrir des gîtes pour accueillir les touristes fut la planche de salut de ces foyers. Certains s’enrichirent rapidement. Les inégalités apparurent, et avec elles, le ressentiment.
Kibboutz à l’asiatique
« C’est pour préserver notre territoire et notre culture qu’on a créé la Tnunan », explique Masay, le chef actuel. Cela ne s’est pas fait en un jour : il a fallu sept ans de débats, de disputes et d’avancées à petits pas pour fignoler le modèle et convaincre les propriétaires de céder leurs terres gratuitement. Une délégation est même partie en Israël pour observer le fonctionnement des kibboutz. « Très tôt, du fait du caractère écologique exceptionnel de la forêt de cyprès, ils ont été en contact avec des gens du monde universitaire, et ils ont eu l’intelligence d’écouter leurs conseils », remarque Richard Yu, un professeur en planification urbaine à l’Université de la culture chinoise à Taipei, qui a séjourné plusieurs fois dans la tribu.
Près de vingt ans plus tard, le système est bien huilé et est qualifié par certains de communiste, par d’autres d’anarchiste chrétien – la religion restant un puissant ciment de la communauté. L’adhésion à la Tnunan est volontaire (80 % des villageois en font partie), et on en sort également comme on veut. Neuf comités régissent la vie du village, de l’éducation à l’agriculture en passant par la gestion des hébergements et du restaurant. Pusing, 33 ans, a été désigné à la tête du département du personnel, et son rôle est d’assigner chaque soir les bras nécessaires aux autres comités le lendemain. « J’aime bien, mais c’est parfois délicat, car je dois décider quel travail fera mon père ou mon oncle », s’amuse le jeune homme.

Chaque matin, les travailleurs se rassemblent pour une réunion au cours de laquelle Lahuy parle de la journée qui vient. Après une petite prière, chacun vaque à ses occupations. Lors de notre visite, à l’approche de la haute saison touristique, les priorités étaient de préparer la récolte de pêches et de protéger les racines des cyprès à l’aide de caissons de bois. Les tâches sont attribuées à chacun selon ses capacités et ses besoins. « Quand mon deuxième enfant est né, j’ai été caissière de la boutique pendant un moment, afin de pouvoir m’occuper de mon bébé en même temps », raconte Mine.
Tout le monde touche le même salaire, soit 30 000 dollars taïwanais par mois (910 euros). Ramené au nombre d’heures travaillées (huit heures par jour, six jours par semaine), cela fait un peu moins que le salaire minimum taïwanais, mais de nombreux avantages sociaux l’accompagnent : frais médicaux payés, allocations familiales mensuelles et généreuses bourses pour ceux qui vont étudier hors du village. Chaque année, un jeune couple se voit octroyer 1,2 million de dollars (36 000 euros) pour construire sa maison, ce qui fut le cas de Mine l’an dernier. Des conditions inespérées pour la plupart des aborigènes, qui comptent parmi les populations marginalisées de l’île asiatique.

Le spectre du surtourisme
« Vu qu’on s’en sort bien, des gens d’ailleurs veulent bien épouser nos enfants, ce qui est la condition nécessaire pour venir vivre ici », assure Lahuy en ne souriant qu’à moitié. Pendant longtemps, bien des familles taïwanaises rechignaient à voir leur fille épouser un autochtone, rappelle-t-il. La population augmente sans cesse : il y a aujourd’hui trente-six familles à Smangus, et presque soixante-dix enfants. Depuis 2009, la communauté a une école primaire, qu’elle a bâtie de ses mains en suivant l’architecture traditionnelle atayal.
Le nombre de voyageurs a aussi grimpé : 350 personnes peuvent dormir chaque nuit dans des hébergements qui, avec leurs lits king size et leurs télés à écran plat, sont pour leur part bien peu typiques. Si l’on ajoute 150 campeurs et les visiteurs d’un jour, l’affluence est parfois exagérée : au printemps, quand les cerisiers sont en fleur, la tribu est obligée de limiter à 1 700 le nombre d’entrées quotidiennes.

« Je trouve que ça devient un peu trop gros, pense le professeur Richard Yu. Il y a parfois dix fois plus de touristes que de résidents ! Cela peut poser des problèmes pour la protection de la forêt d’arbres géants, et des accidents peuvent survenir sur le sentier. » Mais le chef Masay, qui dit avoir repoussé au fil des ans des investisseurs privés et des membres du crime organisé désireux d’acheter des terres pour y construire des hôtels, est d’avis que Smangus gère bien son hyperdépendance au tourisme. « L’agence de protection des forêts voit qu’on est bien organisés et qu’on prend soin de Yaya, alors elle nous laisse continuer », se félicite-t-il.
De son côté, Lahuy pense que la tribu peut se permettre de créer dix à vingt hébergements supplémentaires pour les touristes, et grossir encore un peu. « Est-ce qu’un jour on devra créer un village satellite un peu plus loin ? C’est possible, on y réfléchira tous ensemble, mais notre fonctionnement restera fondé sur le partage si ça doit arriver. » Comme le dit son chef, ce n’est pas parce qu’on est une petite tribu qu’on ne peut pas avoir de grandes idées.