Comment la low-tech peut échapper à la récupération capitaliste

La Ville de Concarneau organise chaque année un festival des low-tech. Ici, en juin 2022. - © Guy Pichard / Reporterre
La Ville de Concarneau organise chaque année un festival des low-tech. Ici, en juin 2022. - © Guy Pichard / Reporterre
Durée de lecture : 7 minutes
Alternatives Culture et idéesDans « Perspectives Low-Tech. Comment vivre, faire et s’organiser autrement ? » Quentin Mateus et Gauthier Roussilhe s’interrogent : la low tech peut-elle conserver son potentiel émancipateur ou est-elle condamnée à être dévoyée.
Les high-tech polluent et nous aliènent ; face à elles se développent des alternatives plus sobres en énergie, appropriables par leurs utilisateurs et adaptées à nos besoins : les low-tech. Si cette idée est réconfortante, elle est trop simple pour être vraie. C’est souvent le cas lorsqu’une solution clé en main semble découverte. Dans un petit livre passionnant, Perspectives Low-Tech. Comment vivre, faire et s’organiser autrement ? (éditions Divergences), Quentin Mateus et Gauthier Roussilhe explorent les ambiguïtés de la low-tech et identifient les écueils dans lesquels le mouvement risque de tomber.
« Rien ne dit que la low-tech représente une solution miracle, mais elle nous aide à comprendre que nous traversons […] une crise technique », posent-ils d’emblée. Les auteurs, respectivement compagnon de route de longue date du Low-Tech Lab et chercheur indépendant spécialisé sur les conséquences environnementales du numérique, ont eu l’occasion d’observer des initiatives low-tech aux quatre coins de France et d’Europe, et proposent dans ce livre un point d’étape.
Cette réflexion est d’autant plus importante que le courant arrive à un point de bascule : maintenant que la myriade de technologies sobres attire l’attention du public, cette voie technologique peut-elle conserver son potentiel émancipateur en se diffusant massivement, ou est-elle condamnée à être récupérée par le marché et dévoyée ?

Créer une démocratie dans la technique
Deux tendances se dessinent dans le monde de la low-tech depuis quelques années. Pour les décrire à gros traits, il y aurait une low-tech « institutionnelle » d’un côté, et une low-tech « vernaculaire » et « internationaliste » de l’autre. Plus proches de la seconde, les auteurs soulignent les limites de la première : il s’agit d’une vision qui épouse parfois de trop près celle du monde de l’entreprise, et qui oublie en route le côté fondamentalement transgressif de la démarche de technologie sobre. Ainsi, la banque BNP Paribas et le magazine La Tribune voient dans le courant « un eldorado à développer pour la French Tech » : la low-tech semble ainsi réduite à un nouveau levier de croissance, dont les entrepreneurs essaient de s’emparer.
Ces experts y trouveraient le moyen de se placer à la tête d’une « technocratie de la transition ». On est ici bien loin du geste vernaculaire et technocritique qui consiste « à passer de la critique de la high-tech, à celle de son monde ; de la critique de l’outil technique à celle de l’outil socioéconomique de gestion du corps social (le néolibéralisme) ».
Cette vision, écrivent Quentin Matheus et Gauthier Roussilhe, porte en elle plusieurs écueils. Pour commencer, elle peut laisser croire que toute société serait transformée par l’adoption massive des technologies douces, rejouant là, paradoxalement, une forme de solutionnisme technologique. Elle conduit aussi à préférer « démocratiser la low-tech », c’est-à-dire à fabriquer à la chaîne des outils low-tech à bas coûts pour garnir les rayonnages de supermarchés, plutôt qu’à faire advenir « une démocratie dans la technique », grâce à laquelle nous retrouverions une réelle capacité à décider des technologies que nous voulons utiliser.
Des techniques vieilles de plusieurs siècles
Néanmoins, ces tendances ne sont pas incompatibles : nombre d’acteurs naviguent entre les deux, comme Philippe Bihouix, l’un des artisans du développement des technologies douces en France grâce à son livre L’âge des low-tech (Seuil, 2014), ou même les membres du Low-Tech Lab, qui nouent des partenariats avec l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie).
Suivant Kris de Decker, qui a créé en 2007 le site de référence Low-tech Magazine, les auteurs préfèrent ne pas parler de la low-tech, mais employer le terme comme adjectif : il y aurait donc des objets plus ou moins low-tech — une manière de « ne pas préférer la dernière technologie disponible pour répondre à un besoin ou un usage », expose Kris de Decker.

Gauthier Roussilhe et Quentin Mateus identifient trois idées fortes qui permettent d’ébaucher les contours de leur vision de la low-tech. D’abord, elles portent en elles « la remise en question du caractère nécessairement positif et désirable du progrès technique ». Ensuite, la low-tech est « relative » : un système qu’on considérerait aujourd’hui low-tech (le vélo, par exemple) a, par le passé, pu être classé du côté des high-tech. Enfin, la technologie sobre permet de rouvrir « le champ des possibles techniques » : choisir d’utiliser des technologies douces, c’est parfois utiliser des techniques vieilles de plusieurs siècles, qu’il s’agisse d’un four solaire ou d’une marmite norvégienne. Et ce geste acte déjà une rupture avec un automatisme, celui consistant à toujours préférer la dernière technologie mise sur le marché.
Un enjeu politique
Mais Gauthier Roussilhe et Quentin Mateus appellent également à prolonger ce geste. En allant vite, on pourrait penser que le but de la low-tech est de répondre à un besoin réel, à l’inverse des besoins artificiels qui seraient induits par les high-tech. C’est oublier que la plupart de ces besoins (se nourrir, se loger, etc) « ont déjà une réponse, aussi mauvaise soit-elle, en France » : un frigo connecté 5G répond au besoin de conserver de la nourriture au même titre que le frigo du désert, un système en pots en terre cuite qui conserve les aliments sans électricité.
Les auteurs partent plutôt du constat que nos choix techniques ont des conséquences sur l’ensemble de la société, et donc que la technique est un enjeu politique. De là, ils appellent à se demander si les dispositifs sobres envisagés sont les mieux à même de répondre aux besoins collectifs dans « un milieu contraint dans un contexte abondant à ses propres dépens — car cette abondance repose sur une intensité matérielle insoutenable ».
Expérimentations festives
Reste à savoir comment diffuser cette vision moins institutionnelle, et plus délicate, de la low-tech dans les années à venir. Gauthier Roussilhe et Quentin Mateus reprennent les conclusions auxquelles sont parvenues la coopérative d’autoconstruction d’outils agricoles low-tech L’Atelier paysan, qui constate que l’existence d’une alternative crédible et efficace au modèle intensif ne suffit pas. En plus de ces contre-modèles, il est nécessaire d’entreprendre un travail d’éducation populaire, mais aussi de « construire un rapport de force », selon L’Atelier paysan. Pour ce faire, les deux auteurs esquissent une piste : ne pas oublier la dimension « ludique et populaire » de la low-tech.

Car, comme ils le rappellent, c’est dans les rites et les jeux que sont explorées des alternatives techniques : les Grecs maîtrisaient la machine à vapeur dès l’Antiquité, mais ne s’en servaient que pour des mises en scène théâtrales ; les Chinois avaient quant à eux cantonné l’usage de la poudre aux feux d’artifice.
Ce genre d’expérimentations festives existent déjà : des fours solaires pour cuire des cookies, les enceintes à énergie solaire de Solar Sound System, ou encore le collectif Slow Fest, qui assure la logistique des festivals à partir de technologies douces. Autant de manières de montrer que les low-tech sont aussi des dispositifs d’expérimentation joyeux, qui ouvrent des horizons qui ne sont pas celui de la croissance.
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Perspectives Low-Tech. Comment vivre, faire et s’organiser autrement ?, de Quentin Mateus et Gauthier Roussilhe, aux éditions Divergences, mars 2023, 180 p., 15 euros. |