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Agriculture

Les ammonitrates, des produits banals à haut risque

Du nitrate d'ammonium dans l'entreprise de stockage d'engrais Hubau, en 2008 à Soissons (Aisne).

Les agriculteurs ne sont pas « sensibilisés aux risques des ammonitrates », selon un rapport gouvernemental. Les produits à base de nitrate d’ammonium sont en effet hautement explosifs, notamment s’ils sont mal stockés.

4 août 2020 au Liban. Il était 18 heures lorsqu’une gigantesque explosion dévasta le port de Beyrouth, faisant autour de 200 morts et plus de 6 500 blessés. Le coupable : les 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium stockées sans grande précaution sur les quais. Cette catastrophe a suscité un émoi international — notamment en France : en 2017, le pays a importé 332 694 tonnes de nitrate d’ammonium et 823 727 tonnes de nitrate d’ammonium calcique [1] rien que pour les besoins de l’agriculture, selon l’Agence des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO). La France est même le premier consommateur de nitrate d’ammonium agricole en Europe.

Dans la foulée, les ministères de la Transition écologique et de l’Économie ont commandé un rapport afin d’évaluer les risques liés au transport et au stockage de ces produits hautement explosifs, notamment dans les ports. [2] Publié en mai et retrouvé par Actu Environnement, le document pointe de nombreuses lacunes comme le déchargement annuel de 17 000 tonnes dans le port d’Elbeuf (Seine-Maritime) « qui ne font l’objet d’aucune prescription et d’aucun contrôle », souligne le site. Ou encore le stockage de 480 tonnes dans le port de Strasbourg sans que les autorités en soient averties. De nombreuses insuffisances dans l’application de la réglementation sur les installations classées ont également été relevées.

Le rapport préconise de mieux informer les agriculteurs des risques encourus, et d’interdire la vente en vrac des ammonitrates haut dosage. Pixabay/CC/flockine

Ces constats n’étonnent pas Paul Poulain, spécialiste des risques industriels et de la sécurité incendie, auditionné pour ce rapport. « Il n’y a que 1 350 inspecteurs à temps plein et ils manquent de temps pour bien faire leur travail. D’autant que lorsque les industriels savent qu’il y a une inspection, ils cachent ce qu’ils ne veulent pas montrer », dit-il à Reporterre.

« On ne questionne jamais l’usage des ammonitrates, on cherche juste à mieux les sécuriser »

Paul Poulain estime que le rapport ne s’attaque pas à la racine du problème : « On ne questionne jamais l’usage des ammonitrates, on cherche juste à mieux les sécuriser. Alors que pour éviter les risques, la première chose serait de regarder comme on pourrait s’en passer. »

Les ammonitrates sont utilisés par les agriculteurs comme engrais azotés, bien souvent sans précaution particulière. Le rapport remarque même qu’il s’agit de produits « si banals que beaucoup d’utilisateurs ne leur prêtent guère attention : en particulier il ne semble pas que les exploitants agricoles soient particulièrement sensibilisés aux risques des ammonitrates dont ils stockent souvent des dizaines de tonnes ». En 2018, Reporterre avait révélé que la Coopérative agricole de céréales (CAC) d’Ottmarsheim (Haut-Rhin) stockait sans précaution 3 600 tonnes de nitrate d’ammonium.

Le rapport préconise ainsi de mieux informer les agriculteurs des risques encourus, et d’interdire la vente en vrac des ammonitrates haut dosage [3] à partir de juillet 2022. Il propose également l’élaboration d’un règlement du transport et de la manutention des matières dangereuses transportées par voie fluviale, une clarification des responsabilités pour le transport des matières dangereuses par voie fluviale ainsi que le suivi du trafic des matières dangereuses transportées par voie d’eau.

Mais Paul Poulain s’interroge sur la façon dont ces recommandations pourraient être appliquées et s’inquiète que tout cela reste lettre morte : « J’ai comparé le rapport sénatorial publié après l’accident de l’usine AZF [causé en 2001 par l’explosion d’ammonitrate] et celui publié après Lubrizol. Il est dit exactement la même chose : qu’il faut plus de contrôles ainsi qu’une autorité indépendante, comme dans le nucléaire, pour donner plus de poids aux services de l’État ainsi que des sanctions avec amendes qui aujourd’hui sont minimes ».

En octobre 2019, cinq jours après la catastrophe de Lubrizol, une femme montre le nuage noir causé par l’explosion lors d’une manifestation à Rouen. © NnoMan/Reporterre

De même, il regrette qu’il ne soit pas devenu obligatoire de s’équiper de systèmes d’extinction d’incendie dans les bâtiments stockant de l’ammonitrate : « Cela coûte cher, entre 250 000 et 1 million d’euros selon la taille de l’installation. C’est obligatoire dans les centres commerciaux de plus de 3 000 m2 alors qu’on ne stocke pas d’explosifs. Mais rien n’est fait dans les coopératives agricoles ou dans les usines qui fabriquent de l’ammonitrate. »

Il aimerait que ce produit soit tout bonnement interdit en France, comme c’est déjà le cas dans sept pays européens, dont l’Irlande et l’Autriche. « Le rapport reste focalisé sur le risque d’explosion mais ne parle pas des impacts sur la santé, la biodiversité et le réchauffement climatique. » Il rappelle au passage que l’ammonitrate dégage du protoxyde d’azote qui est trois cents fois plus « réchauffant » du climat que le CO2. « L’idée n’est pas d’arrêter du jour au lendemain mais d’accompagner le changement et c’est le rôle du politique. Or le gouvernement refuse d’être dans un rapport de force avec les lobbies des groupes industriels et de certains riches agriculteurs. J’ai peur qu’il faille attendre une grosse catastrophe avant que les choses ne changent. »

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