La forêt de Bornéo sacrifiée pour une ville dont presque personne ne veut

Le chantier de l'autoroute IKN-Balikpapan vu des airs. - © Pokja Pesisir
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Monde Forêts tropicalesL’Indonésie construit à toute vitesse une nouvelle capitale sur l’île de Bornéo, censée devenir un modèle de ville écologique. Mais sur place, habitants et écologistes dénoncent la vaine destruction causée par le chantier.
Vous lisez la seconde partie de l’enquête « L’Indonésie face au changement climatique ». La première est ici.
Nusantara (Indonésie), reportage
Jamais la forêt de Bornéo n’a été aussi animée : sur des kilomètres à la ronde, dans une poussière étouffante, pelles mécaniques et rouleaux compresseurs tracent de larges avenues, tandis que des camions acheminent à la queue leu leu ciment et ponceaux.
Tard le soir, le long de ce qui est encore l’unique route goudronnée de la région, des bus déversent des flots d’ouvriers vêtus de vestes fluo devant leurs dortoirs. « Leur salaire est doublé s’ils travaillent jusqu’à 22 h », explique un contremaître originaire de Sumatra, à 2 000 km de là, attablé à l’un des nombreux petits restaurants qui ont poussé le long de cet axe.

Tout cela pour accomplir le rêve d’un homme, le président indonésien, Joko Widodo, qui entend inaugurer sa nouvelle capitale en août 2024 depuis un palais présidentiel à l’architecture évoquant l’homme-oiseau Garuda, l’emblème national.
Celui qu’on appelle Jokowi a annoncé la construction de Nusantara (« archipel », en indonésien) en avril 2019, quelques jours après sa réélection, en promettant que cette ville permettra de réduire les inégalités régionales dans un pays de 270 millions d’habitants où l’île de Java concentre plus de 55 % de la population et de l’économie. Mais aussi de décongestionner Jakarta, polluée et menacée d’engloutissement.

Ralenti par la pandémie de Covid-19, le chantier a démarré l’an dernier, à toute vitesse pour rattraper le temps perdu. À terme, IKN (ainsi qu’on désigne la nouvelle ville en Indonésie, pour Ibu Kota Negara, la « capitale nationale ») occupera 256 000 hectares, soit 24 fois la superficie de Paris. Et déjà, les heurts qu’elle provoque avec la population et la faune sont bien visibles.
Ainsi, dans le village de Sepaku, des autochtones de l’ethnie balik ont vu leurs terrains réquisitionnés pour une poignée d’euros du mètre carré par la compagnie qui construit un des deux réservoirs destinés à alimenter Nusantara en eau potable.

Basri et Bunga, un vieux couple qui, comme bien des Indonésiens, utilisent un seul nom (contrairement à la combinaison prénom-nom de famille plus répandue dans le monde), ont même vu leur unique hectare de rizière être remblayé.
« Ça leur coûte moins cher de déposer la terre là que de la sortir du site »
« Ça leur coûte moins cher de déposer la terre là que de la sortir du site, se désole Basri, 80 ans. Maintenant, on nous demande de partir, mais on ne sait pas à quelles conditions : il n’y a aucun critère pour les compensations. »

De l’autre côté de la rivière qui coule dans le village, Mustafa, président d’une petite association de fermiers, dénonce lui aussi un processus opaque, dans lequel il faut sans cesse se battre pour glaner des informations.
Il y a six mois, un immense mur a été érigé derrière sa maison, lui faisant perdre une bande de terre mais aussi son accès à l’eau. « On puisait dans la rivière pour nos besoins quotidiens, relate-t-il. Depuis que nous avons protesté, un camion vient nous apporter de l’eau gratuitement, mais en quantité insuffisante. »

Plus loin, c’est la construction d’un nouvel aéroport qui cause des frictions avec des résidents. Tout cela fait dire à Saparuddin, un chef de l’ethnie paser, que le chantier est la conclusion d’un processus de colonisation débuté il y a un demi-siècle.
« Les terres que nous utilisions ont été données à d’autres »
« Les terres que nous utilisions pour la chasse ou l’agriculture ont été données à d’autres », s’indigne-t-il dans son village de Binuang, en plein cœur du Ring 1, la zone centrale (6 700 ha) de la future capitale.
Dans les années 1970, le président Soeharto commença par donner des concessions pour l’exploitation du bois à des compagnies forestières. Puis, s’inquiétant (déjà) de la population grandissante de Java, il offrit des parcelles à qui voulait bien s’installer au Kalimantan, la partie indonésienne de Bornéo où, depuis, plantations de palmiers à huile et mines de charbon ont chamboulé le paysage.

Très sensibles à la destruction de leur habitat, les orangs-outans sont particulièrement menacés. Ces symboles de Bornéo ne sont plus qu’une centaine de milliers sur l’île grande comme la France, contre 230 000 il y a un siècle.
En mai dernier, une vidéo montrant un orang-outan traversant le chantier de l’autoroute de 33 km qui reliera IKN à la ville portuaire de Balikpapan a fait scandale. « Cette route coupe les corridors écologiques naturels qu’utilisent les animaux lorsqu’ils se déplacent entre forêt protégée et forêt côtière », se lamente Mapaselle, directeur de Pokja Pesisir, une association écologiste de Balikpapan.

Responsable de l’environnement et des ressources naturelles pour l’OIKN, l’institution chargée de la construction, Myrna Safitri se veut rassurante : « Cet orang-outan venait d’un sanctuaire animalier géré par une ONG locale dont nous soutenons le travail. Il a été immédiatement secouru, et nous avons demandé au ministère des Travaux publics de commencer la construction de deux passages artificiels pour les animaux sauvages. »
Une étude d’impact cachée
L’épisode confirme les activistes dans leur conviction que tout le travail nécessaire n’a pas été réalisé en amont. « Le gouvernement prétend avoir fait une étude d’impact environnemental, mais nous n’avons pas été invités à participer à son élaboration », déplore Fathur Roziqin Fen, directeur pour le Kalimantan oriental de l’ONG environnementale Walhi. « Pire, on ne nous permet même pas de la consulter ! »
Dans la baie de Balikpapan, où des ponts et des ports sont aménagés, on s’inquiète pour les nasiques qui fréquentent les mangroves et les dauphins de l’Irrawaddy, une espèce endémique qui raffole de l’eau saumâtre. « Le bruit les fait fuir vers l’aval, ce qui réduit leur territoire et compromet leur capacité à se reproduire ou à trouver de la nourriture », explique Mapaselle.

Pourtant, Myrna Safitri n’hésite pas à affirmer que le chantier bénéficiera aux mammifères marins : « Une étude de 2015 a montré que les populations de dauphins étaient en déclin, et un déversement pétrolier dont on ne connaît pas l’impact a eu lieu en 2018, explique-t-elle. Depuis que le chantier a commencé en 2022, nous mettons à jour les données, ce qui nous permettra d’adopter des mesures de conservation. »
Jokowi va plus loin en clamant que Nusantara sera une ville « verte », électrifiée grâce à des panneaux solaires et au futur complexe hydroélectrique de Kayan (9 GW) près de la frontière malaisienne.

Dans quelques années, les moteurs thermiques y seront interdits et les deux millions d’habitants auront recours à la mobilité active ou aux voitures électriques.
Seul un quart de la superficie totale sera bâti, et 65 % seront replantés. Cela est censé rendre la ville carboneutre en 2045, et même d’absorber jusqu’aux émissions de la construction, actuellement dépendante à 100 % d’énergies fossiles et nécessitant d’importer du ciment depuis d’autres îles…

C’est à se demander si IKN ne sera pas en fait la capitale de l’écoblanchiment. D’autant plus qu’au nord du Kalimantan, le gouvernement indonésien construit le plus grand parc industriel « vert » du monde.
Alimenté lui aussi par l’électricité de Kayan, il produira notamment des batteries de véhicules électriques avec le nickel extrait sur l’île voisine de Sulawesi, où des compagnies chinoises ont récemment ouvert plusieurs mines.
« Nusantara va devenir la vitrine de cette nouvelle industrie, qu’on nous vend en prenant le changement climatique comme prétexte », prédit Mareta Sari, coordonnatrice de Jatam, ONG qui suit de près les industries extractives de la région.

En parallèle, toute exploitation de charbon sera interdite dans le périmètre d’IKN. L’annonce a provoqué la multiplication de mines illégales, selon Pokja Pesisir, puisque certains cherchent à extraire tout de suite une richesse bientôt inaccessible. Ces trous qui criblent le territoire compliquent d’ailleurs la construction de la ville… et ne sont pas les seuls menaces qui planent sur le projet.
L’an dernier, l’urbaniste Nirwono Joga a fait partie d’une « équipe de transition » qui a mené à la création de l’OIKN, l’institution chargée de la construction. L’expérience l’a laissé circonspect.
« C’est un très mauvais endroit pour construire une ville »
« J’ai demandé plusieurs fois pourquoi le président avait choisi cet emplacement, et je n’ai jamais obtenu de réponse, raconte-t-il. C’est un très mauvais endroit pour construire une ville : il fait très chaud et humide, donc il faudra climatiser les bâtiments, même “verts”. L’accès à l’eau potable est difficile, le terrain est naturellement accidenté, et le sol offre un très mauvais drainage. »
Ironie suprême, alors que les inondations dont souffre Jakarta sont la principale raison évoquée pour déménager la capitale, d’importantes accumulations d’eau ont déjà été observées dans certains secteurs de Nusantara !

Sans doute cette localisation a-t-elle au moins permis de débuter la construction rapidement : le Ring 1 se trouve sur deux concessions forestières, dont celle du frère du ministre de la Défense (et candidat à la prochaine élection présidentielle), Prabowo Subianto — pas la personne la plus difficile à convaincre du bien-fondé du projet. « On peut penser que des compensations en argent ou en forêts exploitables dans d’autres régions ont été offertes, mais il n’y a aucune transparence », dit Mareta Sari, de Jatam.
Flop
Dernier nuage sombre, et pas le moindre : il est ardu de trouver le moindre Indonésien enchanté à l’idée de vivre à Nusantara, à deux heures de vol et 1 200 km de Jakarta. Ayant visité le site en juillet, Nirwono Joga prédit même que l’inauguration d’août 2024 sera un flop : « Le palais présidentiel sera terminé, ainsi que quelques ministères et des logements pour les fonctionnaires, mais c’est tout ! »
Hors de question toutefois pour Jokowi de reporter la cérémonie, puisqu’un autre président lui succédera en octobre 2024. Sachant qu’un des candidats, Anies Baswedan, se montre hésitant quant à la poursuite du chantier, il y a urgence à avancer le plus possible pour dissuader toute marche arrière.

« Jokowi prétend que de nombreuses entreprises veulent investir à Nusantara, mais aucune n’a commencé à y construire quoi que ce soit, poursuit l’urbaniste. Les investisseurs attendent le résultat de l’élection pour être sûrs que le projet va aller au bout. »
En d’autres termes, la construction se fait pour l’instant uniquement avec des fonds publics, et ce sont les contribuables indonésiens qui assument les risques. La nouvelle capitale sera un legs immense de Jokowi à son pays ; reste à savoir s’il sera positif ou négatif.
