À Strasbourg, le suicide d’un jeune Afghan souligne la détresse des migrants

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Déracinement, désespoir, attente interminable... Le suicide de Habib, jeune afghan, dans un camp strasbourgeois, jette une lumière crue sur la vie des migrants. « Si la politique migratoire reste inchangée, de tels drames se répèteront », dénonce une association.
- Strasbourg (Bas-Rhin), correspondance
Vers 8 h du matin, le 25 mai, la centaine de personnes qui vivent au parc du Glacis était réveillée par un hurlement. Le corps d’Habib Soroush, un demandeur d’asile afghan de 21 ans, venait d’être retrouvé pendu à un arbre à quelques mètres de l’autoroute qui surplombe le camp. Habib avait appelé le 115, numéro d’urgence pour les sans-abris, à des dizaines de reprises. Les possibilités d’hébergement étant saturées, on ne lui a jamais proposé de solution durable. « Il avait fait une demande pour avoir des cours de français, il voulait s’en sortir. Mais ces derniers temps il avait besoin d’aide, il était en détresse ! », explique Lahcen, un de ses voisins de tente.
Le soir même, sur la place de la Gare, lors d’un rassemblement en son hommage, les témoignages se succédaient : « Je suis venu pour chercher la liberté. J’aimerais juste pouvoir vivre normalement. Nous avons le sentiment que nous ne sommes rien ici », déclarait Mohammed. Edson évoquait ensuite « les dizaines de familles qui vivent dans des tentes, avec des enfants, parfois malades, sans accès à l’eau, sans toilettes… »

Contacté par téléphone, un psychiatre strasbourgeois qui a déjà pris en charge des migrants s’exprime, en gardant l’anonymat : « Ces personnes sont parties de chez elles, parfois en famille, mais très souvent seules. Elles subissent un déracinement violent, en arrivant dans un pays dans lequel elles n’ont aucun repère. Ces populations sont logiquement sujettes à des troubles psychologiques. Pour ceux qui ne sont pas hébergés, les problèmes sanitaires liés à la vie dehors n’arrangent rien. À cela s’ajoute la violence de la rue, les menaces, les vols... »
La Ville refuse régulièrement d’installer des sources d’eau potable dans les camps
Comment peut-on en arriver à de telles situations ? En France, un demandeur d’asile est censé recevoir soit 200 euros par mois et un logement, soit 400 euros par mois. Dans les faits, ce droit n’est pas toujours respecté. Rien qu’en 2018 dans le Bas-Rhin, 3.542 primo-demandeurs d’asile ont été enregistrés d’après la préfecture. Seules 3.299 places d’hébergement existent dans le département.
Ainsi, des centaines de personnes ne sont pas logées. Dans Strasbourg et aux alentours, ces demandeurs d’asile vivent dehors, souvent dans des tentes. Certains s’isolent, d’autres s’installent en petits groupes. Enfin, comme dans le camp du parc du Glacis (où vivait Habib Soroush) des individus se regroupent à plusieurs dizaines. Dans tous ces cas, les conditions de vie y sont difficiles voire critiques.
Sur le camp des Canonniers par exemple, plus au sud de Strasbourg, où vivaient presque 150 personnes dont des familles et une soixantaine d’enfants, il n’y a pas eu d’accès à l’eau et de toilettes pendant plusieurs semaines après sa création. Sous la pression de nombreux collectifs et associations locales, la municipalité a récemment fini par pallier ce manque.
Gabriel, du collectif D’ailleurs nous sommes d’ici, très actif sur le terrain, explique que les services de la ville refusent régulièrement d’installer des sources d’eau potable dans les camps : « D’après eux, cela provoquerait un appel d’air : l’afflux massif de nouvelles personnes. Cela justifie de priver des humains d’eau potable, au XXIe siècle, dans la capitale européenne. »

Marie-Dominique Dreyssé, adjointe au maire de Strasbourg, assure à Reporterre que la Ville s’investit beaucoup. Mais « le mieux, ce n’est pas de rendre viables des camps, c’est qu’ils soient démantelés et que tout le monde soit hébergé ! Malheureusement, cela n’est pas de notre compétence mais de celle de l’État. »
« Même les personnes hébergées sont dans une situation psychique difficile du fait de l’instabilité totale de leur situation »
Le 18 juin, le camp des Canonniers était démantelé. La quasi-totalité des 150 personnes qui y vivaient ont été évacuées en car vers un gymnase où leurs dossiers ont été examinés par les services sociaux. Certains ont ensuite bénéficié d’un hébergement, parfois à Strasbourg, parfois dans d’autres villes alsaciennes ou même dans d’autres régions. La préfecture indique que depuis 2017, neuf opérations de ce genre ont été réalisées, et ont abouti à 649 prises en charge de personnes. D’après Marie-Dominique Dreyssé, « il n’y a jamais eu d’arrestation ou de mise en rétention suite à ces démarches menées conjointement par la Ville et par l’État. Certainement, ceux qui sont déjà déboutés sont partis vivre autre part lorsqu’ils ont compris que le camp allait être démantelé. »

Gabriel connaît bien ces situations : « Évidemment, c’est une bonne chose si certains bénéficient d’un logement. Mais l’isolement peut être problématique. Avant, les demandeurs d’asile étaient placés dans des foyers, ce qui facilitait la mise en œuvre de dispositifs comme les cours de français ou les aides administratives… Là, ils attendent sans accompagnement que leur dossier soit étudié. Si la réponse est positive et qu’ils acquièrent le statut de réfugié, c’est bien ! Mais la plupart du temps, la réponse est négative et là, ils sont censés quitter la France. »
Eléonore Thomasset, psychiatre ayant déjà pris en charge des demandeurs d’asile, précise que « même les personnes hébergées sont dans une situation psychique difficile du fait de l’instabilité totale de leur situation. À tout moment, on peut leur dire qu’elles sont expulsées ».
« Certains se résignent à vivre sans espoir, ce n’est ni plus ni moins que du dépérissement »
En 2018, 122.743 personnes ont demandé l’asile en France. Seules 33.380, soit 27 %, ont obtenu une réponse positive, et donc le statut de réfugié. Pour celles qui sont déboutées, une procédure d’expulsion est engagée. Il arrive régulièrement qu’elles ne quittent pas la France car elles n’ont pas alternative. Le psychiatre qui souhaite garder l’anonymat explique que beaucoup se retrouvent dans des situations très difficiles :
Il y a des cas d’individus en situation d’errance psychique, qui se résignent à vivre sans projet, sans espoir d’avoir une évolution positive. Parfois ce n’est ni plus ni moins que du dépérissement.
En ce moment, dans le Bas-Rhin, la majorité des demandes, soit 45 %, sont faites par des personnes en provenance des pays de l’ex-URSS. Parallèlement, 14 % viennent des Balkans, ce qui fait un total de presque 60 % de migrants qui viennent d’Europe de l’Est. D’après Alex, lui aussi du collectif D’ailleurs nous sommes d’ici, qui suit de près la situation des migrants en provenance de cette zone, « leurs demandes d’asile ont encore moins de chances d’aboutir car la France considère ces pays comme sûrs. C’est sans prendre en compte les oppressions que subissent certaines populations tels que les Roms. »

François Héran, démographe spécialiste des migrations, affirme régulièrement qu’une hausse importante des migrations est à prévoir sur les prochaines années. Rien que dans le Bas-Rhin en 2019, une hausse de 17 % du nombre de demandes d’asile est constatée par rapport à 2018, selon la préfecture. Cependant selon le démographe, cela pourrait facilement être géré par l’État, au vu de la faible proportion de la population que représentent les migrants. Alex s’inquiète pour l’avenir : « Si l’État ne débloque pas plus de budget pour les demandeurs d’asile et ne se décide pas à donner le statut de réfugiés plus souvent, la situation deviendra de plus en plus critique. Il n’y a pas le choix. La rue tue, nous l’avons malheureusement constaté une fois de plus avec le suicide de Habib… »
À Strasbourg, des collectifs, des associations, des paroisses et des citoyens se mobilisent pour fournir de l’eau, des tentes, de la nourriture, des logements, de l’aide administrative ou encore du soutien psychologique aux migrants. Pour Gabriel, ce n’est pas tenable : « On a le sentiment de ne pas être soutenus par le gouvernement, bien au contraire. Parfois on aide des personnes tout en sachant que leur situation a très peu de chances de s’améliorer un jour… Si rien ne change au niveau de la politique migratoire française et européenne, de tels drames se répèteront, à Strasbourg comme ailleurs. »