Média indépendant, en accès libre pour tous, sans publicité, financé par les dons de ses lecteurs

EntretienLibertés

« À l’Assemblée nationale, ces derniers jours, j’ai eu honte »

Isabelle Attard est députée « citoyenne » du Calvados. Elle a récemment quitté EELV puis Nouvelle Donne. Elle est l’une des six députés à avoir voté contre la loi de prolongation de l’état d’urgence en novembre 2015. Elle s’explique sur Reporterre. A relire, alors que, le 20 juillet au matin, l’Assemblée nationale a voté la prolongation de l’état d’urgence pour six mois.

Reporterre – Pourquoi avoir voté contre la loi prolongeant l’état d’urgence ?

Isabelle Attard – Tout ce qui a été fait jusqu’à aujourd’hui pouvait l’être sans décréter l’état d’urgence, que ce soit les perquisitions de jour ou de nuit, les assignations, les expulsions d’imams dangereux... C’est un problème de moyens : on a peu de juges en France et on ne renouvelle pas les postes, du coup tout ça prend plus du temps. Et du coup, on estime qu’il faut s’en passer pour aller plus vite encore !

Isabelle Attard, en mars 2012.

Craignez-vous des déviances sur les écoutes, la surveillance, etc. ?

Vous savez, les écoutes sont déjà généralisées par la loi sur le renseignement… Mais j’estime qu’on avait encore un minimum de justice dans notre pays jusqu’au 13 novembre. Depuis, on a atteint quasiment 500 perquisitions en quatre jours. Qu’est-ce que ça veut dire ? Soit qu’on n’a absolument rien fait depuis le mois de janvier. Soit que, depuis quelques jours, on fait n’importe quoi et que les perquisitions ne concernent pas seulement le terrorisme. Et ça, malheureusement, on sait que c’est un risque. C’est très inquiétant. Depuis vendredi soir, les services de renseignement peuvent pêcher au chalut, en eau profonde, avec des filets très larges. Et avec des innocents, forcément, au milieu. Mais il faut croire que tout le monde s’en fout.

L’état d’urgence est encadré, y a-t-il véritablement autant de risques ?

Mais bien sûr, c’est évident ! Très concrètement, l’état d’urgence signifie qu’on n’a plus besoin de la validation d’un juge pour faire une perquisition, donc on enchaîne les perquisitions. Lisez les réactions du syndicat de la magistrature, des bâtonniers, d’anciens juges antiterroristes, etc : on est en train de supprimer la justice. C’est très grave.

De surcroit, la loi introduit de nouvelles possibilités, notamment dans le domaine de l’Internet et du numérique. Prenons l’association La Quadrature du Net, qui s’est souvent illustrée dans la défense des libertés fondamentales. Comme ils font la promotion de la cryptographie, ils peuvent être perquisitionnés demain, en l’absence de juges. On peut aller fouiller leurs ordinateurs, leurs clouds et autres – car ça ne concerne pas seulement le matériel physique.

Est-ce la fin de l’État de droit ?

S’il n’y a plus de séparation des pouvoirs, vous n’avez plus la justice pour contrôler l’exécutif, c’est effectivement un danger pour la démocratie.

Mais on peut aussi considérer que l’état d’urgence a permis l’intervention mercredi 18 novembre à Saint-Denis : ne trouvez-vous aucune justification à ce dispositif ?

Je suis totalement favorable à cette mesure annoncée il y a une semaine. Aucun écologiste n’a d’ailleurs émis la moindre critique lorsque le président de la République a décrété l’état d’urgence. Quand c’est le chaos, on doit effectivement se donner les moyens d’agir très vite. Mais quand on est un responsable politique, on doit aussi réfléchir et utiliser son cerveau, non surfer sur l’émotion des gens une semaine plus tard. C’est ce que je reproche au gouvernement et au président de la République : au lieu de mettre l’émotion de côté, on tombe dans la démagogie en jouant la peur contre la peur.

Le gouvernement avait tout en main pour réagir dans l’immédiateté et rassurer les Français, sans prolonger l’état d’urgence. On n’est même pas encore dans la limite des douze jours. Il faut garder la tête froide, on ne peut pas légiférer dans l’urgence, François Hollande lui-même l’a dit. Là, on apprend qu’on va armer les policiers municipaux, sans aucune réflexion en amont, aucune étude d’impact – combien cela va-t-il coûter, est-ce efficace, qui l’a fait ailleurs ? Rien.

C’est donc la durée de cet état d’urgence qui pose problème ?

Après le 11 Septembre, le Patriot Act de Bush devait être temporaire. Il est toujours en vigueur, personne ne l’a démonté. Et à quoi a-t-il servi ? À mettre sur écoute le monde entier. À surveiller les écologistes et les associations citoyennes. Sûrement pas à lutter contre le terrorisme – le patron de la NSA l’a reconnu il y a peu devant le Congrès. On serait naïf de ne pas se faire de souci !

Chaque fois qu’il y a eu des modifications de la Constitution en France, le temporaire a eu tendance à durer très longtemps. La Constitution a été modifiée en 1962 pendant la guerre d’Algérie : on a encore la même aujourd’hui, et on en souffre.

Honnêtement, je n’ai pas un seul exemple historique à vous donner de situation où on a voté pour accorder ce genre de pouvoirs à la police et gendarmerie et où ça finit bien. Pas un seul exemple positif dans toute l’histoire de l’humanité !

Ne peut-on pas en tirer les leçons ? C’est honteux. Moi, j’ai honte pour mes collègues. On nous accuse d’être irresponsable parce qu’on n’a pas voté l’état d’urgence, mais ce sont eux, les irresponsables. Je suis atterrée par ce que j’ai entendu ces derniers jours à l’Assemblée nationale. J’ai eu l’impression de vivre des jours totalement surréalistes.

N’est-ce pas l’ « Union nationale »…

Une union nationale ? Au nom de quoi, pour quoi faire ?! Pour lutter contre le terrorisme, oui ! Mais pas pour faire n’importe quoi ! On a un cerveau, quand on est député, on ne le perd pas à l’entrée de l’Assemblée.

Et justement, que fait-on pour lutter contre Daech ?

Il faut assécher son financement. Il faut de la coopération internationale à l’ONU pour les services de renseignement. Surtout, il faut en finir avec l’hypocrisie de nos relations avec les émirats arabes. On sait que ce sont des mécènes des pays du Golfe qui financent Daech. Et nous, on continuerait à accueillir sur notre sol les Émirats, le Qatar, l’Arabie saoudite, parce qu’ils ont de l’argent, dans le cadre de relations commerciales et militaires ? Tout en détournant notre regard du financement de Daech ? La Suède a arrêté sa coopération militaire avec l’Arabie saoudite au mois de mars. Et nous, on fait quoi ? J’attends une réponse claire du président de la République à ce sujet.

Quid d’une intervention militaire, aérienne ou au sol, en Syrie ?

C’est l’intervention militaire américaine en Irak qui a créé Daech ! Ce sont les prisons américaines qui ont donné naissance à l’État islamique ! Comment cautionner, alors, une intervention militaire ? Pour créer un monstre militaire pire que Daech ? Non, je ne suis pas d’accord avec l’intervention militaire sur place.

Mais à court-terme, n’y a-t-il pas besoin d’affaiblir Daech ?

Il faut plus de coopération internationale, plus de moyens pour la justice, plus de juges et de magistrats… Il faut faire exister une coalition internationale, non pas pour faire la guerre, mais pour clore les relations financières avec les émirats. Et vous verrez que dans six mois, quand Daech aura moins d’argent pour acheter des armes, on aura moins d’attentats. C’est un travail collectif, mais il faut le décréter.

Je suis horrifiée d’entendre des propos guerriers inutiles. On va rassurer les Français en allant faire la guerre en Syrie ? C’est irresponsable, et ceux qui tiennent ces propos savent très bien comment l’État islamique est né. La gesticulation intempestive des torses bombés et va-t-en-guerre au son du « nous sommes la France et dans trois mois, c’est terminé », on a connu ça en 1914 et en 1939. On a vu ce que ça donnait.

On se doit d’être honnêtes avec les gens : contre les kamikazes, on ne peut rien faire, par contre, on peut se battre collectivement pour empêcher les kamikazes d’acheter des armes. Ce n’est pas utopique de dire ça. Ce n’est même pas être pacifique, c’est juste être réaliste.

-  Propos recueillis par Barnabé Binctin


Seuls six députés ont voté contre la prolongation durant trois mois de l’état d’urgence

. Pouria Amirshahi (PS)
. Isabelle Attard (écologiste)
. Sergio Coronado (écologiste)
. Noël Mamère (écologiste)
. Barbara Romagnan (PS)
. Gérard Sebaoun (PS)

-  Source : Assemblée nationale

Alors que les alertes sur le front de l’environnement se multiplient, nous avons un petit service à vous demander. Nous espérons que les dernières semaines de 2023 comporteront de nombreuses avancées pour l’écologie. Quoi qu’il arrive, les journalistes de Reporterre seront là pour vous apporter des informations claires et indépendantes.

Les temps sont difficiles, et nous savons que tout le monde n’a pas la possibilité de payer pour de l’information. Mais nous sommes financés exclusivement par les dons de nos lectrices et lecteurs : nous dépendons de la générosité de celles et ceux qui peuvent se le permettre. Ce soutien vital signifie que des millions de personnes peuvent continuer à s’informer sur le péril environnemental, quelle que soit leur capacité à payer pour cela.

Contrairement à beaucoup d’autres, Reporterre ne dispose pas de propriétaire milliardaire ni d’actionnaires : le média est à but non lucratif. De plus, nous ne diffusons aucune publicité. Ainsi, aucun intérêt financier ne peut influencer notre travail. Être libres de toute ingérence commerciale ou politique nous permet d’enquêter de façon indépendante. Personne ne modifie ce que nous publions, ou ne détourne notre attention de ce qui est le plus important.

Avec votre soutien, nous continuerons à rendre les articles de Reporterre ouverts et gratuits, pour que tout le monde puisse les lire. Ainsi, davantage de personnes peuvent prendre conscience de l’urgence environnementale qui pèse sur la population, et agir. Ensemble, nous pouvons exiger mieux des puissants, et lutter pour la démocratie.

Quel que soit le montant que vous donnez, votre soutien est essentiel pour nous permettre de continuer notre mission d’information pour les années à venir. Si vous le pouvez, choisissez un soutien mensuel, à partir de seulement 1 €. Cela prend moins de deux minutes, et vous aurez chaque mois un impact fort en faveur d’un journalisme indépendant dédié à l’écologie. Merci.

Soutenir Reporterre

Abonnez-vous à la lettre d’info de Reporterre
Fermer Précedent Suivant

legende