Aurélien Bigo : « L’avenir de la voiture est électrique, mais la voiture n’est pas l’avenir »

« L'avenir des mobilités continue d'être envisagé sous le seul prisme de la voiture », dénonce Aurélien Bigo. - © Mathieu Génon / Reporterre
« L'avenir des mobilités continue d'être envisagé sous le seul prisme de la voiture », dénonce Aurélien Bigo. - © Mathieu Génon / Reporterre
Durée de lecture : 11 minutes
Transports Climat Autoroutes Gilets jaunes ZFEVendre des voitures thermiques sera interdit en 2035. Demain, tous en voitures électriques ? Le chercheur Aurélien Bigo propose plutôt des mobilités plus sobres. Mais « les pouvoirs publics doivent accompagner le mouvement ».
Aurélien Bigo est chercheur spécialisé dans la transition énergétique des transports, associé à la chaire Énergie et Prospérité. Il est l’auteur du livre Voitures — Fake or not ? publié le 25 mai 2023 aux éditions Tana.
Reporterre — En France, selon les chiffres, de 80 à 85 % des ménages possèdent une voiture. Comment la voiture est-elle devenue à ce point centrale dans nos vies ?
Aurélien Bigo — Il est possible de l’utiliser pour aller travailler, faire ses courses, récupérer ses enfants à l’école, ou encore partir en vacances. C’est devenu, en quelque sorte, le couteau suisse de nos mobilités.
Elle s’est taillée une grande place dans nos imaginaires, à travers le marketing de l’industrie automobile. Toute une culture automobile s’est construite, avec elle des habitudes de mobilité, des modes de vie. Si bien que le plus souvent, on attrape ses clés de voiture sans se poser de questions, même quand on est seul — le remplissage des véhicules est de 1,6 passager en moyenne. Elle occupe une telle place dans nos déplacements que bien souvent, on n’imagine pas faire autrement.
Dans votre livre, vous écrivez que la voiture est aujourd’hui « la reine du bitume » parce qu’elle a modelé l’aménagement de nos territoires.
Nos villes, nos villages ou nos campagnes ont été façonnés par et pour la voiture depuis son essor après la Seconde Guerre mondiale. Si nous sommes passés d’environ 1 voiture pour 25 habitants en 1950 à 1 voiture pour 2 habitants en 2000, c’est parce que tout a été fait pour : un maillage dense de routes et d’autoroutes qui n’en finit pas de s’étendre, des parkings partout et souvent gratuits, ou encore des stations-service. Une voiture n’est jamais loin d’une pompe à essence. Il y avait 11 151 stations-service sur le territoire français fin 2021, soit presque une station pour 6 000 habitants.

Grâce à ces aménagements, les villes se sont étalées, et les lotissements de maisons individuelles se sont multipliés en périphéries. Les plus grandes agglomérations ont concentré les principaux investissements, activités et services, ce qui fait qu’il faut aller toujours plus loin pour se rendre au travail, au lycée, au sport, faire les courses, déjeuner en famille, aller à l’hôpital. Cette manière d’aménager le territoire, avec l’usage de la voiture comme pierre angulaire, a eu tendance à disqualifier toute autre mobilité. C’est aussi ce qui fait qu’il est si difficile, aujourd’hui, de remettre en cause la place qu’occupe la voiture. À cause de notre réelle dépendance et de l’attachement passionnel qu’on a développé envers cet objet omniprésent, l’avenir des mobilités continue d’être envisagé sous son seul prisme.
Pourquoi ce quasi-monopole de la voiture doit-il cesser ?
Le système « tout voiture » a des conséquences délétères. On sacrifie beaucoup pour lui : notre temps et notre argent, notre santé, la planète. Brûler du pétrole pour nous propulser a aussi pour effet d’émettre du CO2, donc contribue au dérèglement climatique — les voitures émettent 16 % des émissions de gaz à effet de serre. Et les émissions de polluants des voitures empoisonnent l’air que nous respirons. Les progrès techniques des moteurs de voiture ont permis de diminuer la consommation de carburant, mais cela a donné lieu à d’importants effets rebond : ça nous a encouragés à faire plus de kilomètres avec des voitures plus grosses. Ce qui a provoqué une forte hausse de la consommation totale de pétrole.
Les infrastructures et les véhicules sont également gourmands en ressources et en matières premières pour leur construction, leur entretien et leur fonctionnement. Et ils mobilisent d’immenses surfaces : pour garer et faire rouler nos voitures, il faut bitumer, c’est-à-dire artificialiser le sol, ce qui contribue aussi au changement climatique. Les accidents de la route, eux, tuent. Ils sont responsables d’environ 3 000 décès par an en France métropolitaine, ainsi que de 240 000 blessés. Les voitures nous privent également d’une activité physique indispensable. Leur pollution sonore perturbe notre tranquillité, dégrade notre qualité de vie et notre santé.
La fin de la vente des voitures thermiques neuves est prévue pour 2035. Le gouvernement mise sur le développement massif de la voiture électrique. Est-ce la bonne stratégie ?
Il ne faut pas croire qu’il suffira de basculer vers la voiture électrique pour tout changer, mais l’électrification est sans conteste indispensable pour atteindre nos objectifs climatiques : sur l’ensemble de son cycle de vie, le véhicule électrique en France est de l’ordre de 2 à 5 fois moins émetteur de gaz à effet de serre que la voiture au pétrole. Aucune autre énergie ou technologie n’est disponible à court terme et à grande échelle pour remplacer le pétrole. Plus nous tarderons sur l’électrification, plus nous resterons dépendants au pétrole et prendrons de retard sur nos objectifs climatiques.
Malheureusement, ces dernières années, les constructeurs ont profité de la baisse du prix des batteries pour augmenter leur taille. Les politiques ont réussi à les pousser vers l’électrique — ils n’y seraient pas allés eux-mêmes —, mais ils ne les ont pas contraints à produire des véhicules légers, dotés d’une batterie de taille raisonnable et adaptés aux trajets courts du quotidien, qui sont pourtant nécessaires pour limiter leur bilan carbone, leurs pollutions, et être accessibles au plus grand nombre.
« L’avenir de la voiture est électrique, mais la voiture n’est pas l’avenir de notre mobilité »
Et puis, il faut garder en tête que le véhicule électrique n’est pas le remède miracle à toutes les nuisances générées par la voiture. Il est loin d’être « zéro émission », réclame une grande diversité de matières premières. Chercher à remplacer nos 38 millions de voitures au pétrole par des voitures électriques, pour un usage équivalent, serait la pire des erreurs. Sans sobriété, on risque de ne pas avoir assez de ressources pour les fabriquer, d’électricité pour les faire fonctionner ou d’argent pour les acheter. Nous devons donc faire preuve de plus d’imagination. En résumé, l’avenir de la voiture est électrique, mais la voiture n’est pas l’avenir de notre mobilité.

Comment envisagez-vous la sortie du tout voiture ?
Nous devons mettre en œuvre une réelle sobriété. L’enjeu, c’est de circuler moins, de réduire nos besoins de transport en relocalisant autant que possible notre économie et nos modes de vie, en recréant de la proximité entre les lieux de vie et les emplois, les commerces, les services, les loisirs.
Ensuite, l’usage de moyens de transport doit se faire en fonction des principaux usages du quotidien. Il existe un choix immense à combiner en fonction des trajets, de leur longueur, des charges à transporter, du nombre de voyageurs :
- La marche, le vélo, sont très adaptés pour des courtes distances.
- Pour les distances moyennes, outre les transports en commun, il existe toute une diversité de véhicules intermédiaires entre vélo et voiture, tels que les vélos à assistance électrique (VAE), les speed-pedelecs (sorte de VAE à 45 km/h), les vélos cargos, les vélos pliants (à emporter dans les transports en commun), les vélomobiles et les vélos-voitures, les microvoitures. Mais attention, les bénéfices environnementaux offerts par les véhicules intermédiaires dépendent de leur usage et de ce qu’ils remplacent. Ils se justifient seulement lorsqu’ils se substituent à la voiture.
- Pour de plus longues distances, nous pouvons réinvestir dans le train, les autocars, développer le covoiturage — s’il ne se fait pas au détriment du train — et l’autopartage, qui permet d’utiliser davantage les véhicules en circulation et d’en réduire le nombre.
Lire aussi : Comment se passer de la voiture ?
Il existe mille moyens de nous faire oublier la voiture individuelle, mais il va falloir que les pouvoirs publics accompagnent le mouvement, sérieusement, afin d’organiser la mobilité du futur. C’est par exemple l’objet de « l’extrême défi » de l’Ademe, qui vise à expérimenter de nouvelles solutions de déplacement pour remplacer la voiture dans les déplacements du quotidien des territoires périurbains et ruraux avec des véhicules intermédiaires entre vélo et voiture.
De nombreux collectifs luttent contre la fin des nouvelles autoroutes, comme l’A69 près de Toulouse. Un moratoire sur ces projets est-il impératif ?
Oui, c’est une lutte qui me paraît légitime. Arrêter les tendances qui vont dans le mauvais sens, c’est la moindre des choses, parce qu’on est déjà en retard. Il faudra mettre un coup d’arrêt aux nombreux projets d’infrastructures routières et aéroportuaires mais aussi revoir certains financements massifs dédiés aux voitures, afin de déployer les moyens disponibles vers les autres formes de mobilité, citées précédemment.

Aujourd’hui, le soutien de l’État à l’automobile est global et inconditionnel. Les aides pour l’industrie automobile, et notamment pour les constructeurs nationaux, se comptent en milliards d’euros. Elles passent aussi par les bonus à l’achat pour les automobilistes et elles soutiennent le système côté demande, avec les primes à la conversion ou par le déploiement des zones à faibles émissions. Le problème, c’est que toutes ces politiques visent à accélérer le renouvellement du parc automobile, ce qui est utile sur certains aspects, mais elles ne nous aident pas suffisamment à sortir du tout voiture.
Tout le monde a-t-il intérêt à se passer de la voiture ? Pour les ménages les plus précaires et éloignés des centres urbains, ces aides ne sont-elles pas salutaires pour continuer de se déplacer ?
Il est clairement plus facile de se passer de voiture en ville. À la campagne, par exemple, on a beaucoup moins le choix : 92 % des ménages ruraux possèdent une automobile, et la part des trajets réalisés en voiture approche les 80 %. Bon nombre de personnes sont donc engluées dans leur dépendance à l’automobile, en raison des faibles investissements dans des alternatives crédibles ou des véhicules plus sobres que les voitures actuelles.
Mais considérer qu’« on ne peut pas faire autrement » et qu’il en sera toujours ainsi est une grave erreur, et l’immobilisme ne fait que renforcer les inégalités. Pour une grande partie de la population dépendante de la voiture, les coûts liés à son véhicule sont de plus en plus difficiles à assumer. Surtout quand le prix des carburants, des voitures neuves et des véhicules d’occasion augmente, ainsi que les dépenses d’assurance, d’entretien, de péage ou de stationnement. Posséder une voiture revient à environ 4 000 euros par an en moyenne.

Les hausses du prix du carburant, le mouvement des Gilets jaunes et la guerre en Ukraine ont révélé le coût de cette dépendance pour les plus précaires. Ce n’est pas leur rendre service que de toujours relancer la machine à l’identique.
Ces derniers mois, plusieurs actions de désobéissance civile ont été menées pour dégonfler les pneus des SUV. Est-ce un geste utile quand les constructeurs, comme Renault, continuent de mettre ces véhicules au cœur de leur stratégie industrielle ?
C’est un geste qui me semble refléter un ras-le-bol face à l’inaction des gouvernements concernant le surdimensionnement des véhicules. Depuis le milieu des années 1960, la voiture a pris trop d’embonpoint. Elle est plus longue, plus large, plus haute, plus lourde et nécessite donc des moteurs plus puissants. Les SUV, moins aérodynamiques et souvent plus gros, en sont le symbole. Les constructeurs privilégient de plus en plus les véhicules haut de gamme, qui leur permettent d’accroître leurs marges, quitte à vendre moins, à être moins accessibles.
Ils représentent aussi une injustice de taille à l’heure des zones à faibles émissions, lesquelles excluent les vieux véhicules thermiques qui appartiennent plus fortement aux ménages aux faibles revenus. Les SUV thermiques les plus récents ou électriques pourront, eux, continuer à rouler, malgré les particules qu’ils émettent hors échappement via l’abrasion des pneus et des freins — plus le véhicule est lourd, plus ces émissions sont élevées —, malgré leur forte consommation de ressources et d’énergies, leur dangerosité, leur forte occupation d’espace. Si le mode d’action fait évidemment réagir et questionne, je comprends que certaines personnes veuillent provoquer un sursaut pour mettre ces questions à l’agenda politique.