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EntretienCulture et idées

Timothée Parrique : « La décroissance est incompatible avec le capitalisme »

L'économiste Timothée Parrique à Paris, en octobre 2022.

Il n’est pas trop tard pour aller vers la décroissance, selon l’économiste Timothée Parrique. Cela suppose de changer tout notre système capitaliste.

Timothée Parrique est économiste et auteur d’une thèse sur la décroissance et du livre Ralentir ou périr — L’économie de la décroissance (éd. du Seuil).

Ce grand entretien a été réalisé pour le podcast de Reporterre. Écoutez-le sur toutes les plateformes :



Reporterre — Peut-on faire de la sobriété énergétique sans décroissance ?

Timothée Parrique — La décroissance est une réduction de la production et de la consommation, avec quatre aspects : on le fait pour alléger l’empreinte écologique, de manière planifiée démocratiquement, en faisant attention aux inégalités et dans le souci du bien-être. C’est devenu une boîte à outils formidable pour repenser l’économie aujourd’hui.

Vouloir la sobriété tout en maintenant l’activité économique, c’est l’équivalent de vouloir freiner tout en maintenant le pied sur l’accélérateur. Cette croyance que l’on pourrait produire plus et polluer moins est une fake news. Le dernier clou sur le cercueil de cette hypothèse de la croissance verte a été posé dans le volet 3 du dernier rapport du Giec [1]. Tous les auteurs cités le disent : on a observé des verdissements ici et là, la plupart du temps seulement sur le carbone, et dans tous les cas c’est insuffisant.


Est-il possible de faire croître le produit intérieur brut (PIB) tout en réduisant nos effets sur l’environnement ?

Une croissance véritablement verte serait une croissance où il n’y aurait aucun coût environnemental. Ça ne sert à rien d’en supprimer un si on le déplace ailleurs. Aujourd’hui, les discussions sur la croissance verte ne regardent que le carbone. Donc ce n’est pas une transition écologique.


Quelles sont les autres pressions que le CO2 ?

Un deuxième grand indicateur est l’empreinte matière, qui concerne notre dépendance à l’extraction de biomasse, de minéraux, de métaux. Cela rassemble 90 % des impacts sur l’environnement. On approche 17 tonnes par an par habitant en France d’empreinte matière, alors qu’on n’aurait jamais dû dépasser 3 à 6 tonnes.

Le but est une économie de production et de consommation conciliable avec la soutenabilité écologique définie par les scientifiques. Pour simplifier, le respect des limites planétaires. On en est loin. Il faudrait faire le plus de décroissance possible dès le départ et ensuite se concentrer pour verdir ce que l’on n’aura pas pu faire décroître.


Ça, c’est la théorie officielle.

C’est l’approche du Giec : éviter, substituer, améliorer. La meilleure façon d’éviter est de sélectionner les biens et services les plus polluants, par exemple dans les transports : prendre moins l’avion, la voiture. La décroissance dans ce sens est une stratégie d’atténuation du changement climatique non seulement rapide, mais aussi certaine parce qu’elle permet d’éviter les émissions dès maintenant. Et il y a énormément de marge de manœuvre pour réduire des productions et des consommations qui ne contribuent plus ou n’ont jamais contribué au bien-être.


Le PIB reste pourtant l’instrument de pilotage essentiel des décideurs économiques.

C’est un obstacle majeur. On a créé toute une culture, tout un imaginaire autour du PIB qui ne correspond pas du tout à la réalité de l’indicateur. Le progrès, l’innovation, l’éradication de la pauvreté, l’amélioration du vivre-ensemble, la cohésion sociale, la paix ne sont pas des choses mesurées par le PIB. Il faut arrêter d’utiliser le PIB comme indicateur du bien-être.

Timothée Parrique : « Si l’on veut prospérer sans croissance, il va nous falloir changer les institutions qui composent le système capitaliste. » © Mathieu Génon / Reporterre

En 2008, une commission lancée avec l’appui de la Commission européenne a étudié le moyen de se passer du PIB. Et puis rien ne s’est passé.

Tout le monde est d’accord sur les limites du PIB. Mais on n’a pas réussi à le changer. Des pays comme l’Islande, la Finlande, le Pays de Galles, l’Écosse et la Nouvelle-Zélande se sont lancés dans le défi d’une alternative au PIB. Mais cette question des indicateurs est la moins radicale, avec le moins de conséquences.


Si cela n’avait pas de conséquences, ça ne devrait pas poser problème de le changer. Or le système refuse. C’est problématique, non ?

L’idéologie de la croissance s’est développée indépendamment de cet indicateur. Pour elle, le but du gouvernement est d’augmenter la croissance du PIB, celui de l’entreprise est de faire des profits, et celui de l’individu de générer des revenus. Mais les coopératives, qui se sont débarrassées de la lucrativité, ont leurs propres indicateurs. On pourrait faire la même chose si l’on posait un cadre de comptabilité écologique dans les entreprises : le financier serait encastré dans le social, lui-même encastré dans l’écologique.


La décroissance est-elle compatible avec le capitalisme ?

Non.


Pourquoi ?

Le capitalisme a pour objectif l’accumulation du capital. Des objectifs de convivialité sociale et de soutenabilité écologique, avec comme priorité le renoncement, sont contraires à l’objectif du capitalisme. Si l’on veut prospérer sans croissance, il va nous falloir changer les institutions qui composent le système capitaliste — l’organisation du travail sous le salariat, la concentration des moyens de production, l’organisation de la production avec l’objectif de la lucrativité et la vente de marchandises sur des marchés.

« Quand on parle de décroissance, ça fâche »

Quel mot fait le plus peur, « décroissance » ou « anticapitalisme » ?

« Décroissance. » Le capitalisme est un concept beaucoup trop abstrait : à la télé, dans les journaux, personne ne parle de capitalisme. Alors que la croissance est le sens commun d’aujourd’hui. Et quand on parle de décroissance, ça fâche et si l’on veut transformer un système, il faut des mots qui créent un désaccord pour que l’on puisse discuter.


Le mot « besoin » n’est-il pas fondamental ?

Si. Le but de l’économie est de satisfaire les besoins. La critique de la croissance est celle d’une économie qui a perdu de vue les besoins. Parce que la maximisation du PIB, des profits ou des revenus n’a aucune correspondance avec des besoins concrets. On ne peut pas utiliser plus de tonnes de carbone qu’il n’y en a dans notre budget, de même que vous ne pouvez pas dépenser plus d’euros que vous n’en avez dans votre porte-monnaie. Donc, il faut des priorités. Comment les choisir ? On va par exemple regarder les jets privés, et se rendre compte que si l’on réduit les jets privés en France, il n’y aura pas une baisse de l’espérance de vie, une dégradation des services publics, une baisse du taux moyen de bonheur. Alors que si l’on baisse quelque chose lié au chauffage des ménages en situation de précarité énergétique, il y aura un impact sur le bien-être.

« En choisissant la décroissance, les technologies comme le nucléaire sont très compliquées à utiliser. » © Mathieu Génon / Reporterre

Vous avez comparé le budget carbone avec le budget euro. La grande différence, c’est que, en monnaie, on peut emprunter.

Et c’est extrêmement surprenant : les contraintes financières, la monnaie étant une construction sociale, sont assez flexibles. Alors que la contrainte carbone, non, parce qu’on ne peut pas négocier avec le climat. Mais on se retrouve dans des situations où l’on fait fluctuer le social et l’écologique en fonction des budgets financiers. Cette obsession du financier, on doit la renverser. On l’a déjà fait pendant la pandémie, quand on a levé la règle européenne de ne pas dépasser un déficit de 3 % du PIB.

Le changement climatique, ce devrait être la même chose. Mais les pays du Nord empruntent du budget carbone aux pays du Sud depuis des décennies, voire des siècles. Or les pays du Nord ne vont pas pouvoir rendre. Parce qu’à la différence de l’argent, le carbone, une fois qu’il a été brûlé, il n’est pas récupérable. Donc il y a une question de justice globale : si on a un budget limité, il faut le partager. Devrait-on l’utiliser dans des pays du Sud qui vont en avoir extrêmement besoin ? Ou dans nos pays riches pour faire ces choses qui ne contribuent plus au bien-être ?


La décroissance est elle compatible avec l’énergie nucléaire ?

Le but de la décroissance est de faire baisser la demande énergétique, notre besoin en ressources naturelles et nos impacts environnementaux. Une fois qu’on aura minimisé ce besoin et changé notre mode de vie, il y aura une demande minimum d’énergie. Quelle sera alors la manière la plus soutenable, la plus juste de nous approvisionner ? C’est là que devrait entrer la question du nucléaire. Ivan Illich critiquait le nucléaire, non pour son aspect écologique, mais pour les formes d’organisation sociale que cette technologie implique. La décroissance va vers une relocalisation, dans l’idéal du municipalisme libertaire. Dans ce concept de souveraineté énergétique, pas à l’échelle du pays, mais de la biorégion ou du village, des technologies comme le nucléaire sont très compliquées à utiliser.

« Il est encore temps d’orienter les choix autrement. »

Elon Musk, qui est la figure de proue du technocapitalisme, déploie une vision du futur qui peut plaire à un certain nombre de gens. Qu’est-ce qui pourrait séduire dans la société postcroissance ?

La lucrativité aurait disparu. Les décisions économiques seraient centrées sur la satisfaction des besoins. Le volume des incitations financières baisserait pour laisser resplendir l’économie la plus ancienne du monde, celle des réciprocités, des systèmes de dons et des priorités liées aux besoins. Ce qui me fait le plus rêver dans ceci, c’est notre relation au travail, alors qu’aujourd’hui la plupart des personnes sont déçues par le leur.


Une société de décroissance, c’est une société où l’on aime le travail qu’on fait, parce qu’il a du sens et ne dévore pas la vie ?

C’est une société où l’on peut se permettre de choisir un travail en fonction d’objectifs, de convivialité et de soutenabilité, en mettant l’impératif financier de côté. Ça demande un encadrement des salaires avec une revalorisation des bas salaires et un salaire maximum, dans une stratégie de limite de la richesse et des revenus.

« Le revenu maximal, même Bernard Arnault y gagnerait. » © Mathieu Génon / Reporterre

Le revenu maximal ne devrait pas déranger beaucoup de gens, en fait ?

Oui, ça ne changerait pas grand-chose à la situation de la majorité des gens. Même Bernard Arnault y gagnerait, parce que les pays qui ont les plus faibles taux d’inégalité ont les plus hauts indicateurs du bien-être.


Mais Bernard Arnault, Vincent Bolloré ou Elon Musk sont-ils préoccupés par le bien-être des populations en France ou aux États-Unis ?

Je ne pense pas. Il est anormal que des individus aient pu accumuler autant de richesses. Quand on fait l’historique de la croissance dans un pays comme la France, qui exerce une pression environnementale énorme depuis des décennies, on se rend compte qu’une grande partie de la richesse accumulée n’a pas de légitimité, du fait de la colonisation. Si le carbone avait été taxé depuis 1960 et que l’on passait la note aux industries pétrolières, la somme serait énorme.


Les néolibéraux ne bloquent-ils pas la recherche économique et la discussion sur la décroissance ?

Si. Les sciences économiques sont fermées, pas seulement à la décroissance, mais à l’économie hétérodoxe en général, qu’elle soit marxienne, institutionnelle, féministe ou écologique. Depuis que j’ai publié ma thèse en mars 2020, j’ai dû faire 200 ou 300 interventions sur la décroissance, mais jamais dans un département d’économie. Les économistes ne sont pas intéressés par le concept.


Imaginons que l’Europe entre en décroissance choisie. Si les États-Unis et la Chine continuaient dans la croissance, que se passerait-il ?

Si la Chine et les États-Unis veulent continuer à croître, il va falloir trouver les ressources. Premier problème. Alors que si l’Europe décide de la décroissance et parvient à une certaine souveraineté énergétique, elle sera beaucoup plus résiliente. Donc le jour où il y aura une crise énergétique ou une crise de l’eau, elle sera prête à y faire face. Les pays qui refusent ou qui retardent ce processus subiront un jour ou l’autre l’effondrement. Et le jour où ils seront confrontés à la réalité, plus grosse sera leur empreinte écologique, plus violente sera la chute.


En Suède, l’extrême droite prend une place inattendue, comme en France ou en Italie. Comment analysez-vous ce phénomène ?

Si dans les années 70 on avait fait des choix différents, je ne pense pas qu’aujourd’hui on serait confrontés à des poussées d’extrême droite aussi prononcées. Si l’on n’agit pas aujourd’hui, des crises migratoires seront d’une ampleur inégalée comparé à ce qu’on a pu observer dans les dernières décennies, et on se retrouvera avec des problèmes insurmontables.


Est-il encore temps d’orienter les choix autrement ?

Oui. Il y a toujours une opportunité pour réduire une empreinte écologique. Si l’on commence aujourd’hui, cela nous prendra quelques décennies de travail avec des choix très difficiles. Si l’on attend dix ans, cela s’étalera sur quarante ou cinquante ans. Si on avait commencé dans les années 70, ça serait déjà terminé.

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