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Monde

Chili : la gauche pourrait revenir au pouvoir après 50 ans de néolibéralisme

Le candidat de gauche Gabriel Boric en meeting à Valparaiso, le 18 novembre 2021.

Le 21 novembre, les Chiliens ont voté pour le premier tour de l’élection présidentielle. Ils doivent élire le président qui accompagnera la mise en place de la nouvelle Constitution. Le choix du successeur du milliardaire Sebastian Piñera va déterminer le soutien institutionnel dont bénéficiera l’Assemblée constituante.

Valparaíso (Chili), correspondance

Qui succédera au président milliardaire du Chili ? L’élection présidentielle de 2021 pourrait faire basculer le pays andin à gauche et rompre avec les forces politiques conservatrices qui avaient poursuivi les politiques néolibérales instaurées sous Pinochet (1973-1990). Le sortant, Sebastian Piñera, 71 ans, l’un des hommes les plus riches du pays, a bien failli ne pas finir son deuxième mandat et laisser son nom dans les livres d’histoire comme le premier président chilien destitué. Le Sénat, où l’opposition est pourtant majoritaire, l’a sauvé de cet affront mardi 16 novembre en rejetant la requête constitutionnelle de destitution approuvée par la première chambre parlementaire [1].

Les déboires de Piñera ont commencé en octobre dernier, quand les Pandora Papers — 11,9 millions de documents faisant état de fraude et d’évasion fiscale dans les paradis fiscaux du monde entier — ont révélé un possible conflit d’intérêts impliquant le chef de l’État dans la vente en 2010 de la compagnie minière Dominga. L’enquête du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et à laquelle a participé Ciper, l’un des seuls journaux indépendants chiliens, a montré qu’une des entreprises familiales de Sebastian Piñera avait vendu sa part de la compagnie pour 138 millions de dollars, en trois versements, à un proche, Carlos Alberto Délano.

Le manchot de Humboldt, espèce menacée, témoigne de la biodiversité qui serait mise en danger si d’immenses infrastructures étaient construites dans son habitat. CC BY 2.0 / Alex Proimos / Wikimedia Commons

Le dernier des versements a été conditionné à l’engagement qu’aucune zone de protection environnementale ne soit établie sur la zone de la mine. Pourtant, ce projet minier implique la construction d’un port d’exportation sur un site où la biodiversité marine est unique et l’installation d’une usine de désalinisation dans une région qui vit une sécheresse majeure depuis dix ans.

« Ce projet se trouve dans un endroit d’une biodiversité particulière. »

Le projet minier de la Dominga a fait irruption à plusieurs reprises ces dix dernières années dans l’actualité politique chilienne. Il avait été abandonné sous la présidence de Michelle Bachelet (sociale-démocrate) en 2017 mais a ressurgi en août 2021, avant la révélation des Pandora Papers, quand il a été de nouveau approuvé par le gouvernement Piñera. Marcelo Mena, ministre de l’Environnement à l’époque de l’abandon du projet, a exprimé sa surprise : « Il ne s’agit pas d’être contre les investissements et le développement. Au contraire, il s’agit de regarder réellement où les projets sont situés, et ce projet se trouve dans un endroit d’une biodiversité particulière en raison du courant de Humboldt, qui génère beaucoup de nutriments et soutient une grande biodiversité, notamment le manchot de Humboldt, qui est en voie d’extinction, mais aussi les dauphins, les baleines et le Chungungo, qui est une espèce protégée. »

Le président sortant, très affaibli politiquement, s’est défendu contre ces accusations, qu’il a qualifiées d’« inacceptables ». Une enquête judiciaire a été ouverte. Ces derniers mois de mandat tumultueux symbolisent la fin d’une ère politique au Chili.

Le chungungo, ou loutre de mer méridionale, est une espèce protégée que les infrastructures liées à la mine de la Dominga menace. CC BY-SA 4.0 / Sakura1994 / Wikimedia Commons

L’espoir d’en finir avec la droite conservatrice, porté par la révolution sociale d’octobre 2019 et par l’Assemblée constituante, s’incarne dans la candidature de Gabriel Boric. Ce député trentenaire qui a percé en politique pendant les mouvements étudiants des années 2010 porte le nouveau visage de la politique chilienne. Il représente une nouvelle gauche issue des mouvements sociaux et en rupture avec les forces politiques des trente dernières années. S’il est élu, il serait le premier président de gauche depuis la mort de Salvador Allende lors du coup d’État en 1973. Il serait aussi, à 35 ans, le plus jeune président élu de l’histoire du Chili.

L’extrême droite en embuscade

Face à lui, cinq candidats sont en lice. Deux plutôt orientés à gauche — Marco Enríquez-Ominami et Eduardo Artés — mais qui ont très peu de chance de percer. Au centre de l’échiquier, Yasna Provoste se situe dans la lignée de Michelle Bachelet. À droite, la coalition de Sebastian Piñera a tenté de présenter un candidat conservateur au visage jeune, Sebastián Sichel, qui se trouve finalement handicapé par la fin chaotique de l’ère Piñera. Enfin, à l’extrême droite, José Antonio Kast, comparable à un Donald Trump ou à un Jair Bolsonaro, est favori pour accéder au second tour avec Gabriel Boric.

C’est ce qu’annonçaient, du moins, les sondages autorisés jusqu’au 7 novembre dernier, et à prendre avec des pincettes. En effet, lors des dernières élections législatives, les sociétés de sondage — possédées par les élites politiques et souvent critiquées pour leur méthode par des sociologues — n’avaient donné ni la gauche ni les indépendants gagnants. Pourtant, leur victoire a été écrasante. En mai dernier, l’élection des maires, des gouverneurs régionaux et des 155 Constituants qui rédigent actuellement la nouvelle Constitution, a bousculé l’architecture habituelle des partis politiques qui commençaient à préparer la campagne présidentielle. La majorité des municipalités ont été gagnées par des candidats indépendants, et de gauche. Quant à l’Assemblée constituante, sa composition a souvent été interprétée comme « une punition pour les partis politiques ».

Performance artistique « Enterrement de la Constitution de 1980 » par les féministes Lastesis, le 14 octobre 2020 à Valparaiso. © Marion Esnault / Reporterre

Lors de son investiture en mars prochain, le nouveau président chilien aura pour mission de garantir la poursuite du processus constitutionnel, et de ratifier le texte fondateur s’il est approuvé par le référendum de sortie en août 2022. Dans tous les cas, le nouveau président devra composer avec les sujets politiques imposés par la Convention constituante, dont le climat et l’écologie.

Pour marquer leur divergence avec le modèle économique extractiviste déployé par les dirigeants politiques depuis la dictature, les Constituants se sont déclarés en urgence climatique presque à l’unanimité, au moment de la révélation des potentiels conflits d’intérêts autour du projet minier Dominga. Ils se sont engagés à écrire une Constitution socioécologique et ont intégré délibérément le sujet du modèle économique du pays au sein de la commission Environnement. Jusqu’alors, les relations de la Constituante avec le gouvernement Piñera ont été compliquées et controversées. Du prochain président dépendra la nature de son accompagnement.


Mise à jour le 22 novembre après le premier tour :
Selon des résultats quasi définitifs, José Antonio Kast, candidat de l’extrême droite, devance, avec 28 % des voix, l’ancien leader étudiant de gauche Gabriel Boric, proche des 26 %.

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