CBD : l’État freine la culture locale de cannabis

Un champ de cannabis en Suisse. - CC BY-SA 4.0 recadré / Felix Brönnimann / Wikimedia Commons
Un champ de cannabis en Suisse. - CC BY-SA 4.0 recadré / Felix Brönnimann / Wikimedia Commons
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Quotidien Économie SantéLes magasins de CBD connaissent un grand succès en France : leur nombre a quadruplé en 2021. Mais la plupart des produits vendus viennent de l’étranger. Une filière nationale pourrait se développer, si elle n’était pas entravée par le gouvernement.
Après avoir poussé la porte vert fluo de la minuscule boutique, on les remarque tout de suite. Exposées dans d’imposants bocaux en verre, des fleurs de chanvre trônent au fond de la pièce. À leur droite, quelques flacons d’huiles et de cosmétiques ont été alignés sur des étagères.
Dans ce magasin du 18ᵉ arrondissement de Paris, tous les produits sont réalisés à partir de cannabis — le nom botanique du chanvre — riche en cannabidiol (CBD). Cette molécule fait partie des nombreux cannabinoïdes qui composent la plante. Contrairement au plus connu, le THC (tétrahydrocannabinol), le CBD ne provoque pas d’effet stupéfiant. Au contraire, des études lui attribuent des vertus apaisantes et anti-inflammatoires pour certaines maladies — même si la littérature scientifique est encore maigre à son sujet.

« Nos produits viennent principalement d’Italie et de Suisse, indique Baptiste, le vendeur. Nous travaillons aussi avec des producteurs portugais et autrichiens. » En revanche, pas de trace de fleurs de CBD cultivées en France. « Dans les magasins français, les fleurs viennent à 99 % d’Italie et de Suisse », confirme Antoine Roux, porte-parole du syndicat professionnel du chanvre.
Un constat qui peut étonner, quand on sait que l’Hexagone est le premier producteur européen de chanvre industriel (pour le secteur de la construction, de l’isolation, du textile…) — à différencier du chanvre « récréatif ». Depuis plusieurs années, le gouvernement mène une bataille juridique contre ce dernier.
Une bataille en plusieurs actes
L’arrêté du 22 août 1990, modifié en 2004, a d’abord autorisé en France « la culture, l’importation, l’exportation et l’utilisation industrielle et commerciale » des fibres et graines de variétés de cannabis, tant que celles-ci contenaient moins de 0,2 % de THC. La réglementation européenne, elle, autorisait l’usage de la plante entière (fibres, graines, feuilles et fleurs).
Au début des années 2010, profitant de ce flou juridique, plusieurs « CBD shops » ont essaimé en France, proposant à leurs clients des fleurs de chanvre brutes (et non pas seulement des fibres et graines) et des produits dérivés de ces fleurs (huiles, pommades…). Le gouvernement a tenté de faire fermer ces boutiques, mais en novembre 2020, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé illégales ces interdictions [1]. La commercialisation a donc pu reprendre, mais la production de fleurs brutes sur le sol français est restée interdite.

Jusqu’en 2021. Le 30 décembre, le gouvernement a surpris en publiant un arrêté autorisant en France la culture de fleurs et feuilles de chanvre dont la teneur en THC est inférieure à 0,3 %… mais interdisant de les vendre telles quelles. « Les fleurs et les feuilles […] ne peuvent être récoltées, importées ou utilisées que pour la production industrielle d’extraits de chanvre », pouvait-on lire dans l’arrêté. Autrement dit, seule la vente des produits dérivés des fleurs (huiles ou cosmétiques, par exemple) est autorisée.
« Cette décision était incompréhensible pour nous : notre chiffre d’affaires dépend à 70 % de la vente de fleurs brutes, à fumer ou infuser », se souvient Baptiste, le vendeur du magasin parisien. Le gouvernement a justifié son choix en invoquant des arguments sanitaires (les risques cancérigènes liés à fumer des fleurs de CBD, une incertitude sur les effets du cannabidiol…) et « d’ordre public » : il serait trop difficile pour les forces de l’ordre de distinguer des fleurs de chanvre contenant du CBD de celles, illégales, contenant du THC.
Mécontents, des commerçants du secteur ont saisi le Conseil d’État en urgence, qui leur a donné raison : le 24 janvier 2022, la plus haute juridiction administrative française a suspendu « à titre provisoire » l’interdiction de la vente des fleurs. L’arrêté va désormais devoir être jugé sur le fond par le Conseil d’État, dans les prochains mois.
600 nouveaux producteurs de CBD en 2021
Une décision très attendue, car de plus en plus d’agriculteurs français voudraient essayer cette production. En 2021, pariant sur une autorisation de la culture de fleurs riches en CBD, 600 cannabiculteurs se sont lancés. « C’est énorme, au regard des 1 400 producteurs de chanvre industriel que comptait la France jusque-là », commente Antoine Roux, du syndicat professionnel du chanvre.
Ces nouveaux producteurs se retrouvent fort dépourvus. « Tant que le Conseil d’État n’a pas statué sur le fond, la filière et les investissements ne peuvent pas réellement se développer », soupire Antoine Roux. Certains vont devoir abandonner leur projet. D’autres ont trouvé des astuces qui confinent à l’absurde, pour ne pas risquer d’enfreindre la loi. « Dans notre marque, nous proposons des fleurs françaises. Nous allons exporter les fleurs en Italie, les faire conditionner là-bas, puis elles nous reviendront », confie Antoine Roux.
Globalement, sans filière de production structurée, la plupart des boutiques de l’Hexagone vont devoir continuer à s’approvisionner à l’étranger. Leur succès ne tarit pas : au début de l’année 2021, le syndicat professionnel du chanvre avait recensé 400 magasins de CBD en France. Un an plus tard, ils sont 1 800, soit presque cinq fois plus.
« Beaucoup de clients ont arrêté ou diminué leur consommation de drogue grâce à ça »
Comment expliquer ce succès ? « Le CBD est un moyen de combattre l’addiction au THC, estime Baptiste, vendeur. Beaucoup de clients ont arrêté ou diminué leur consommation de drogue grâce à ça. » « Les fleurs de CBD ont été un substitut aux joints quand j’allais en soirée, confirme Maxence, 26 ans, consommateur de cannabidiol depuis un an et demi. Ça m’a aidé à ne pas craquer et refumer du THC. Interdire le CBD, c’est supprimer cette alternative. »
Yohan, vendeur dans un magasin du 18ᵉ arrondissement de Paris, vante une multitude d’autres effets bénéfiques. « J’ai déjà fait arrêter progressivement des antidépresseurs et des anxiolytiques à des clients désespérés, qui ne savaient plus vers quoi se tourner », affirme-t-il.
Justine, 40 ans et consommatrice depuis trois ans, raconte que les fleurs de CBD l’ont aidée à soigner ses crises d’angoisse, ses insomnies, sa phobie sociale et ses sautes d’humeur. « Mon entourage a remarqué que mon humeur était plus stabilisée, que j’étais plus calme au quotidien », poursuit-elle. Elle ne comprend donc pas l’acharnement du gouvernement français à empêcher le développement de cette culture. « Est-ce par méconnaissance du sujet, ou par pression des groupes pharmaceutiques, frustrés qu’une simple fleur aux effets positifs puisse être vendue sans passer par eux ? » s’interroge-t-elle.
« On pourrait avoir un vrai marché florissant »
« La demande des clients est là, je ne vois pas pourquoi elle n’est pas prise en compte », déplore Nicolas [*], 30 ans. Ce consommateur de CBD vit en Suisse depuis deux ans, pays où le cannabidiol est complètement démocratisé. « Économiquement, il y aurait un réel intérêt à avoir la même chose en France, poursuit-il. On pourrait avoir un vrai marché florissant, plein de petits producteurs, créer des produits locaux très sympas. »
Le gouvernement s’obstine, mais ce n’est pas le cas de tous les candidats à la présidentielle. Yannick Jadot (Europe Écologie-Les Verts) a affiché publiquement son soutien au CBD, et Jean-Luc Mélenchon, sans préciser son opinion sur le cannabidiol, a affirmé qu’il était favorable à une légalisation du cannabis. Quel que soit le nouveau locataire de l’Élysée au mois d’avril, les commerçants restent confiants : « L’Union européenne aura le dernier mot. »