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Culture et idées

Une leçon africaine pour repenser le partage de la Terre

Les gardiens de la Terre, explique l’autrice, ont pour mission de préserver les sols de toute appropriation.

Dans son essai La souveraineté de la Terre. Une leçon africaine sur l’habiter, Danouta Liberski-Bagnoud oppose à l’ordre capitaliste, les sociétés voltaïques, gardiennes de l’habitabilité de la Terre.

Récemment, vous avez peut-être reçu un courrier d’une ONG rapportant les méfaits de l’accaparement des terres en Afrique au profit de projets industriels, miniers ou d’agrobusiness. Pour y remédier, l’unique solution, avance-t-elle, serait que tous les paysans africains accèdent à la propriété privée, afin de protéger leurs terres. Une conclusion que critique l’anthropologue Danouta Liberski-Bagnoud dans son essai La Souveraineté de la Terre. Une leçon africaine sur l’habiter (Le Seuil).

Une telle stratégie, explique-t-elle, procède autant du néocolonialisme que de l’accaparement des terres par des acteurs étrangers, car elle installe le système juridique européen sur un continent qui connaît encore d’autres manières d’habiter la planète. Et ces habitudes méritent d’être préservées, sinon étendues, pour ce qu’elles nous apprennent d’autres rapports au monde.

Dans son ouvrage, Danouta Liberski-Bagnoud se concentre sur l’Afrique de l’Ouest, en proie, depuis la crise financière de 2008, à une ruée sur la terre. Dans le sillage de la pénurie alimentaire, des famines et des émeutes qui avaient suivi le krach économique, bon nombre de pays dits « en voie de développement » (Brésil, Chine, etc.) ont investi dans cette région pour y favoriser une agriculture commerciale susceptible d’alimenter leurs marchés. Outre le sol, c’est également le sous-sol du continent, riche en ressources minérales, qui attise la convoitise des multinationales étrangères.

Un habitat à partager

Mais pour l’anthropologue, l’actuelle razzia sur les terres ouest-africaines date d’avant 2008. Tout aurait commencé avec l’introduction de la propriété privée et la destruction des règles coutumières d’usage de la terre. L’autrice s’attarde longuement sur l’exemple burkinabé. La propriété privée y est née sous le régime communiste du capitaine Thomas Sankara (1983 – 1987). Baignés dans la culture marxiste occidentale, les militaires au pouvoir ont imposé par la force une loi de réorganisation agraire et foncière (RAF) « qui fait de l’État l’unique propriétaire de la terre ».

Grâce à cette RAF, l’État révolutionnaire a mené à Ouagadougou, la capitale, « des opérations brutales de réquisition dans l’un des plus anciens quartiers du centre-ville et dans des quartiers plus excentrés » et y a installé, en lieu et place des maisons traditionnelles, des lotissements modernes reliés aux réseaux d’eau et d’électricités, accessibles aux soutiens du nouveau régime. Les capitaines se sont ensuite acharnés contre les gardiens de la Terre coutumiers en « retirant tout fondement territorial à leur autorité et pouvoir ».

Dans les sociétés voltaïques, la Terre « organise toute la vie de la communauté villageoise », dit l’autrice. Wikimedia Commons

Car les gardiens de la Terre, auxquels l’autrice consacre de longues pages, sont au cœur d’un ordre du rite qui préserve la Terre de toute appropriation. Ainsi, à la différence du modèle propriétaire européen, les sociétés « voltaïques » — pour reprendre le vocable de la chercheuse — conçoivent la Terre comme un habitat à partager. Une formule rituelle revient souvent sous la plume de Liberski-Bagnoud : dans ces peuples, chacun est appelé à « trouver sa place où s’asseoir » ; en somme, à s’ancrer quelque part dans le monde pour y mener une vie bonne et heureuse. C’est pourquoi la Terre, antérieure à toute forme de vie, est explicitement placée hors de tout avoir.

Comme le disent ces gardiens : « La Terre ne nous appartient pas, c’est nous qui appartenons à la Terre. » Leur rôle est alors de rendre les terres de brousse habitables, notamment étrangères au village qui demandent une place où s’asseoir — par des rituels. Dans ce système de libre installation qui cultive le « nomadisme existentiel » propre aux peuples autochtones qu’évoquait l’anthropologue Barbara Glowczewski, on ne trouve nulle xénophobie envers les étrangers, car ceux-ci intègrent la communauté villageoise dès lors qu’ils ont respecté les rites et les interdits de la Terre.

Corrections indispensables

Ces sociétés « voltaïques » pourraient offrir l’une des innombrables voies de sortie autochtone au culte du développement. Pour Danouta Liberski-Bagnoud, leur système de pensée « apporte des corrections indispensables au modèle né sur les rives occidentales de l’Europe, afin d’en éviter les impasses mortifères tant sur le plan écologique que sur le plan anthropologique ».

Dans ce courant, la Terre est une construction politique « aussi abstraite que l’est pour nous l’État et qui, comme lui, organise toute la vie de la communauté villageoise ». De même que les peuples amérindiens étudiés par Graeber et Wengrow dans Au commencement était…, les Voltaïques ont inventé une philosophie politique qui se passe d’État. Celle-ci repose sur la dualité complémentaire entre gardiens de la Terre et les chefs ou rois coutumiers. Les premiers vivent dans la sobriété, car ils sont garants d’une autorité spirituelle et veillent au respect de la Terre ; les seconds font étalage de leur richesse et puissance, tout en étant contraints par un ensemble de rites qui les empêche d’accumuler les terres « au détriment du reste de la collectivité ». Ici, les Voltaïques ont érigé une figure de la souveraineté de la Terre limitant le despotisme des puissants, qui pourraient menacer l’habitabilité du globe.

Aujourd’hui, le marché capitaliste a remplacé les chefs coutumiers. À cet ordre économique qu’il impose, les Voltaïques opposent un ordre du rite, qui fait de la Terre non pas une ressource à exploiter, mais un corps où vivent les humains. Aussi, cette « leçon africaine sur l’habiter » en recèle en vérité deux. D’une part, comme l’ont suggéré Sophie Gosselin et David gé Bartoli dans La Condition terrestre, qu’il faut se tourner vers les indigènes pour dénicher de nouveaux modes de vie émancipés du capitalisme. Et, d’autre part, qu’il ne faut pas déconsidérer le rite au nom de la raison, car ce dernier est capable de fixer des bornes, y compris au marché.

La Souveraineté de la Terre. Une leçon africaine sur l’habiter, de Danouta Liberski-Bagnoud, aux éditions Le Seuil, 2023, 464 p., 25 euros.

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