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ReportageMonde

À Jakarta, des millions d’habitants menacés par la montée des eaux

Régulièrement inondée et en train de s’enfoncer, Jakarta a besoin d’une bouée de sauvetage. Dans la capitale de l’Indonésie, habitants comme pouvoirs publics se démènent face au défi colossal de garder l’immense cité vivable.

Vous lisez la première partie de l’enquête « L’Indonésie face au changement climatique ». La deuxième est ici : « La forêt de Bornéo sacrifiée pour une ville dont presque personne ne veut ».

Jakarta (Indonésie), reportage

On peut vivre juste à côté de l’océan et ne jamais le voir. C’est le cas des habitants de Muara Baru, quartier populaire du nord de Jakarta, qui résident à l’abri d’un long mur les protégeant des flots.

La curieuse architecture de ce quartier, situé en dessous du niveau de la mer, saute aux yeux lorsqu’on s’y promène : le plancher de la maison de Riri est un bon mètre plus haut que celui de sa voisine Ponyem, avec qui elle papote dans la rue.

Cela permet à Riri d’être moins touchée par les inondations qui affectent régulièrement le quartier. « Quand la pluie arrive, on monte nos affaires à l’étage, si on en a un, raconte Ponyem. Il suffit d’une pluie d’une heure ou deux pour que l’eau s’accumule dans la rue. »

© Louise Allain / Reporterre

La capitale de l’Indonésie, l’ancienne Batavia, a depuis longtemps un grave problème d’inondations, à tel point qu’on dit souvent de cette ville qu’elle « coule ». Le président indonésien, Joko Widodo, invoque cette raison pour justifier la construction d’une nouvelle capitale, à 2 000 km de là.

En chantier sur l’île de Bornéo, on perçoit dans la description de cette ville — « verte », « planifiée », « dédiée à la mobilité active » — tout ce qu’on reproche à Jakarta, métropole de trente millions d’habitants bétonnée à l’extrême, chaotique et polluée.

Immense mégalopole aux dizaines de millions d’habitants, Jakarta est la première ville de cette envergure aussi frappée par le changement climatique. © Rémy Bourdillon / Reporterre

« Il y a trois composantes aux inondations de Jakarta, expose l’urbaniste Nirwono Joga. D’abord, l’eau qui arrive en grande quantité des montagnes au sud de la ville lors de la saison des pluies, d’octobre à mars. Puis, ce que j’appelle les inondations locales, causées par un réseau d’égouts vieux et bouchés qui ne peut évacuer l’eau. Et enfin, la submersion par l’océan. » Ce dernier facteur est tellement fréquent que la langue javanaise a inventé un mot pour le décrire, rob.

La ville qui s’enfonce

Pour ne rien arranger, une grande partie de la ville s’enfonce d’au moins cinq centimètres par an, et même de plus de dix centimètres près de la côte, où les sols sont plus mous, d’après les mesures menées par Heri Andreas, chercheur en géodésie à l’Institut de technologie de Bandung.

« Plus de la moitié de la population pompe l’eau de la nappe phréatique pour ses besoins quotidiens, explique cette sommité indonésienne du phénomène, nommé subsidence. Or, l’eau présente dans un aquifère exerce une certaine pression ; si on la retire, cette force diminue, ce qui provoque l’affaissement du sol. »

Le mur côtier vu depuis Muara Baru. © Rémy Bourdillon / Reporterre

On peut ralentir voire arrêter la subsidence en cessant de puiser de l’eau, mais jamais l’inverser. Ce qui est aujourd’hui sous le niveau de la mer (soit plus de 20 % de Jakarta, le pire endroit atteignant 4,6 m en hauteur accumulée) le restera donc toujours.

« À Muara Baru, secteur le plus affecté, la subsidence est passée de vingt-cinq à onze centimètres par an depuis la fermeture d’usines de production de glace puisant l’eau, dit le chercheur. Par contre, près de l’aéroport, où de nombreuses industries se sont récemment installées, elle est passée de cinq à dix centimètres par an. »

Ailleurs, on continue à construire de lourds gratte-ciels, qui pompent à leur tour l’eau du sol et augmentent sa compaction. Il y a quelques années, cela a poussé Heri Andreas à sonner l’alarme : si rien n’est fait, 95 % de la zone côtière de Jakarta sera menacée par le rob, estime-t-il.

Malgré un problème de subsidence bien établi, les gratte-ciels continuent de pousser à Jakarta, entraînant une compaction du sol. © Rémy Bourdillon / Reporterre

Les gouvernements national et provincial ne restent pas les bras croisés, assure la députée Ida Mahmudah, qui dirige la commission chargée de cette question au parlement régional. Des bassins ont été creusés en amont de la ville pour stocker l’eau qui ruisselle des montagnes. Sur les 38 km que doit faire le mur côtier, 20 ont déjà été construits.

Les treize cours d’eau qui traversent Jakarta sont régulièrement dragués pour augmenter leur capacité d’écoulement. Un tunnel qui doit dévier une partie du débit du plus grand, le fleuve Ciliwung, vient d’être inauguré. En période de crue, des pompes aspirent l’eau de la ville pour la rejeter plus haut, dans la mer…

Un dispositif de pompage pour envoyer l’eau vers le Ciliwung lors des inondations. © Rémy Bourdillon / Reporterre

Les résidents rencontrés par Reporterre disent constater de réelles améliorations. Fini les grandes inondations qui laissaient un mètre de boue dans les maisons et en emportaient même certaines, affirme Siti Anah, 72 ans, qui vit sur les berges du fleuve Ciliwung.

Cependant, cet équilibre est fragile, et pas seulement parce qu’il suffirait d’une brèche dans le mur côtier pour causer une catastrophe. « La ville est bâtie dans une zone plane et marécageuse, alors l’eau va toujours revenir, prévient l’architecte Elisa Sutanudjaja, directrice du Centre Rujak d’études urbaines. Et les changements climatiques apportent des pluies de plus en plus intenses et imprévisibles. »

Maisons construites sur les berges du Ciliwung, dans le centre-ville de Jakarta. © Rémy Bourdillon / Reporterre

Alors, comment sauver Jakarta une fois pour toutes ? Demandez à un urbaniste comme Nirwono Joga et vous obtiendrez un plan détaillé : élargir les rivières, changer les canalisations, créer des parcs pour infiltrer l’eau, réhabiliter le bord de mer grâce à des mangroves, et surtout construire des HLM pour relocaliser ceux qui vivent dans les zones à risque ou dont les habitations précaires envahissent parfois le lit des rivières…

« Pour les pêcheurs, vivre loin de la mer est inconcevable »

Mais promenez-vous dans les petites rues où se mêlent les odeurs d’égout et de poulet frit, et vous saisirez la difficulté de la chose : peu de gens sont prêts à abandonner leur quartier et leurs amis pour un immeuble, et pas seulement parce qu’ils passeraient alors du statut de propriétaires à celui de locataires.

« Comment je ferais pour gagner ma vie dans un HLM, où l’on ne peut pas avoir de commerce ? », s’interroge ainsi Riri, qui a une petite boutique au rez-de-chaussée de sa maison de Muara Baru.

Khalil Charlim à son retour de la pêche. Sur la rive, on peut voir les coquilles de moules déversées par les habitants de Muara Angke pour protéger leur quartier. © Rémy Bourdillon / Reporterre

« Pour les pêcheurs, vivre loin de la mer est inconcevable, ne serait-ce que parce qu’ils doivent surveiller leur matériel, explique Susan Herawati, secrétaire générale de l’association Kiara qui soutient cette communauté. De plus, c’est injuste de blâmer les gens qui vivent au bord de la mer ou des rivières pour les inondations quand les responsables sont tous les habitants de cette ville, et surtout une très mauvaise planification urbaine. »

Notamment un système d’adduction d’eau défaillant, qui ne ravitaille que 35 à 60 % de la population, selon les sources. « Beaucoup de gens disent que l’eau est trop chère et que le débit est trop faible, raisons pour lesquelles ils préfèrent utiliser l’eau souterraine, même si elle est contaminée à l’Escherichia coli », explique la députée Ida Mahmudah.

La moitié de la ville pour Suez

Pourtant, initiée en 1997 à la suite des conseils de la Banque mondiale, la privatisation du système de distribution d’eau — qui a vu la compagnie française Suez obtenir un contrat pour la moitié de la ville — était censée améliorer la desserte.

Un échec, d’autant plus que la Cour suprême indonésienne a déclaré cette privatisation illégale en 2017. Le gouvernement régional entend maintenant construire un aqueduc relié au lac artificiel de Jatiluhur, à 70 km de là, et approvisionner Jakarta à 100 %.

Ce résident de Jakarta utilise de l’eau pompée dans le sous-sol. © Rémy Bourdillon / Reporterre

Elisa Sutanudjaja pense qu’il est possible de reloger les populations à risque tout en répondant à leurs besoins. Non loin de la mer, elle a supervisé la construction d’une coopérative d’habitation nommée Kampung Akuarium sur les ruines d’un quartier de bicoques évincé de force en 2016.

Les 240 familles expulsées ont poursuivi le gouvernement en justice et sont parvenues à une entente leur permettant de revenir vivre à cet endroit. « C’est eux qui ont fait les plans, et notre équipe les a assistés pour leur dire ce qui était possible ou non sur le plan réglementaire », raconte l’architecte.

Vue d’ensemble de Kampung Akuarium. © Rémy Bourdillon / Reporterre

Quatre des cinq immeubles de Kampung Akuarium ont déjà été bâtis grâce à un fonds dédié au logement social auquel doivent contribuer les promoteurs immobiliers actifs ailleurs en ville. L’ensemble dispose de son propre bassin de rétention pour gérer ses eaux de pluie, et les résidents se partagent les tâches d’entretien et de surveillance du complexe.

Laverie et service de traiteur

« Pour réduire les frais de maintenance, ils ont aussi lancé collectivement une laverie et un service de traiteur, et ils ont un bateau qu’ils louent aux touristes, ajoute Elisa Sutanudjaja. Ils ont aussi le droit d’avoir une activité commerciale individuelle dans leur appartement, comme une petite boutique. »

Les logements donnent sur de larges couloirs qui reproduisent l’ambiance conviviale des quartiers populaires, où chacun prend l’air devant sa porte et discute avec les voisins.

L’entrée du tunnel qui doit dévier une partie du débit du Ciliwung. © Rémy Bourdillon / Reporterre

Mais même si ce modèle est plus acceptable socialement et commence à être copié ailleurs dans la capitale, un problème sur lequel tous nos interlocuteurs s’accordent demeure : le rythme de construction des HLM est loin d’être suffisant pour répondre aux besoins. Alors, dans les quartiers déshérités, on s’adapte comme on peut.

Ainsi, à Muara Angke, un bidonville de planches et de tôles au bord de l’océan, les habitants tentent de surélever le sol en y déposant les coquilles des moules rapportées par les pêcheurs. Ici, le rob frappe de plus en plus souvent, tous les mois selon Khalil Charlim, un pêcheur

Pour lui, le coupable est tout désigné : deux îles artificielles qui ont été aménagées non loin de là. « En plus, à cause d’elles, on doit aller plus loin pour pêcher », tonne cet homme qui a participé à la protestation qui a réussi à stopper le projet de quarante milliards d’euros dont elles devaient être la première étape : 17 îlots sortis des flots, livrés aux promoteurs immobiliers, et un mur en pleine mer pour protéger la côte…

Les femmes de Muara Angke nettoient les moules fraîchement rapportées par les pêcheurs. © Rémy Bourdillon / Reporterre

Une histoire symptomatique du mal qui ronge l’Indonésie, et que résume Susan Herawati de Kiara : « On aime bien résoudre les problèmes causés par le béton en coulant encore plus de béton. »

L’observation peut s’appliquer au fragile mur qui protège Jakarta contre la mer, mais aussi au chantier de Nusantara, la nouvelle capitale, qui, pour trente milliards d’euros, permettra au mieux de soulager la métropole de deux millions de ses résidents. Autant d’argent qui ne pourra être investi dans toutes les petites villes côtières d’Indonésie qui, elles aussi, s’enfoncent en silence.

Près de Muara Baru, cette écluse est dotée d’un système de pompage pour renvoyer l’eau vers la mer. © Rémy Bourdillon / Reporterre

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