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« Ce sport ne respecte rien » : Stan Thuret, le skipper qui a quitté la compétition

À 35 ans, l’ex-skipper émérite Stan Thuret a décidé d’abandonner son sport, qu’il juge être dans « l’hyperconsommation ». Et rêve d’inventer de nouvelles formes de compétition, plus écologiques.

Concarneau (Finistère), reportage

Pas facile de mettre la main sur Stan Thuret. Lorsque le navigateur a annoncé, en février dernier, qu’il arrêtait la course au large pour « raison écologique », il se trouvait aux Antilles, où l’avait mené la Route du Rhum. On n’allait tout de même pas prendre l’avion pour discuter des méfaits environnementaux de la voile de haut niveau. Il nous a donc fallu attendre, patiemment, que les vents le ramènent jusqu’à sa terre natale.

Le navigateur Stan Thuret a annoncé arrêter la course au large le 15 février 2023. Facebook/Stan Thuret

Rendez-vous était pris sur la grève, face aux eaux turquoises de la baie de Concarneau. Lunettes noires sur le nez, peau imbibée de soleil, l’ex-skipper nous attend dans un décor n’ayant rien à envier aux images paradisiaques ciselées par les vendeurs de séjours « all inclusive » à l’autre bout de la planète. En contre-haut d’une plage d’une blancheur aveuglante, un chemin côtier serpente entre les pins. Une odeur d’algues cuites émane des rochers dévorés par les moules. On s’assied sur un tronc, vite rejoints par une nuée d’araignées, de fourmis et de papillons.

« C’est pas mal, comme bureau ! » rit le marin en désignant, face à nous, l’immensité bleue. C’est ici que le jeune homme à la tignasse ébouriffée a fait ses premiers bords, à 4 ans, sur le petit dériveur familial. Ici qu’il s’est entraîné pendant de longs mois, une fois adulte, pour rejoindre le monde très fermé de la course au large. Et ici qu’il est venu se ressourcer, au printemps, après avoir claqué avec fracas la porte d’un sport devenu selon lui « un non-sens total ».

C’est dans l’eau de la baie de Concarneau que Stan Thuret a commencé à naviguer. © Mathieu Génon / Reporterre

« On est dans l’hyperconsommation »

Âgé de 35 ans, le navigateur s’est plié pendant six ans aux règles de la voile de compétition. Le temps de se faire une place, de participer à des courses reconnues — Mini Transat, Transat Jacques Vabre, Route du Rhum… —, mais aussi de sentir grandir en lui, à pas de loup, une profonde amertume envers ce milieu et son inconséquence écologique.

À l’évocation du sujet, les pensées de Stan Thuret affluent de toute part, tourbillonnent, déferlent, comme un courant trop longtemps retenu. La voix se fait plus grave et les sourires, jusqu’alors dispensés avec une générosité enfantine, s’éteignent. Tout y passe : l’élitisme de la course au large, son manque de diversité, son recours à des sponsors polluants, les comptes-rendus vidéos quotidiens exigés durant les courses, donnant à l’exercice une allure de télé-réalité… Mais surtout, l’obsession de la performance, qui a selon lui fait perdre pied aux navigateurs. « On est comme des enfants avec des jouets. Incapables de se mettre une limite. »

« On est comme des enfants avec des jouets. Incapables de se mettre une limite. » © Mathieu Génon / Reporterre

Auprès du grand public, la course au large jouit encore d’une image de sport propre. À en croire Stan Thuret, la démesure serait pourtant devenue la règle. « On est dans l’hyperconsommation. » Tout est bon pour grappiller quelques nœuds, raconte-t-il, le regard noisette soudain mélancolique : truffer les navires de résines toxiques et de fibres non recyclables ; acheter, à chaque course, de nouvelles voiles en dérivé de pétrole, alors que les précédentes sont encore parfaitement fonctionnelles ; greffer aux coques des « foils », des appendices qui permettent aux bateaux de voler au-dessus de l’eau, mais augmentent le risque de trancher en chemin une baleine. « L’idéologie qu’on défend, c’est que tant qu’on a de l’argent, on peut réaliser son rêve, même si c’est au détriment des autres », déplore-t-il.

Résines toxiques dans les bateaux, sponsors polluants... Le navigateur a fini par se retrouver dans un univers qui ne lui correspondait plus. © Mathieu Génon / Reporterre

« J’étais heureux avec quasiment rien »

La sensibilité écologique de Stan Thuret remonte à l’enfance. Mère juriste, père à la tête d’une boutique d’électronique, le navigateur a grandi dans un petit village de 400 habitants en lisière de la région parisienne. Les mercredis après-midi étaient passés à se balader dans la forêt ; les étés, à la montagne ou chez ses grands-parents, en Bretagne. « Je ne voyais pas la nature comme quelque chose que l’on consomme, mais quelque chose dans lequel on est au quotidien. »

Son goût pour le large lui vient de cette époque. Du doigt, il pointe une ombre sur l’horizon bleuté. « Tu vois cette petite île, là-bas ? C’est l’île aux Moutons. Normalement, on n’a pas le droit de la dépasser, elle est trop loin. Et puis un jour, j’étais avec mon père, et on avait vraiment les bonnes conditions, le bon vent. On a poussé, poussé, et puis d’un seul coup, on a vu cette terre qu’on imaginait inaccessible, et je me suis dit, whoah ! » La recherche de cette sensation, mélange unique « d’excitation et de peur », ne l’a plus quitté. « Être sur l’eau, c’est une expérience magique. Ça te fait te questionner sur ta place dans l’univers, te reconnecter à la nature, te retrouver… »

C’est après la Route du Rhum, à l’automne 2022, que le navigateur a pris sa décision. Facebook/Stan Thuret

Avant de faire de l’océan son métier, le navigateur a fait un détour par le cinéma, après des études d’assistant-réalisateur à Cherbourg. Une vingtaine de films — De rouille et d’os, Planetarium, Les Saveurs du palais… — et des déceptions. L’impression, parfois, de raconter des histoires « qui ne portent pas forcément de sens ». C’est finalement après avoir embarqué sur le navire d’un skipper à la recherche d’un caméraman, en 2013, que le jeune homme s’est piqué de course au large. Quatre ans plus tard, il s’est lancé dans sa première compétition transatlantique.

L’expérience a été une école de la sobriété. « Je me suis rendu compte que j’étais heureux avec quasiment rien, explique-t-il. Tu es dans un élément que tu ne maîtrises pas, avec lequel il faut s’adapter, être humble. Ça te redescend. » Une source d’émerveillement, aussi. Le marin se souvient d’une nuit sans vent, au large du Maroc. « Il y avait un ciel pas possible, avec des météorites de tous les côtés, et au milieu, du plancton phosphorescent. Et là, tu ne sais plus comment tu t’appelles, parce que tu as des étoiles en dessous, des étoiles au-dessus, et en même temps tu es fatigué, tu rééprouves les limites de ton corps, tu te sens vivant. »

« Quel est ce sport qui ne respecte rien ? Qui se croit plus fort que la nature ? »

Stan Thuret dit s’être fait « happer », dans les années qui ont suivi, par un univers qui ne lui correspondait pas. « Je n’ai pas su dire non tout de suite. Je me suis dit que si je sortais de la compétition, je n’aurais plus de voix, je n’existerais plus. » Pendant longtemps, confie-t-il, il a cru pouvoir changer les choses de l’intérieur. Avec d’autres coureurs au large, il a créé La Vague, une association qui œuvre pour rendre ce sport soutenable. « Tout le monde nous disait toujours qu’on avait raison. Mais il y avait toujours un “Oui, mais on verra plus tard”, “Oui, mais ce n’est pas le moment”. Et on repousse, on repousse, on repousse. »

La Route du Rhum, à l’automne 2022, a mis un coup fatal à ses espoirs. À l’occasion du départ, la ville de Saint-Malo a accueilli en grande pompe 2 millions de visiteurs. Coût estimé : 145 000 tonnes d’équivalent CO2. Alors que la région se trouvait en pleine alerte sécheresse, Stan Thuret se souvient d’avoir vu des concurrents rincer leurs coques à l’eau douce. « Ça m’a franchement écœuré », confie-t-il.

Autre déconvenue : le départ de la course a été un temps maintenu malgré « un énorme coup de vent, avec des creux de 9 mètres », qui devait s’abattre sur les navigateurs deux jours plus tard. Selon ses dires, certains d’entre eux auraient rapidement suggéré d’ajourner afin de limiter les risques humains, sans être écoutés. Seul l’argument financier — la crainte d’être blacklistés par les banques et les assurances en cas de casse — aurait finalement fait peser la balance en faveur du recul. « Je me suis demandé, quel est ce sport qui ne respecte rien ? Qui se croit plus fort que la nature, et accepte de mettre potentiellement en jeu des vies humaines ? »

En pleine sécheresse, des concurrents rinçaient leurs coques à l’eau douce. « Cela m’a franchement écœuré ». © Mathieu Génon / Reporterre

Ces questions ont continué à le remuer durant sa traversée de l’Atlantique, jusqu’à ce qu’il annonce finalement, à son retour à terre, déserter la course au large « telle qu’elle existe aujourd’hui ». Au sein du petit milieu de la voile de compétition, cette déclaration a fait l’effet d’une bombe.

Dans les colonnes du média spécialisé Tip and Shaft, un de ses proches a lâché, sous couvert d’anonymat, « ne pas croire » à cette « histoire d’environnement » : « L’esprit de concours, la performance, le bachotage sur l’eau, ce n’était tout simplement pas pour lui. » D’autres, comme le navigateur Maël Garnier, ont assimilé sa décision à un « manque de courage », se disant « persuadée que la nouvelle génération, dont [il fait] partie, saura trouver des solutions plus viables ».

L’ancien coureur au large Adrien Hardy voit dans les commentaires hostiles « une réaction de défense » : « Le discours de Stan ne fait pas plaisir, mais il reflète globalement la vérité. Ceux qui ont la tête dans le guidon ne font pas trop l’effort de prendre du recul et d’être critiques sur leur milieu. Ils ont beaucoup de mal à l’entendre. »

Pour Stan Thuret, il faut faire rêver à autre chose, à un futur plus désirable. © Mathieu Génon / Reporterre

Un océan plus désirable

L’affaire a beaucoup affecté Stan Thuret. Il persiste malgré tout à croire au bien-fondé de son choix. « Ça a poussé beaucoup de gens à se poser des questions. Rien qu’en faisant ça, j’ai peut-être été plus convaincant qu’avec toutes les autres actions que j’ai faites depuis trois ans », pense-t-il. « Une sortie comme celle-là, ça fait du bien, abonde le skipper Arthur Le Vaillant, lui aussi membre du collectif écolo La Vague. Comme quand Clarisse Crémer ouvre sa gueule et critique la place qui est accordée aux femmes dans le milieu. Ça crée des débats, des échanges. C’est hyper fort. »

Stan Thuret l’assure par ailleurs : s’il quitte le navire, il ne compte pas pour autant cesser d’essayer de le transformer. « Je continue d’être dans l’action, d’emmerder le monde. » Le trentenaire rêve notamment d’organiser des courses d’un autre genre, où serait valorisée non pas la vitesse, mais la contribution des concurrents à la recherche scientifique, par exemple.

Il projette également de monter une expédition artistique ayant l’écologie « pour principe de base ». Ce grand lecteur de l’économiste décroissant Timothée Parrique rêve de mettre à profit ses compétences en cinéma pour « décoloniser les imaginaires » : « Imagine une série comme Friends, mais dans laquelle tu ne verrais jamais de plats à emporter, où les gens feraient du vélo, n’utiliseraient pas les réseaux sociaux, auraient une maison low-tech… À un moment, ça pourrait devenir une norme. » Un gros changement de cap ? Pas de problème. Stan Thuret a depuis longtemps cessé de craindre l’horizon.


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