Union des gauches : l’horizon s’assombrit

Elsa Faucillon, Manon Aubry, Marie Toussaint, le 18 novembre sur la scène du Ground Control à Paris. - © Mathieu Génon/Reporterre
Elsa Faucillon, Manon Aubry, Marie Toussaint, le 18 novembre sur la scène du Ground Control à Paris. - © Mathieu Génon/Reporterre
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Les organisateurs de la Primaire populaire ont réuni leurs forces à Paris jeudi 18 novembre. Christiane Taubira, Clémentine Autain ou encore Marie Toussaint sont venues dire la nécessité d’une union de la gauche pour l’élection présidentielle. Une perspective que n’envisagent pas (encore ?) les états-majors des partis concernés.
Paris, reportage
Comment faire d’un mouvement citoyen une victoire électorale ? Voilà l’énigme que tente de résoudre la Primaire populaire à l’approche de l’élection présidentielle. Jeudi 18 novembre, les organisateurs de cette primaire, destinée à rassembler « humanistes et écolos » pour faire bloc contre le camp identitaire, tenaient leur premier grand rassemblement. Lors d’une convention au Ground Control, « lieu de vie culturel, indépendant et engagé » du 12ᵉ arrondissement de Paris, les organisateurs ont rassemblé citoyens, militants, acteurs du monde associatif, politiques, et intellectuels pour débattre autour d’un socle d’idées communes.
D’emblée, le ton est donné. « Si je suis là, c’est parce que je flippe », lance en préambule Mathilde Imer, porte-parole de la Primaire, et architecte de la Convention citoyenne sur le climat. « À chaque fois, j’ai la sensation de me prendre un mur. Le mur du politique qui ne fait pas ce qu’il faut pour protéger notre avenir. » Face à une diversion zemmourienne étouffant l’espace médiatique par les questions de sécurité et d’immigration, l’enjeu est de taille pour ces citoyens déçus et malmenés par le quinquennat d’Emmanuel Macron. L’activiste cite pêle-mêle la hausse des prix à la consommation, les injustices sociales, et l’échec de la COP26. Intitulé « Vivement un front populaire écologique », l’événement vise à montrer que les combats contre le racisme, la précarité et le réchauffement climatique s’entremêlent, et qu’un front commun est possible. Surtout, il fait un constat simple : sans rassemblement, la gauche n’a aucune chance pour 2022.

Conscients des embûches qui les attendent, ces jeunes militants s’engagent dans une lutte à long terme pour obtenir l’union. Au-delà, c’est une transformation en profondeur d’une société toujours consumériste qui est attendue. Celle d’un monde où justice sociale et lutte contre le réchauffement climatique ne font qu’un. Cette prise de conscience plus globale semble en tout cas faire son chemin. Outre la « vague verte » qui a déferlé dans les grandes villes de France lors des élections municipales de 2020, cette année, la question de l’environnement s’est hissée à la seconde place des priorités de Français.

Prenant à bras-le-corps les questions du progrès, de l’Union européenne, ou encore de la laïcité, les débats sont portés par des figures de la gauche politique comme Manon Aubry (La France insoumise, LFI), Marie Toussaint (Europe Écologie-Les Verts, EELV), ou encore Elsa Faucillon (Parti communiste français, PCF). À leurs côtés, des associatifs, acteurs et actrices de terrain comme Fatima Ouassak — porte-parole du Front de mères qui vient de lancer, en coopération avec Alternatiba, Verdragon, une « maison de l’écologie populaire » à Bagnolet — Élodie Nace, porte-parole d’Alternatiba, et l’économiste Aurélie Trouvé, ancienne porte-parole d’Attac.
10 mesures pour un programme commun
Comme pour anticiper les critiques, Mathilde Imer assure : « Cette soirée n’est pas un atterrissage, elle n’est pas la première étape vers le lancement d’un parti politique, ils sont déjà trop nombreux. Il ne s’agit pas non plus de transformer la Primaire populaire en un mouvement citoyen. Tout ce que nous souhaitons, c’est influer sur le débat public, et contribuer à la recomposition politique. » Portée par l’association 2022 ou jamais, la Primaire populaire a établi un programme commun : dix grandes mesures sur le climat, l’emploi, les libertés… Avec notamment le remplacement de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) par une autorité indépendante, une taxe sur les produits agricoles importés, ou encore la reconnaissance du vote blanc.

Mi-octobre, 130 000 personnes ont désigné cinq femmes et cinq hommes qui seront départagés lors d’un vote prévu en janvier 2022. Parmi elles, trois candidats de gauche déclarés dans la course à l’Élysée : la socialiste Anne Hidalgo, l’écologiste Yannick Jadot, et l’insoumis Jean-Luc Mélenchon — que les organisateurs de la primaire espèrent convaincre de rallier leur processus. Mais aussi, Christiane Taubira et François Ruffin, qui ont déjà indiqué qu’ils ne se présenteraient pas à l’élection suprême. « Il y a une urgence à ne pas louper l’échéance, insiste Théo, 28 ans, responsable administratif finance de la Primaire populaire. On ne peut pas perdre cinq ans de plus, et il faut que la gauche l’entende. » Pour l’heure, aucune étude ne donne l’un des sept candidats de gauche au second tour du scrutin. Publiée le 11 octobre, une enquête Harris Interactive créditait Jean-Luc Mélenchon de 11 %, le hissant tout juste à la cinquième position.

« Ailleurs, l’offre n’est pas intéressante, dit Patricia, 59 ans, venue assister à la soirée. La Primaire populaire m’intéresse, car elle est dans la droite lignée du mouvement des Gilets jaunes, j’y retrouve des revendications similaires », ajoute celle qui a participé aux mobilisations de protestation dès octobre 2018. La détermination des organisateurs semble en tout cas commencer à prendre.
Au total, plus de 165 000 personnes ont, à ce jour, adhéré à la Primaire populaire, dépassant le nombre de votants à la primaire ouverte des écologistes qui a compté, en octobre dernier, 122 000 participants. « On a un nouvel adhérent toutes les 30 secondes ! Nous avons réussi à lever 600 000 euros, alors qu’il y a à peine six mois, personne ne nous connaissait », se réjouit Clément Pairot. Responsable du pôle mobilisation, le trentenaire a d’abord participé à la campagne du démocrate Bernie Sanders, en 2016, aux États-Unis, d’où il a rapporté le savoir-faire de l’organizing — du nom de cette méthode militante qui vise à l’empowerment de celles et ceux pour qui la prise de pouvoir était jusqu’ici inenvisageable. En guise d’ascension, le militant cite également « le serment de Romainville ». Sous la houlette du maire de Romainville (Seine-Saint-Denis), refusant de « parrainer un naufrage », une centaine d’élus de gauche s’engagent à suspendre leurs signatures de parrainage tant que les conditions du rassemblement ne sont pas réunies.

« Nous arrivons à regrouper beaucoup de personnes qui ne votent plus, des personnes, souvent jeunes, que les candidats n’arrivent plus à toucher », enchérit Théo. En juin dernier, 87 % des 18-24 ans ne sont pas allés voter aux élections régionales, et 83 % des 25-34 ans. La jeunesse qui caractérise le mouvement a, d’ailleurs, été saluée, pendant la soirée, par Christiane Taubira, en visioconférence depuis la Guyane. Entraînant une ovation debout, elle a reconnu « le basculement générationnel » qui « s’exprime avec des armes nouvelles » d’une jeunesse « qui définit elle-même ses priorités ».

Malgré tout, la capacité de la Primaire populaire à mobiliser plus concrètement interroge. Si les velléités de transformation profonde de la société emportent l’adhésion, les débouchés politiques semblent encore confus. Médiatiquement, le mouvement a mis du temps à émerger. Pour devenir visible dans l’espace public, et faire monter la pression, les militants organisent, depuis quelques jours, des sit-in devant les sièges de La France insoumise, Europe Écologie-Les Verts, et du Parti socialiste. Sur leurs panneaux : « Zemmour au 2ᵉ tour : à qui la faute ? », « PS, LFI, EELV : on ne vous le pardonnera pas » ou encore « 2022 ou jamais ! » Dans la pénombre de la soirée, un militant s’interroge auprès d’une amie : « Ça fait quatre jours que je suis devant le siège de LFI, et je n’ai vu aucun responsable politique. J’espère être à la bonne adresse… » Partant du principe que ce dernier était au bon endroit, ne pourrait-on pas voir, ici, le symbole de l’indifférence des cadres des partis de gauche ?
« Si tous les dégoûtés s’en vont, il ne reste que les dégoûtants. »
Loin de l’objectif espéré de 300 000 personnes inscrites en octobre, la Primaire populaire peine à convaincre les candidats. « La vérité, c’est qu’il n’y a pas un nombre assez important de votants pour installer un rapport de force », nous dit un député Insoumis qui « n’y croi[t] pas du tout », mais ajoute aussitôt : « L’histoire n’est pas terminée ». Si elle « salue toutes les initiatives permettant de mettre des gens autour d’une table pour discuter », la conseillère EELV de Paris Raphaëlle Rémy-Leleu est dubitative. « Actuellement, le parti est concentré sur sa campagne, et c’est important. Nous sortons d’une primaire où les débats ont été riches, d’une haute tenue. La question, maintenant, c’est : comment gagne-t-on 2022 ? Mais je ne sais pas si celle-ci doit être abordée avec les personnes présentes. » Assise autour d’une grande table, dans les coulisses, la députée LFI Clémentine Autain vante sa « sympathie » pour un « mouvement dont la colère contre l’éclatement de la gauche est salutaire ». En 2019, au sortir d’élections européennes catastrophiques pour la gauche, Elsa Faucillon et elle avaient tenté de tirer la sonnette d’alarme en lançant un « big bang » pour engager la reconstruction d’une gauche « en miettes, désertées par une très grande partie des classes populaires ». « Il aurait fallu créer des convergences », explique-t-elle.

Tous s’accordent pour dire que la recherche d’un front populaire écologique est un souffle d’espoir bienvenu. « Le fait d’y croire permet une utopie », conclut Anna-Agueb-Porterie, candidate à la Primaire populaire, et cofondatrice de la plateforme Notre maison brûle. « En politique, il faut entrer dans le système pour le renverser, parce que, si tous les dégoûtés s’en vont, il ne reste que les dégoûtants. » Les dix candidats ont jusqu’au 30 novembre pour dire s’ils souhaitent être maintenus dans le processus ou non. Viendra ensuite le vote, du 13 au 16 janvier, dans un scrutin au jugement majoritaire. À trois mois de l’élection présidentielle donc. Le militant Clément Pairot met en garde celles et ceux qui ne souhaiteraient pas jouer le jeu : « Si les candidats refusent, on fera tout pour quand même faire exister un rassemblement, mais on changera de ton et de méthode. »