Ces agronomes déserteurs ont monté une ferme collective

Théophile aide ses amis à mettre leurs semis à l’ombre. - © Alain Pitton / Reporterre
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Alternatives AgricultureVoilà près de huit mois qu’un petit groupe de jeunes s’est installé à Peyregoux, dans le Tarn. Parmi eux, des déserteurs d’AgroParisTech ayant appelé à rejeter les « jobs destructeurs ». Rencontre dans leur ferme collective.
Peyregoux (Tarn), reportage
Au volant d’une voiture à la carrosserie tannée par le temps, Théophile tambourine joyeusement de ses ongles colorés sur le tableau de bord. « Le moteur fait beaucoup de bruit, mais elle avance bien », précise le jeune homme avec malice. Dans l’habitacle qui sent le plastique chaud et les vacances d’été, l’ingénieur de 25 ans se dirige vers le village de Peyregoux, pour se rendre à la ferme où il s’est installé en collectif avec un groupe de copains.
En service civique auprès d’Envol Vert, une association qui développe des projets pour la biodiversité, Théophile a choisi de déserter les métiers de l’agro-industrie après son master en ingénierie d’agroforesterie. Il est l’un des huit « agro qui bifurquent », ces étudiants d’AgroParisTech ayant appelé lors de leur remise de diplôme, en mai 2022, à rejeter les « jobs destructeurs » auxquels leur école les destinait. « Beaucoup de choses qu’on apprend dans ces études ne servent à rien, affirme Théophile. Ce projet de ferme collective, je le vois comme une communauté autonome pour lutter concrètement contre le réchauffement climatique. »

Le corps de ferme apparaît sous le soleil de plomb, et la voiture se gare entre les bâtiments anciens, dont certains datent du XVIIIᵉ siècle. Après quelques aboiements, un chien noir au pelage brillant déboule vers Théophile. Victor, Viviane et Romain lui emboîtent le pas. À leurs côtés, Victor qui devrait s’associer plus tard au groupe avec Contrat emploi formation installation (Cefi) de la Chambre d’Agriculture tarnaise. Sur la ferme, le groupe de maraîcher s’est associé à un artisan boulanger, ainsi qu’à Sabotage, une entreprise locale de brassage. Ils ont tous entre 25 et 33 ans et ont emménagé ici fin 2022.
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Viviane, un grand chapeau de paille enfoncé sur ses cheveux roux, nous entraîne en souriant dans le dédale de pièces, chambre froide et futurs ateliers de transformation qui protègent quelques plantes de la chaleur. Patates douces, choux, betteraves et courges attendent encore leur mise en terre. Les premières récoltes sont prévues pour septembre prochain.
La troupe emprunte ensuite un escalier bricolé de vieux pneus pour descendre vers la parcelle, une bande de terre sur 3 hectares. « Il faut imaginer plusieurs petits carrés de terre de 20 mètres en rotation et bordés d’arbres fruitiers », dit Viviane, dont les yeux clairs scrutent la végétation. Planter des arbres, explique Théophile, permettra de créer de la biodiversité, mais aussi de l’ombre et de la fraîcheur sur la parcelle exposée au vent et au soleil. On y trouvera aussi une haie régénératrice et un poulailler mobile. « Et les résidus du brasseur qui travaille à la ferme, riches en azote, seront utilisés pour enrichir les sols et nourrir les animaux », ajoute Romain.

« On a galéré à construire ce projet, mais on fait partie des chanceux »
Avant de mettre la main sur ce terrain, le collectif a écumé les petites annonces de fermes à vendre dans toute la France. C’est Romain, 33 ans, qui les a motivés à se lancer rapidement. « Je passais mon BPREA maraîchage [1] pendant qu’ils finissaient leur diplôme, je leur envoyais dix offres de terrain par jour au moins », dit-il volontiers. « Sans son enthousiasme, on se serait peut-être lancé plus tard, dans cinq ans… et sans le collectif, personnellement, je ne l’aurais même jamais fait », confie Victor.
Pour finaliser la vente, le groupe a dû attendre de longs mois. Pour l’ensemble des terres, le collectif a bénéficié du soutien de l’association Terre de liens, qui a acheté 70 des 73 hectares avant de les mettre à disposition en fermage [2]pour le paysan boulanger et les maraîchers. Pour les 310 000 euros restants, l’achat des bâtiments de ferme et des 3 ha de terres autour de la ferme, une dizaine de banques ont refusé de leur accorder un crédit. La jeunesse des entreprises ou la complexité administrative pour un rachat à plusieurs leur ont souvent été reprochés, quand leur dossier n’était pas refoulé sans motif explicite.

C’est finalement par la bonne volonté des propriétaires qui leur ont accordé un crédit vendeur (un prêt accordé directement entre le vendeur et l’acheteur), que le petit groupe a pu devenir propriétaire. « On a galéré à construire ce projet, mais on fait partie des chanceux », conclut Théophile en ajustant ses lunettes.

De retour à l’intérieur du corps de ferme, la température rafraîchit agréablement derrière les épais murs de pierre. Une odeur de poivrons grillés flotte dans la cuisine ancienne. Tandis que le petit groupe prépare le repas, Théophile efface une ardoise qui indique les noms et les tâches domestiques. « Elle n’est pas à jour », souffle-t-il en souriant. Complexe de vivre en collectivité sur le même lieu que celui où l’on travaille… La mésentente au sein du groupe est d’ailleurs l’une des principales raisons d’échec des projets d’agriculture en collectivité. Maëla Naël, une néopaysanne qui a justement écrit un guide des fermes collectives, déclarait à Reporterre en mars dernier : « Les principales difficultés touchent à l’humain : il faut pouvoir s’entendre à plusieurs ! »
Faire attention à l’intimité des autres, ne pas laisser traîner ses affaires dans les espaces collectifs, mais aussi prendre garde à la charge mentale des tâches ménagères. « On est aussi un groupe majoritairement masculin, ça peut créer des problèmes, et de toute façon dans tout groupe il peut être compliqué d’aborder les conflits », admet Théophile. Pour éviter les conflits larvés, ils ont donc multiplié les lectures sur la communication non violente. Ils sont aussi en lien avec l’Association tarnaise pour le développement de l’agriculture de groupe (Atag), qui sert de médiateur au sein des collectifs agricoles.

« En faire un lieu de sociabilité »
Pour le collectif, le groupe est aussi un atout dans la charge du quotidien. « Heureusement qu’on était plusieurs au cœur de l’hiver, quand on a eu des déprimes et des baisses de régime », dit gravement Victor. Viviane acquiesce. La jeune femme diplômée d’agronomie avait aussi la crainte de se lancer en solitaire. En stage chez une agricultrice seule sur son exploitation en permaculture dans les montagnes autrichiennes, elle s’est sentie coupée du monde, durant ses journées de travail comme pendant son temps libre. L’installation collective et la vie en communauté se sont imposées pour elle comme le moyen de produire et cultiver en accord avec ses valeurs.

Vivre et travailler ensemble permet également aux jeunes d’envisager consacrer du temps à d’autres passions. Roulements de temps de travail, vacances… « Travailler dans le milieu agricole, c’est un risque de s’enfermer dedans », dit Victor en se servant un café. Alors le petit groupe réfléchit à une stratégie pour atteindre des semaines de travail de 40 heures maximum. « Notre objectif de vie, ce n’est pas uniquement de faire du maraîchage », ajoute Victor. Les cheveux longs ramenés dans un chignon, il joue avec un chaton de quelques mois, sous les yeux attentifs du chien noir Tofu.
« C’est aussi pour ça qu’on veut faire du wwoofing [partager le quotidien d’une ferme bio et paysanne], accueillir du monde, faire vivre l’endroit culturellement, avec de la danse, de l’illustration. En faire un lieu de sociabilité », renchérit Théophile. À ces mots, Romain se précipite pour nous faire visiter le reste des bâtiments qui devraient servir de point d’accueil. La moitié est en ruines, mais les projets sont grands : ici une boutique de produits à la ferme, là un bar avec une jolie terrasse et des pergolas pour la brasserie…
La tâche ne leur paraît pas irréalisable. Ils ont déjà réussi à réunir plus de 140 personnes en accueillant le spectacle en stand-up d’un comédien, en mai dernier. « Près du double des habitants de Peyregoux, le maire était ravi », sourit Théophile. « De toute façon, 75 hectares, c’est beaucoup de place et cette ferme est trop grande pour une seule personne », ajoute Victor en scrutant ses amis du regard.