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« Une forêt volatilisée, ce sont des liens à jamais brisés »

« Les arbres sont des êtres vivants dont la chute blesse un écosystème dans son ensemble », dit le géographe Damien Deville.

Les tempêtes qui fragilisent les arbres sont l’occasion de « retisser des liens symboliques et mémoriels avec eux », dit l’auteur de cette tribune. Et de prendre soin de ceux qui sont encore debout.

Damien Deville est géographe et militant écologiste.


Il existe, au plus profond des territoires, des récits de la compassion. Les dénicher, afin qu’ils puissent enrichir les archives du monde, est sans doute la plus belle mission d’une géographie de métier. Le texte qui suit est l’un de ces récits. Il nous vient d’un temps lointain, quelque part dans une savane ouest africaine :

« Il y a fort longtemps, lorsque les arbres savaient marcher, ils s’assirent en rond et eurent une grande discussion sur l’avenir des humains, dans leur propre langue. Le plus grand des arbres, connu pour être le plus sage, donna aux humains les secrets du feu et du fonctionnement des étoiles. Le sycomore promit la beauté et l’élégance. Le baobab offrit la force et le courage tandis que le bougainvillier proposa la paix et la douceur. Tous les arbres présents donnèrent ainsi l’une de leurs qualités aux humains. »

L’histoire ne s’arrête pas là.

« Lorsque le dernier d’entre eux prit la parole, il s’inquiéta :
— Et si les humains perdaient nos vertus ? demanda-t-il.
— Alors nous souffririons, répondit le plus sage des arbres. Mais un jour, quelqu’un saura lire dans nos écorces brûlées et nos feuilles déchirées l’origine du mal qui les ronge. Et peut-être nous guérira-t-il. Nous sommes maintenant liés à eux, et ce que nous leur donnons trouvera un jour son propre chemin. »

« L’arbre est un élément essentiel de nos écosystèmes »

Le récit que vous venez de lire rappelle une chose essentielle : une forêt volatilisée sous les cendres, un arbre couché par la tempête, un bosquet écrasé par les bulldozers, ne constituent pas seulement des bois brûlés et des troncs arrachés. Ce sont des liens qui soutiennent et qui solidifient les sociétés qui sont à jamais brisés. L’arbre est un élément essentiel de nos écosystèmes, c’est par lui que l’oiseau s’exprime, que l’insecte a un abri, que la biche se fraie un chemin. C’est aussi par lui que les sociétés proches comme lointaines ont construit un ordre symbolique, autant de valeurs qui permettent de résister à l’aliénation du verbe, du tout machine et du tout informatique.

Perte de repères

Le « hêtre de Ponthus » a rompu sous la tempête Ciaràn. Il était considéré comme le gardien des ruines du château du même nom ravagé en 1372. La science, quant à elle, l’avait âgé de plus de 300 ans. L’arbre séculaire, au-delà de son propre intérêt écologique, était une mémoire vivante. Il guidait les esprits vers ce qui fût, comme un pont entre celles et ceux qui composaient le territoire hier et celles et ceux qui, en train de naître, le dessineront à leur tour demain.

Les symboles, s’ils exagèrent le réel, restent importants pour nourrir des liens d’usage et d’affection à des lieux. Ils teintent nos sociétés de considérations, ils valorisent les courbes oniriques des paysages, fenêtres vers la rêverie, échappatoire à la morosité. Ils structurent des économies et des patrimoines que nous avons maintenant en héritage. Ils repeuplent nos territoires, nos cartes et nos projections. Ils nous démontrent que face aux crises que nous traversons, la flèche du temps n’a pas qu’un seul sens et que nous ne sommes finalement limités que par les barrières que nous imposent notre propre imagination.

« Nous considérons peu les besoins des arbres » : ici, une coupe rase. © Mathieu Génon / Reporterre

Sans ces arbres qui nous révèlent sans cesse qui nous sommes, nous perdons un cadre et des repères. Nous perdons notre capacité à diversifier les relations à l’échelle des territoires, et par extension la capacité à nous émanciper. La relation n’est-elle pas synonyme d’universel comme aimait le dire si bien le poète Édouard Glissant ?

Les arbres nous ancrent pourtant nous nous en éloignons

La tempête Ciaràn, les feux de forêts qui ont griffé les écosystèmes lors des étés chauds, toutes ces catastrophes dont les arbres sont les premières victimes, témoignent aussi des fragilités que nous leur imposons : notre utilisation des sols affaiblit leurs systèmes racinaires et limite leur espace d’expression. Nous considérons peu les besoins des arbres et nous manquons de réflexions ambitieuses sur la qualité des sols et le soin à leur apporter, pourtant mère de la pérennité des écosystèmes et donc des modes de vie associés.

Ce manque de considération s’est aussi traduit dans les mots utilisés par les médias pour parler des catastrophes : la chute des arbres est définie comme une perte « matérielle ». Cette sémantique a une longue histoire : elle prend racine dans le tout numérique qui nous empêche de voir l’altérité présente dans le moindre milieu de vie. Dans la pensée de Descartes et de ses contemporains qui considèrent chaque arbre comme une ressource pour le bois et les fruits.

« Sans ces arbres qui nous révèlent sans cesse qui nous sommes, nous perdons un cadre et des repères. »

Dans ce moment fondateur où Moïse reçoit les dix commandements sur le mont Sinaï soit des injonctions pour l’humain par rapport à l’humain, sans considérer les milieux qui soutiennent pourtant n’importe quelle relation humaine, sans considérer cette simple phrase qui pourrait synthétiser à elle seule la pratique de la géographie : nous sommes en liens car nous sommes en lieux !

Rappelons-le sans trembler, les arbres sont des êtres vivants dont la chute blesse un écosystème dans son ensemble et une mémoire dans son intègre vitalité. Les tempêtes qui les fragilisent sont l’occasion de retisser des liens symboliques et mémoriels avec eux, prendre soin de ceux qui sont encore debout, aider les nouveaux à grandir.

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