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ÉditoLibertés

C’était un autre Monde

En 1998, j’aspirais à changer de trajectoire. Depuis quatre ans, je pratiquais le journalisme scientifique, à Courrier international puis à La Recherche. C’était instructif et passionnant mais, à la longue, desséchant. A ce moment, Jean-Paul Besset, qui était alors rédacteur en chef adjoint de la rédaction du Monde, convainquit Edwy Plenel, qui en était le directeur de la rédaction, de créer un poste de journaliste environnemental au service International. Il l’assura que j’étais la personne idoine pour cette tâche.

Ce journal était alors revenu au faîte de son prestige, depuis qu’en 1996, le trio Jean-Marie Colombani, Alain Minc et Edwy Plenel l’avait financièrement ré-équilibré et relancé avec dynamisme. On était avant Internet, et les quotidiens comptaient encore vraiment. Je le respectais : c’avait été le quotidien de mon père - j’étais souvent chargé, gamin, d’aller le chercher au kiosque -, c’était aussi le journal que j’avais lu quand j’étais à Sciences Po : il était alors le meilleur moyen de réussir cette école en allant peu aux cours, ce qui me convenait, n’appréciant guère la compagnie des jeunes gens cravatés qui ne pensaient qu’à leur future carrière. Les seules carrières qui m’intéressaient étaient celles qui gisent sous Paris et y vibraient d’une vie fort amusante.

Dans les carrières de Paris

Jeune journaliste, j’avais placé dans Le Monde, avec mon camarade François Camé, un reportage sur la faune qui les parcourait alors (« Les fanas des caves »). Mais dans les années 1980, c’est à Libération que le journalisme se réinventait et avec qui il était excitant de travailler.

En 1998, le jeton était revenu sur la case Le Monde, et c’est avec enthousiasme que je m’y engouffrais, presque interloqué qu’on m’y appelle pour faire précisément ce que je voulais faire depuis dix ans : donner à l’environnement une place véritable sur l’échiquier de l’information.

Le Monde m’apparut comme un étalon de premier choix, une voiture d’exception, un magnifique vélo de course : je découvrais un engin hyper-réactif à toute l’énergie que l’on y impulsait. Le jour même de mon arrivée, une idée émise comme ça se transforma en une page entière, que je titrais « L’explosion démographique de la planète n’aura pas lieu ».

Au long des années, je pus ainsi, en toute liberté, accompagner le mouvement d’opposition aux cultures transgéniques, décrypter la saga scientifique et politique du changement climatique, observer le retournement du cycle de l’énergie à partir de 2000, projeter la lumière sur le mouvement naissant de la décroissance, tenter d’enfoncer des coins dans la monolithique oligarchie nucléaire - enfin suivre à travers près de mille cinq cent articles le renouveau et l’enracinement de l’écologie dans la conscience collective. Dans tout cela, bien des informations exclusives, auxquelles la puissante machine qu’était Le Monde donnait un fort écho.

Je découvrais la palette extraordinaire des modes d’expression de ce journal - relation factuelle, reportages, entretiens, analyses -, la facilité des outils de travail dès lors que l’information était là, et qui vous projetait du jour au lendemain dans les plaines hongroises ou au coeur des Galapagos.

La Terre vue de l’espace

Tout n’était certes pas un champ de roses, et il fallut maintes fois batailler pour imposer un sujet et plus généralement, la place de l’environnement. Les relations humaines étaient dures, les clans vivaces, et l’hypocrisie toujours à la hauteur de l’intelligence qui caractérisait la maison. Mais tout le monde restait d’accord sur l’essentiel, qui était le culte rendu à l’information.

Quoi qu’il arrive, je resterai reconnaissant à cette belle maison qu’a été Le Monde, et qui me permit, ainsi qu’à bien d’autres, d’exprimer librement notre talent et notre passion de l’information.

Actionnaire !

Mais en 2003, Le Monde subit une tornade qui le secoua violemment. Avec le recul, on peut estimer que l’événement a marqué le passage d’un univers informatif à l’autre, d’un temps où le papier imprimé était souverain à l’époque de la myriade internetienne.

Deux enquêteurs dont l’un, Pierre Péan, est un journaliste d’investigation remarquable quoique polémique, publièrent en février 2003 La face cachée du Monde, un ouvrage à charge contre ce que le trio Colombani-Minc-Plenel avait fait, une « trahison », selon les auteurs, de l’esprit du journal fondé par Hubert Beuve-Méry. En fait, le lourd volume de 640 pages mélange, comme l’écrivit dans un tract le syndicat dont j’étais membre, le SNJ (syndicat national des journalistes) « le vrai, le faux et le vraisemblable, commet de nombreuses erreurs factuelles, et est animée d’un esprit si constamment critique que ses jugements perdent leur valeur. Il s’agit bien plus d’un pamphlet que d’une enquête sérieuse et réfléchie. »

Le livre, largement répercuté par le tam-tam médiatique provoqua, comme le résuma ensuite Daniel Schneidermann, « un cauchemar sans précédent dans l’existence d’un journal » [1]. La direction réagit en se transformant en bunker, appelant la rédaction à se rassembler unanimement contre l’affront barbare qu’ils jugeaient commis à l’encontre du Temple sacré.

Pour ma part, sidéré par la violence des uns et des autres, je considérais que, certes, ce livre suintait la volonté de détruire, mais que, dans la mesure où Le Monde passait son temps à réclamer la transparence à tous les pouvoirs, il était légitime d’accepter la critique extérieure, quitte à en démentir les excès flagrants. De surcroît, en terme de « communication », l’attitude de déni total me paraissait la pire qui soit.

J’étais plus, au demeurant, observateur que participant. J’écrivis même une analyse replaçant l’épisode dans le contexte plus général de la crise de la démocratie. Par une espèce de miracle, cet article, intitulé « Crise de la presse, ère du soupçon, malaise social » parut le 14 mars 2003.

-  Lire « Crise de la presse... » en téléchargement :

Crise de la presse.

La conclusion en était : “A la place qui est la leur, les journalistes ont à réinterroger leur pratique : dans la situation historique présente, elle leur dicte de déplacer leur centre d’intérêt, de se mettre autant à l’écoute du peuple que des pouvoirs. L’information est là, dans les taudis de Caracas et dans les trains de banlieue parisienne, dans les grandes plaines américaines et dans les discothèques des petites villes de province. L’information ne gît pas seulement dans les réseaux cachés des oligarchies, mais au coeur palpitant de la société, le long du système nerveux de la vie, dans les humbles neurones de la conscience collective. C’est en portant plus d’attention à cette réalité que la presse échappera à l’ère du soupçon."

Nous étions quelques-uns, dans la frénésie générale, à partager cette attitude de retenue critique. On me proposa de me présenter aux élections de la Société des rédacteurs du Monde (SRM), qui devaient se dérouler en juin.

Je jouais le jeu et fis campagne, comme mes camarades Jean-Pierre Tuquoi et Sylvia Zappi. L’état d’esprit général oscillait. Certains "chefs" prenaient même langue prudemment avec nous, pour le cas où le vent tournerait. J’ai toujours connu ce journal anciennement "de gauche" imprégné d’un esprit étroitement hiérarchique, tous les sous-chefs aspirant à être chef de quelque chose, les chefs de quelque chose mangeant dans la main du directeur du moment, développant une capacité admirable à rester toujours chef quand les mésaventures du directeur le conduisaient à disparaître. Ils papillonnaient alors autour de son successeur pour rester, toujours, dans les papiers du pouvoir.

Les courtisans

Jean-Pierre, Sylvia et moi-même fûmes élus aux trois postes à pourvoir (Sylvia, je crois, était réélue). Il faut ici rappeler un fait crucial : l’un des principaux journaux de France était, depuis 1951 et une crise durant laquelle la rédaction s’était liguée pour défendre, avec Hubert Beuve-Méry, sa liberté collective [2], ce journal, donc, était largement contrôlé par ses journalistes, qui en possédaient 28 % du capital.

Ainsi, je découvris la responsabilité particulière du travailleur-actionnaire, très différente de celle du syndicaliste. Le souci prioritaire en est la pérennité de l’entreprise et, dans le cas d’un média, la pérennité dans l’indépendance. Celle-ci s’obtient de la manière la plus simple qui soit : l’excédent des recettes sur les dépenses. Et c’est ébahi que je découvris le péril dans lequel se trouvait Le Monde. Car si Jean-Marie Colombani avait intelligemment rétabli en 1996 l’équilibre du journal, son succès l’avait conduit à une sorte de folie des grandeurs, qui lui faisait courir divers châteaux en Espagne plutôt que de s’astreindre à l’austère tâche de ne pas faire revenir le navire dont il tenait le gouvernail dans les navigations incertaines d’où il l’avait tiré. Il n’était pas seul responsable : car enfin, le conseil des autres actionnaires, constitué d’une brochette de patrons et autres financiers, avait laissé filer le déficit année après année. Une année, en 2000, passe encore, une deuxième, soit, mais enfin, trois fois, quatre fois, compte tenu de la fragilité de l’entreprise, c’était irresponsable et stupide. En 2003, donc, Le Monde allait mal. Le « Péan-Cohen » lui avait certes donné un rude coup, mais qui n’eût tant d’effet que parce que la pierre s’apprêtait à dévaler la pente.

Le Conseil de la SRM comptait douze membres. Nous étions trois. Quoique représentant la majorité de la rédaction qui venait de s’exprimer en nous désignant, nous étions cependant minoritaires au sein du Conseil, et les neuf autres membres, habitués aux analyses de leur directeur au remarquable talent oratoire, nous considéraient comme trois vilains canards, incompétents et nuisibles, malgré la sérénité conciliante que nous affichions [3]. Ce fut pénible. Il fallut plusieurs mois, pendant que nous plaidions pour la rigueur des comptes, montrant par exemple que la dette était sous-estimée parce qu’elle oubliait des « obligations remboursables en actions », avant que le Conseil évolue vers une attitude plus critique à l’égard de la gestion directoriale.

Dessin de Plantu, 2004

Mais si nos camarades changeaient leur état d’esprit, il n’en allait pas de même de MM. Colombani et Plenel, qui nous associaient à peu près au diable (ou à des diablotins, car notre pouvoir restait mince). Une fois ou deux, le premier ne put se retenir de nous inviter à quitter le journal. Et, au printemps 2004, du jour au lendemain, Edwy Plenel m’expédia du service International au service Régions, ce qui n’était pas précisément une promotion. L’oukase me fut, pour tout dire, douloureuse. Je déplorais aussi que, dans cette rétorsion, le directeur de la rédaction réduisit le nombre de journalistes chargés de l’environnement, puisque mon collègue qui officiait sur ce terrain en Régions partait vers d’autres horizons. J’étais donc censé suivre seul la question écologique, ce que je fis avec la même énergie qu’auparavant, parce qu’après tout, l’essentiel était là.

D’ailleurs, Edwy Plenel démissionnait en novembre 2004, une nouvelle équipe se mettait en place, et si je continuais à participer activement au conseil de la SRM, son évolution rendait moins nécessaire de s’y investir. Dans les temps libres, c’est-à-dire les vacances, je menais avec mon ami photographe Jérôme Equer une série de reportages sur la vie quotidienne dans la bande de Gaza. Je le fis sans le moindre coup de main du Monde, à nos frais, avec l’aide, quand ce fut nécessaire, du quotidien québecois Le Devoir. L’intensité des rencontres, l’observation de la souffrance et du courage, la découverte de l’injustice et des ressources infinies de la chaleur humaine, le danger, tout ceci ravivait, s’il en était besoin, le goût de raconter, d’enquêter et de témoigner.

Mohammed Kilani à Gaza, en 2004

D’ailleurs, Le Monde restait un endroit où le beau journalisme restait possible. Je tentais de convaincre la nouvelle direction de la rédaction de la possibilité de parler beaucoup plus régulièrement d’environnement que ne pouvait le faire un seul journaliste, c’était peine perdue. Au moins ne m’empêchait-on pas de faire mon travail.

A l’automne 2006, je quittais le conseil de la SRM. Je n’avais guère envie de renouveler cette expérience difficile et à laquelle je ne croyais plus. On me dit de me représenter. Je le fis, sans mener campagne, et adressant à la rédaction un texte qui déplorait « la progression d’une machine infernale qui conduit à l’absorption du Monde par des intérêts capitalistiques indifférents à ses valeurs, dans une ambiance où la rédaction est considérée au pire comme une ennemie, au mieux comme un outil. » Je ne fus pas élu, et tant mieux.

-  Lire texte adressé à la rédaction en téléchargement :

Chroniqueur ET reporter

L’actualité de l’écologie entamait alors un crescendo palpitant, marqué par le Grenelle de l’environnement, en 2007, et la montée de la préoccupation du changement climatique, que lançait le rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat).

Dans ’Le Monde’ du 30 janvier 2007

Et puis, en 2007, paraissait Comment les riches détruisent la planète, ouvrage dans lequel j’articulais la question écologique et la crise sociale. L’ouvrage advenait à un moment où la conscience collective attendait ce raisonnement : il rencontra le succès, qui témoignait de la radicalisation de l’écologie politique, stimulée d’un côté par le mouvement de la décroissance, qui fissurait les illusions du développement durable, enrichie de l’autre par la découverte par une partie de la gauche que politique écologique et justice sociale pouvaient se combiner.

Je poursuivais donc un travail d’information porté par un contexte nouveau, dont je mesurais, tant dans les antichambres ministérielles que dans les villes et bourgs de province où j’allais rencontrer le public, la vivacité surprenante : l’écologie n’était plus une obsession d’illuminés, elle allait au coeur de la préoccupation collective. Ce mouvement se continua, malgré l’affaissement du système capitaliste provoqué fin 2008 par l’aveugle spéculation financière, jusqu’au sommet de Copenhague en décembre 2009.

Ainsi la nouvelle formule du journal dirigée par Eric Fottorino créait fin 2008 un service Planète, chargé de suivre les questions d’environnement. Eric accepta de surcroit la proposition que je lui faisais de créer une chronique Ecologie, qui débuta en février 2009. Il accéda aussi à ma demande que seul le directeur du journal ou de la rédaction pourrait intervenir sur le contenu de cette chronique : c’était la condition pour qu’elle soit parfaitement libre, donc plaisante, donc qu’elle touche les lecteurs.

Il y avait les livres : Pour sauver la planète, sortez du capitalisme parut début 2009, et rencontra lui aussi la faveur du public. Il y avait les articles, où l’on pouvait faire oeuvre utile - et je redis l’agrément que je trouvais à les rédiger : je quitte Le Monde sans ressentiment ni rancoeur parce que les joies journalistiques que j’y ai éprouvées l’emportent de loin sur les avanies subies. Et il y avait la chronique, exercice nouveau et stimulant, où je tâchais, tout en travaillant divers modes d’écriture, d’introduire des idées écologistes en apportant des informations qu’on ne trouvait pas ailleurs. Par ailleurs, puisqu’elle était estampillée Ecologie, le principe en était d’adopter ce point de vue dans sa radicalité.

Cependant, l’époque changeait. Fin 2008, le système économique mondial passa au bord du gouffre, ouvrant une crise profonde qui secoua durement l’ensemble des économies et exacerba une année durant les rapports sociaux. Mais l’absence d’alternative politique au capitalisme lui permit de se maintenir : le corps d’une politique écologique et sociale était encore trop immature pour modifier l’équilibre des forces, tandis que les mouvements de protestation et d’indignés manquaient de la cohérence permettant de bousculer les pouvoirs. Au demeurant, ceux-ci recouraient sans défaillir à la police et à l’appareil médiatique. Enfin, trente ans d’individualisme néo-libéral avaient si bien imprégné la culture occidentale que les ressorts de la lutte collective s’étaient distendus.

Une conséquence de cette situation est que la dynamique écologique qui s’était engagée autour du changement climatique échouait à débloquer la nouvelle polarité Chine-Etats-Unis, l’Europe ayant perdu - depuis la trahison du vote populaire de 2005 - sa capacité d’impulsion. Ce fut l’échec du sommet de Copenhague sur le climat, en décembre 2009, amorçant un reflux de la préoccupation écologique.

L’autre conséquence est que le capitalisme s’est agrippé plus violemment encore dans le terreau social, malgré son incapacité devenue flagrante à ouvrir toute perspective d’avenir. Un des terrains privilégiés de contrôle est celui des médias, et Le Monde devenait une cible de choix - au demeurant peu farouche, puisqu’engoncé depuis une décennie dans la ligne néo-libérale que n’avaient pas fait dévier les voix divergentes qui pouvaient s’y exprimer.

Pour éviter le sort fatal auquel conduisait la « machine infernale » que j’avais évoquée en 2006, il aurait fallu une mobilisation de la rédaction, qui supposait des sacrifices financiers et une forte réduction des inégalités en son sein, ainsi qu’une profonde réorientation éditoriale. Aucune de ces conditions n’étant réunie, la situation financière dégradée conduisait à la vente au plus offrant. On lui demandait, pour respecter les formes, d’être le plus malin. Le trio Bergé-Niel-Pigasse était le plus malin. Il emporta le morceau en juin 2010. Et en septembre, la rédaction votait, la queue basse, la perte de contrôle de son journal.

Titre des ’Echos’ du 22 septembre 2009.

Qui pouvait croire une seconde que la liberté du Monde ne serait pas altérée par le changement de propriétaire ? Les imbéciles. Car, comme l’écrivait Françoise Giroud, « Attendre des représentants du capital qu’ils vous fournissent gracieusement des armes – c’est-à-dire, en l’occurrence, des journaux – pour s’élever contre une forme de société qui leur convient, et une morale qui est la leur, cela porte un nom : l’imbécillité » [4]

Dans Comment les riches..., j’avais rappelé la règle simple que voici : "Le directeur nomme le rédacteur en chef, qui désigne ses chefs de service, qui dirigent les journalistes. Qui choisit le directeur ? Le propriétaire du média. S’il arrive que celui-ci ait la passion de l’information et de la liberté, il est plus souvent guidé par ses intérêts ". Il ne fallait pas douter de l’évolution, même si les nouveaux propriétaires se comporteraient de manière plus subtile que M. Dassault au Figaro.

Qui étaient-ils, d’ailleurs ? Un panaché qui représente bien le capitalisme moderne : un financier passé de la fonction publique à la banque, un industriel du luxe - un secteur d’activité se portant d’autant mieux que les inégalités s’accroissent -, un aventurier brillant passé du Minitel rose aux réseaux de télécom. Des personnes intelligentes, talentueuses, imaginatives, mais engoncées dans la pensée dominante formatée par les riches et pour les riches.

Ils nommèrent un directeur général qui entreprit de remettre la gestion du journal en ordre, débarquèrent Eric Fottorino, désignèrent habilement pour diriger le journal un homme estimable, Erik Izraelewicz, à la belle carrière, mais très "Medef compatible" et membre du club Le Siècle. La rédaction entérina ce choix.

Pour ma part, je poursuivais mon travail, qui devint difficile : la chef du service Planète appréciait peu ma liberté. Nos conceptions du journalisme comme de la question écologique divergeaient, ce qui conduisit à la dégradation continue de mes conditions de travail. Car elle était chef, et entendait bien le faire savoir, dans une atmosphère du journal où, peu à peu, s’introduisaient les méthodes de management qui font le bonheur des travailleurs de Renault ou de La Poste. Le mot "chefferie" devint d’usage courant, un mot dont il est utile de rappeler la définition : « système social fondé sur l’autorité et le statut supérieur du chef coutumier, notamment en Afrique et chez les Kanaks » [5]. Le service Planète, et sans doute d’autres services de ce journal, devenait très africain, très kanak.

La chronique Ecologie traçait en revanche son chemin. Eric Fottorino avait totalement respecté la règle dont nous avions convenu, comme le firent ensuite Alain Frachon et Erik Izraelewicz : malgré nos conceptions très différentes, ils respectèrent toujours ma liberté, se limitant très rarement à des remarques, au demeurant légitimes, et sur lesquelles nous trouvions sans mal accord. Ce fut plus difficile avec la hiérarchie intermédiaire, et avec l’édition : il fallut expliquer à divers "chefs coutumiers" que seul le Grand Manitou pouvait intervenir sur la chronique. Il y eut aussi quelques épisodes difficiles avec Sylvie Kauffmann, qui me conseilla un jour de "m’autocensurer un peu" - conseil que je je ne suivis pas. Sylvie respecta, au demeurant, ma liberté.

Mais il devenait manifeste que la chronique ne suivait pas la ligne du Monde. Si elle publiait régulièrement des informations originales - c’est elle qui parla pour la première fois en France du gaz de schiste, en mars 2010 -,

ses analyses heurtaient la logique générale du journal : sur la croissance, sur la guerre, sur le climat, sur l’énergie, sur le gaz de schiste, elle disait autre chose que ce que disaient les éditoriaux et les autres chroniqueurs rédacteurs en chef de tout plumage. C’était logique : si l’on ouvrait un espace à l’écologie, il fallait s’attendre à y voir exprimé un point de vue écologiste. Et malgré son volume réduit - oscillant selon les époques entre 2.400 signes et 3.200 -, et sa place enfouie dans les profondeurs du journal, la chronique donnait de l’urticaire à la « chefferie ». Heureusement, elle plaisait à nombre de journalistes de base et, surtout, à nombre de lecteurs.

Parallèlement, je continuais à écrire des articles dans les pages « d’information » du journal, en suivant le code d’écriture approprié, que je connaissais bien, pour en avoir rédigé des centaines.

• Lire la suite : Adieu Le Monde, vive Reporterre]

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