Ukraine : « L’environnement est la victime silencieuse de cette guerre »

Opération déminage à Izyum, en Ukraine le 2 novembre 2022. - © Wolfgang Schwan / Anadolu Agency via AFP
Opération déminage à Izyum, en Ukraine le 2 novembre 2022. - © Wolfgang Schwan / Anadolu Agency via AFP
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Pollutions Ukraine Monde ArméeForêts incendiées, terres minées... De passage à Paris, des militants ukrainiens ont alerté sur les conséquences écologiques de la guerre. Dans ce contexte de crise, l’État assouplit sans cesse les normes environnementales.
Des forêts décimées, des terres agricoles minées, des puits empoisonnés… L’hypothèse d’une catastrophe environnementale en Ukraine, anticipée par Reporterre au mois de mars, se confirme. Mercredi 30 novembre, lors d’une conférence de presse organisée par la députée insoumise Mathilde Panot, une délégation d’écologistes ukrainiens a sonné l’alerte sur « l’écocide » en cours dans leur pays depuis le début de l’invasion russe. Au-delà des souffrances extrêmes infligées à la population, l’armée de Vladimir Poutine se rend coupable « de la plus grande catastrophe anthropique de notre siècle », selon Yuliya Ovchynnykova, membre de la commission parlementaire sur la politique environnementale et la gestion de la nature [1].
Les membres de cette délégation décrivent une « catastrophe dans la catastrophe », largement ignorée par le gouvernement et ses alliés. « L’environnement est la victime silencieuse de cette guerre », déplore Yuliya Ovchynnykova. Depuis le mois de février 2022, 200 000 hectares de forêts ont été touchés par des feux ; 680 000 tonnes de produits pétroliers sont partis en flamme ; 180 000 mètres cubes de sol ont été contaminés par les bombes. L’effroyable liste continue. Des centaines de sites protégés ont été dégradés, détaillent-ils, et plusieurs stations d’épuration détruites. « C’est l’équivalent d’un Lubrizol par jour en Ukraine », commente Mathilde Panot. Selon les évaluations des écologistes ukrainiens, les dommages environnementaux causés par l’invasion russe s’élèvent d’ores et déjà à plus de 24 milliards d’euros.

Yehor Hrynyk, expert en conservation des forêts et membre du Groupe ukrainien de conservation de la nature, s’inquiète également des conséquences indirectes de la guerre sur l’écosystème ukrainien, et notamment de l’augmentation des pressions dans les régions non touchées par la guerre. Le désastre humain et politique à l’œuvre dans le pays tend à amoindrir les normes environnementales, explique-t-il, dans une dynamique semblable à celle décrite par l’essayiste américaine Naomi Klein dans son ouvrage La stratégie du choc.
Énorme essor de l’exploitation forestière pour l’export
Depuis le début de la guerre, le Parlement ukrainien a ainsi annulé plusieurs restrictions environnementales. L’interdiction d’abattre des arbres au printemps et en été a été levée, et les contrôles relatifs à la déforestation restreints. Le ministre de l’Environnement a également affirmé vouloir accroître de 150 % la récolte de bois – un projet qu’il justifie par la nécessité de fournir la population en bois de chauffage. « En réalité, l’objectif premier est de relever les exportations vers l’Union européenne », pense Yehor Hrynyk. Pour ce faire, les autorités ukrainiennes projettent d’acheter 270 abatteuses, sortes de gros tracteurs capables d’abattre des hêtres et des chênes à la vitesse de l’éclair. Les effets de ce programme sont déjà visibles, notamment dans les Carpates, « cœur vert » de l’Europe de plus en plus clairsemé. Yehor Hrynyk craint également que l’exploitation forestière illégale s’aggrave, notamment en raison de la suspension des activités d’inspection de l’État.
Les difficultés traversées par le secteur agricole pourraient aussi avoir des répercussions sur les espaces naturels. 10 millions d’hectares de terres arables (soit un tiers du territoire) ont été bombardées ou minées, sans que les effets à long terme de cette pollution soit connus. La productivité des principales cultures du pays a fortement diminué. « Compte tenu des difficultés économiques, le pouvoir essaie de compenser les pertes, explique Yehor Hrynyk. En pratique, cela signifie l’augmentation des surfaces agricoles sur les territoires moins touchés par la guerre, par le biais de destructions de la nature. » Les steppes et les jeunes forêts seraient particulièrement menacées.
10 millions d’hectares de terres arables bombardées ou minées
Dans le contexte de la guerre, les écologistes peinent à contrer ces atteintes à l’environnement, déplore Natalia Gozak, directrice d’Ecoaction, principale organisation environnementale d’Ukraine. « Les demandes faites par la société civile aux organisations gouvernementales restent sans réponse », dit-elle. Ces difficultés sont renforcées par le fait que la population ukrainienne est « soit au front, soit évacuée, ou bien au travail sur des sujets d’aide humanitaire ». En juillet dernier, l’activiste climat Ilyess El-Kortbi avait également décrit à Reporterre un mouvement climat exsangue, éreinté par la guerre et le décès de plusieurs de ses membres.
Des intérêts privés ont pu « profiter » de l’attention réduite des militants écologistes, selon Yehor Hrynyk. L’activiste cite en exemple un projet de station de ski dans le massif de Svydovets, au cœur des Carpates. En temps de paix, ce projet « inutile » était fortement critiqué par le mouvement écologiste. Son commanditaire, l’oligarque Ihor Kolomoisky, aurait « accéléré » son processus de construction depuis le début de la guerre.

Aujourd’hui perçues comme secondaires, les pollutions et destructions causées par la guerre constituent une bombe à retardement pour la population ukrainienne. « Les menaces sur la nature sont immédiates, alerte Yehor Hrynyk. L’Ukraine n’a pas le temps d’attendre la fin de la guerre ou son entrée dans l’Union européenne, il faut agir maintenant. »
Après avoir été reçue, mercredi 30 novembre, à la commission des Affaires étrangères et à celle du développement durable à l’Assemblée nationale, la délégation dont il fait partie doit encore rencontrer des membres du mouvement climat français, puis se rendre à Bruxelles. Via ces échanges, elle espère convaincre l’Union européenne de créer une mission de surveillance internationale spéciale pour documenter l’écocide en cours, et d’octroyer des aides financières environnementales au pays. Une fois la guerre finie, Natalia Gozak confie espérer l’avènement d’une Ukraine « verte », « et non une restauration suivant les anciens principes de l’Union soviétique. »