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Alternatives

Bar, cinéma... les toilettes sèches débarquent en ville

Longtemps reléguées dans une cabane au fond du jardin, les toilettes sèches gagnent la ville. Visite de six lieux pionniers qui ont délaissé la chasse d’eau. [Série 2/3]

Vous lisez la deuxième partie de la série « Toilettes sèches : et si on s’y mettait ? ».



Les toilettes sèches veulent sortir de leur petit coin. Longtemps réservés aux écolos convaincus et aux festivaliers, les cabinets sans eaux creusent leur trou. « Il y en aurait plusieurs dizaines de milliers en France [1], estime Aurélie Joveniaux, géographe, chercheuse au sein du programme Ocapi à l’École des Ponts. Au départ, c’était surtout en site isolé, chez des particuliers, mais on voit désormais des installations dans des lieux collectifs et des immeubles d’habitation. »

Même constat du côté du Réseau pour l’assainissement écologique, qui réunit les acteurs du secteur : « Il y a quinze ans, on n’avait que des personnes très engagées, à présent, il y a des instituts de recherche et des collectivités locales, note Vincent Le Daheron. On est dans une dynamique d’institutionnalisation et de reconnaissance. »

À Montpellier, le café associatif le Quartier généreux dispose de toilettes sèches. © David Richard/Reporterre

Bataille culturelle

Jadis considérés comme rétrogrades et sales, les lieux d’aisance écolos seraient-ils en passe de gagner la bataille culturelle ? « De plus en plus de personnes sont choquées par la pratique conventionnelle d’uriner et de déféquer dans de l’eau potable, alors qu’il existe de nombreuses solutions alternatives pour valoriser ces excrétas en engrais », dit Fabien Esculier, qui coordonne le programme de recherche Ocapi. Pour l’ingénieur, « le sérieux a changé de camp ».

La marche à franchir reste cependant importante. D’après une enquête publiée en début d’année, l’Hexagone ne compterait que dix-sept projets urbains et collectifs. On est loin du raz-de-marée ! « Nous sommes à un point d’inflexion, considère Fabien Esculier. Ces pratiques sont encore peu diffusées, mais on a l’impression que ça peut rapidement décoller. »

À Reporterre, nous avons décidé de voir la cuvette à moitié pleine, et de donner la parole à celles et à ceux qui ont sauté le pas. Voici, en six témoignages, un état des lieux de la révolution scatologique en cours.


Au bar du Quartier généreux, à Montpellier, « on a économisé 15 000 chasses d’eau en quatre mois ! »

Pour le Quartier généreux, le plus dur est de « changer le regard des gens ». © David Richard / Reporterre

Ouvert en début d’année, le café associatif dispose d’une toilette sans eau, « la pièce centrale du QG », rigole Sarah, l’une des bénévoles. À l’aide d’une pédale qui active un tapis roulant, les fèces sont envoyés dans une petite boîte hermétique et ventilée d’un mètre cube, à l’arrière de la cabine. Les urines, elles, rejoignent les tuyaux classiques. « On n’avait pas la place pour les stocker », précise la trentenaire.

Grâce à la ventilation, le volume de matières fécales se réduit au fur et à mesure, sans qu’il y ait besoin d’ajouter de la sciure. Une fois par mois, la société Ecosec vient récupérer la boîte, pour la vider sur son site de compostage, à quelques kilomètres.

Le plus gros frein ? « Il faut changer le regard des gens, estime Sarah, car beaucoup ont encore de l’appréhension. » Attablée dans la petite salle du bar, Marie confirme : « Au début, j’étais perplexe, je n’en avais jamais utilisé à part en festival… où ce n’est pas toujours très propre. Mais finalement, je n’ai vu aucune différence ! »


Au centre de loisirs Jacques Chirac de Rosny-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, « il faut faire de la sensibilisation »

Un bâtiment en bois paille de cent mètres carrés, avec ventilation naturelle et onze toilettes sèches : le centre de loisirs de Rosny-sous-Bois a misé sur l’écologie. Les quelque 180 enfants de 3 à 11 ans accueillis à l’année font leurs besoins sans tirer la chasse. « Les cuvettes sont connectées à des composteurs en sous-sol, entretenus régulièrement par notre prestataire qui vient ajouter de la sciure et brasser le tout, si besoin », explique Charlotte Picard, architecte à la Ville. Seules les matières fécales sont compostées, car « il n’y a actuellement pas de filière locale pour récupérer et réutiliser l’urine ».

Trois ans après l’ouverture du centre, le bilan reste cependant « mitigé » selon Mme Picard. « Les toilettes sont utilisées, mais cela varie selon les animateurs encadrants et leur propre appréhension de ces cabinets, constate-t-elle. Il faut former les adultes pour qu’ils transmettent ensuite aux enfants. » Le bâtiment dispose également de WC humides.

La Ville envisage malgré tout de renouveler l’expérience, dans un nouveau centre en construction.


Au cinéma Utopia de Pont-Sainte-Marie, dans l’Aube, « les gens se sont moqués de l’initiative… au début »

Près de Troyes, le petit cinéma de quatre salles a ouvert ses portes fin 2022. Avec une originalité : quatre urinoirs sans eau (masculin et féminin) et quatre toilettes sèches. « Les urines sont stockées dans une grande cuve, mais on peine à trouver des relais et des agriculteurs intéressés pour les récupérer », indique Anne Faucon, l’exploitante. Côté caca, tout atterrit dans une pièce de compostage ventilée, en contrebas. Là encore, pas de sciure ni d’entretien pour les usagers. « Ça se composte pendant deux ans, on mélange de temps en temps, et ça finit en terreau », poursuit la propriétaire.

Exemple de quatre urinoirs sans eau. Ici à Montpellier. © David Richard / Reporterre

Pour réaliser cette avant-première, il a fallu convaincre les autorités sanitaires. « Les agents de l’Autorité régionale de santé n’étaient pas partants au départ, mais il y a un flou juridique sur la question, on a donc pu avancer », déroule Anne Faucon. Grosso modo, les toilettes sèches sont aujourd’hui autorisées si elles ne génèrent « aucune nuisance pour le voisinage », « ni rejet liquide en dehors de la parcelle », « ni pollution des eaux superficielles ou souterraines ». Les excrétas doivent donc normalement être stockés, compostés et réutilisés sur site.

Plus que les spectateurs, il a aussi fallu persuader les institutions culturelles. « Au sein du Contre national du cinéma ou à Cannes, j’étais devenue la risée de tout le monde, raconte la cinéphile. J’en ai pris mon parti et me suis auto-proclamée dame Pipi de l’art-et-essai. » Pour elle « le cinéma est une école, un lieu de pédagogie, qui doit participer à la sensibilisation ».


À Bordeaux, la Fumainerie est devenue une « Maison de la matière organique »

Comme vous l’avait raconté Reporterre, la Fumainerie a permis à une trentaine de foyers bordelais de passer aux toilettes sèches. Pendant deux ans, l’association a testé le premier réseau de collecte des excréta humains en ville. Chaque famille stockait urine et fèces séparément dans des bidons récupérés une fois par semaine par le réseau.

Mais l’expérience, révolutionnaire, s’est heurtée à plusieurs obstacles. « Notre expérimentation nécessitait des moyens humains importants, pour la collecte notamment, raconte Laura Leyrit. Si on avait voulu continuer cette prestation sans se reposer sur les subventions, il aurait fallu facturer 80 euros par foyer et par mois. » Pour elle, il faudrait donc un soutien des collectivités fort, une sorte de service public de l’assainissement écologique.

Autre frein, la logistique, en milieu urbain. « Il faut trouver des agriculteurs prêts à récupérer le fumain [pour fumier humain], ou des plateformes de compostage industrielles, mais elles sont souvent hors métropole, ce qui signifie du transport », dit-elle. Si les toilettes sèches nécessitent des dizaines de camions, elles perdent une (grande) partie de leur intérêt écologique.

Pendant deux ans, La Fumeraie a testé le premier réseau de collecte des excréta humains en ville. © Hortense Chauvin / Reporterre

Résultat, après deux ans d’expérimentation, le réseau de collecte s’est arrêté. Parmi la trentaine de foyers partenaires, la plupart sont revenus, à contre cœur, au tout-à-l’égout. La Fumainerie a laissé place à une Maison de la matière organique, qui vise à réunir les acteurs de la circularité de la matière (compost, toilettes sèches, collectes de coquilles…) avec l’objectif de lever, peu à peu, les difficultés.


À la Cité fertile, à Pantin, « on nourrit les arbres grâce aux toilettes sèches »

Située à quelques stations de métro de la capitale, la Cité fertile accueille des salons, des bureaux, de la restauration, des espaces végétaux et potagers, ainsi que dix cabinets sans eau. Le tout pour quelque 300 000 visiteurs par an. Ici, les matières solides se retrouvent dans une cuve, où des lombrics accélèrent la décomposition. Le terreau obtenu sert ensuite à amender les jardins du tiers-lieu.

Côté freins, le directeur du lieu, Stéphane Vatinel cite d’emblée « le coût d’investissement au départ », de l’ordre de 2 000 euros par toilette. Également, les réticences du public « qui imagine un truc nauséabond, où l’on voit ce qu’ont fait les utilisateurs précédents ».

Mais le jeu en vaut la chandelle : « Si on estime qu’une chasse consomme cinq litres d’eau, on économise chaque année plus de 1,2 million de litres, calcule l’entrepreneur. Quelle fierté et quel bonheur ! »


Dans un immeuble partagé de Grenoble, « les enfants sont devenus les premiers ambassadeurs du système »

L’habitat participatif Au clair du quartier, dans la métropole iséroise, a installé cinq cuvettes sans eau, une dans chaque appartement. Comme dans la plupart des lieux évoqués ici, seules les fèces sont récupérés, dans un seau hermétique raccordé à la VMC. « Toutes les trois semaines, on vide le seau dans notre compost commun », explique Jérôme, l’un des quatorze habitants.

La mairie de Grenoble a été la première à installer des toilettes sèches en ville. © Twitter

Après deux ans de décomposition, le fumain retourne à la terre, dans le jardin partagé. « On est très satisfaits, notamment les enfants qui trouvent ça ludique et original, témoigne le papa. La principale contrainte reste la vidange du seau, qui peut être vue comme astreignante. »



Malgré les freins (réglementaires, économiques, logistiques, psychologiques) encore à lever, les WC écolos se développent donc, dans des lieux et des contextes très variés. Signe des temps qui changent, les pouvoirs publics s’intéressent désormais au sujet : des projets d’habitat et de collecte sont en cours à Paris, dans l’agglomération de Dinan (Côtes-D’Armor), ou dans la métropole lyonnaise. Des start-up, comme l’entreprise Toopi Organics, lèvent des millions d’euros pour transformer nos urines en engrais. Peu à peu, le monde agricole se montre également plus ouvert.

Un virage enthousiasmant, pour l’anthropologue Marine Legrand : « L’assainissement écologique peut être un levier de transformation sociale, dit la chercheuse, membre du programme Ocapi. À partir du moment où l’on s’occupe de nos matières plutôt de les confier à d’autres, on acquièrt une autonomie, une attention nouvelle, des savoirs et des compétences. C’est très empouvoirant. » Alors, on s’y met ?

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