Avec le coronavirus, les producteurs redoutent une nouvelle crise laitière

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Agriculture Covid-19La filière laitière est déstabilisée par la crise sanitaire. Les prix s’effondrent et pourraient entraîner les producteurs dans leur chute. En France, on voudrait limiter la production. À long terme, c’est tout le fonctionnement de la production laitière qui est à nouveau mis en question.
Jean-Marc Thomas a la calculette entre les mains. Producteur de lait bio dans les Côtes-d’Armor, il se rassure : « Pour l’instant, nous n’avons pas encore perçu les effets de la crise. » Mais les conséquences du confinement sur la consommation de produits laitiers pourraient rapidement se répercuter sur sa ferme. « Du lait bio va être déclassé et acheté à très bas prix, explique-t-il au téléphone. Cela va avoir un effet sur l’ensemble de l’année, et le prix du lait à la tonne, qui aurait dû se situer entre 430 et 450 euros, va tomber à 380. On est quatre associés sur la ferme, cela fait 5.000 euros de revenus en moins pour chacun », calcule-t-il en même temps qu’il nous parle.
Éric Duverger, éleveur dans l’Ille-et-Vilaine, vend son lait à la coopérative Sodiaal : « On n’a jamais eu autant de communications de leur part, c’est que l’heure est grave… » Pour l’instant, ses revenus se maintiennent. « Mais on a été prévenus que le prix allait baisser plus fortement que prévu. La crainte, c’est pour les mois à venir. »
Porte-parole de la Confédération paysanne en Bretagne, Jean-Marc Thomas résume le paysage : « On a essuyé deux saisons très sèches, puis un hiver très long et pluvieux qui fait qu’on a pioché dans des stocks déjà limités. Et nous voilà dans une crise sanitaire qui engendre une crise de marché ! »
« Cette crise a pris tout le monde de cours », confirme André Pflimlin, ancien ingénieur à l’Institut de l’élevage et spécialiste de l’économie de la filière lait [1]. « Les ménages achètent 20 % de plus de produits laitiers, mais cela ne compense pas les pertes par ailleurs. » En moins d’une semaine, le confinement a totalement bousculé le marché. Difficile pour l’instant d’avoir des chiffres clairs. Mais les ventes à la restauration hors domicile et aux industriels se sont effondrées. Le marché européen et international (environ 40 % de la production française avec 30 % pour l’Europe et 10 % à l’international) a été fortement perturbé, les ventes y sont aussi en baisse.
« Cela fait longtemps que le système est fragile »
Cela arrive au plus mauvais moment de l’année. En avril, les vaches reviennent au pré, mangent la grasse herbe de printemps, et la production de lait est à son maximum. Le risque est que les entreprises ne puissent plus collecter, et que les producteurs se retrouvent à brader, ou à jeter du lait.
Les usines de fabrication de produits laitiers ont dû se réorganiser. « Les grandes entreprises, qui ont à la fois des lignes de produits de grande consommation et des lignes pour les industriels, ont pu basculer la production à plein sur les premiers, observe Caroline Le Poultier, directrice générale du Cniel (Centre national interprofessionnel de l’économie laitière). Mais les PME, notamment celles qui font des produits sous signe de qualité, des fromages à la coupe ou sont tournées seulement vers la restauration hors domicile sont en difficulté. » Côté producteurs, « les premiers affectés sont ceux qui font des produits sous signe de qualité type AOP (appellation d’origine protégée) car les clients achètent plutôt les fromages basiques », observe Marie-Thérèse Bonneau, vice-présidente de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL). « Les filières AOP ont 40 à 60 % de ventes en moins », confirme Nicolas Girod, porte-parole national de la Confédération paysanne et producteur de lait dans le Jura.

Mais la catastrophe n’est pas due qu’au coronavirus. La filière lait, et en première ligne les producteurs, vit sa troisième crise en dix ans. « Cela fait longtemps que le système est fragile, observe André Pflimlin. Depuis la sortie des quotas, on est sur la corde raide en permanence. Ces dix dernières années, le lait a été payé en moyenne 350 euros la tonne alors que son coût de production est à 400 euros. Donc, dès qu’il y a trop de lait, on sature le marché, le prix mondial du lait plonge, et les producteurs sont pénalisés. » Il s’interroge : « On exporte sur le marché mondial 12 % du lait européen, mais les marchés internationaux font plus de 80 % du prix du lait. C’est aberrant. »
« La fragilité, c’est que vous avez 60.000 producteurs de lait, 350 industries laitières et cinq centrales d’achat, ajoute Caroline Le Poultier, du Cniel. Il faut renforcer le rôle des organisations de producteurs pour que le dialogue soit plus équilibré. »
Face à l’urgence, l’interprofession a décidé d’inciter les producteurs à produire moins. Le Cniel a mis 10 millions d’euros sur la table. La tonne de lait non produite sera payée jusqu’à 320 euros les 1.000 litres au producteur. « On s’est dit que c’était une bonne mesure pour limiter le pic de collecte d’avril. On a demandé une autorisation à l’Union européenne, nous sommes confiants dans le fait que nous allons l’avoir rapidement », précise Caroline Le Poultier. « C’est volontaire, la décision de produire moins est à l’initiative de l’éleveur », se félicite Marie-Thérèse Bonneau, de la FNPL. « De mémoire de producteur, je n’avais jamais vu le Cniel prendre dans ses réserves pour financer un programme de baisse de la production, c’est que c’est la panique ! » observe Éric Duverger, dont la coopérative — Sodiaal — lui a déjà demandé de baisser sa production.
« La diversité de la production laitière en France est une richesse que nous devons conserver »
« 320 euros la tonne, c’est incitatif. Mais je crains que ce ne soit pas suffisant, poursuit-il. Car la perte d’équilibre des marchés va avoir des répercussions sur de longs mois. » Son syndicat demande donc une baisse de la production plus importante et, surtout, obligatoire. « Cela permet une solidarité de filière, explique Nicolas Girod. Que la réduction soit faite par tous les producteurs et toutes les entreprises. Car on a l’impression que certaines grosses entreprises ne jouent pas collectif et attendent que d’autres soient en difficulté pour racheter le lait à bas prix, par exemple Intermarché, qui rachète du lait bio en-dessous des coûts de production. Les plus touchés seront les petites entreprises, qui risquent d’être rachetées, et on pourrait avoir une accélération de la concentration du secteur. »
Le modèle est celui des AOP du Jura (Comté, Morbier, Mont d’Or et Bleu de Gex Haut-Jura), qui ont déjà décidé de baisser la production de lait de 8 %, cette mesure étant obligatoire pour les producteurs et les entreprises.
Autre exemple, au niveau de l’Union européenne, en 2016, « la Commission a accepté de payer les producteurs pour produire moins. Cela a été très efficace, raconte André Pflimlin. Mais on n’a pas voulu mettre ce mécanisme dans la panoplie des outils de gestion courante car la régulation n’entre pas bien dans le décor du libre-échange. » Le Cniel nous explique effectivement avoir pensé à cette solution, mais la lenteur des décisions européennes les a fait choisir une action plus immédiate.
À plus long terme, certains espèrent que cette crise du coronavirus poussera la filière laitière, elle aussi, à se remettre en cause. Le Cniel freine : « La diversité de la production laitière en France est une richesse que nous devons conserver », estime Caroline Le Poultier. La FNPL, affiliée à la toute puissante FNSEA, syndicat majoritaire de l’agriculture, ouvre une porte. « Peut-être qu’enfin on va questionner le fait que les échanges internationaux régulent l’alimentation, et se rappeler que les aspects environnementaux et sociaux sont aussi à prendre en compte dans le coût d’un produit », espère sa vice-présidente Marie-Thérèse Bonneau.
La Confédération paysanne va plus loin, incitant à une baisse durable de la production et des exportations. « On voudrait relocaliser les productions, avec des systèmes moins orientés vers les volumes et plus vers la qualité », explique Jean-Marc Thomas. Pour en arriver là, encore faut-il faire évoluer les fermes laitières pour les rendre plus autonomes, avec moins de dépenses liées aux aliments du bétail (par exemple, du soja importé du Brésil), aux machines onéreuses ou aux pesticides, souligne Éric Duverger : « Tout se joue sur l’autonomie de la ferme. Nous, on va perdre en revenu, mais on va tenir car on a des coûts de production faibles. Ceux qui m’inquiètent, ce sont les paysans qui ont des coûts de production élevés et se rémunèrent en faisant de gros volumes. Dès que le prix du lait baisse, cela a pour eux des répercussions énormes. »