Ne laissons pas le marché s’emparer des low-tech

En 2019, grâce au collectif français Low-tech Lab, les migrants, présents en nombre sur l’île grecque de Lesbos, se familiarisaient avec les technologies douces (low-tech). - © Mathilde Doiezie /Reporterre
En 2019, grâce au collectif français Low-tech Lab, les migrants, présents en nombre sur l’île grecque de Lesbos, se familiarisaient avec les technologies douces (low-tech). - © Mathilde Doiezie /Reporterre
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Culture et idées Science et citoyensFours solaires, maisons en terre-paille, vélomobiles... Les low-tech plaisent. Ce projet politique radical ne doit pas être récupéré par de grands groupes guidés par la rentabilité, prévient l’auteur de cette tribune.
Olivier Lefebvre est ingénieur et chargé de cours en philosophie de la technique à l’Université fédérale de Toulouse. Il est membre du collectif universitaire l’Atelier d’écologie politique (Atécopol), à Toulouse.
Les low-tech font l’objet d’une attention grandissante. Fours solaires, maisons en terre-paille, vélomobiles, tout dans ces technologies a été pensé pour limiter drastiquement leur empreinte environnementale, de leur production à leur fin de vie, en passant par leur mode d’utilisation. Mais ces objets ne sont pas simplement des marchandises : ils portent en eux un projet de société, inspirée par les pionniers de l’écologie politique comme Ivan Illich qui dès les années 1970, invitait à repenser la technologie en garantissant l’autonomie créatrice des individus et en limitant les rapports de domination.
Aujourd’hui, la communauté low-tech ne cesse de s’agrandir et ses idées commencent à être reprises par les sphères institutionnelles désireuses de promouvoir de nouveaux marchés. La principale agence publique de l’environnement, l’Ademe, a déjà lancé des appels à projets pour une « innovation low-tech en Île-de-France » et un récent rapport du groupe de réflexion The Shift Project, réalisé avec le groupe d’écoles d’ingénieur Insa, recommande d’introduire l’approche low-tech dans les formations d’ingénieur.
Enthousiasmé par cet essor, certains voient déjà dans les low-tech une voie de reconversion écologique de l’industrie française, dont l’organisation et les capacités de production bénéficieraient à un domaine encore artisanal. Mais s’il devait être pris en main par les logiques du capitalisme, le projet politique porté par les low-tech ne risquerait-il pas de se dissoudre dans le Marché ?
Les low-tech visent la sobriété ; le capitalisme, l’extension des marchés
Dans la lignée des appels à la réindustrialisation de la France portés par différents courants politiques, renouvelés par la situation de dépendance vis-à-vis de la production étrangère qu’a mise à jour la crise du Covid, on va assister à des demandes adressées aux grands groupes industriels français pour qu’ils s’emparent du sujet des low-tech afin d’en accélérer l’essor. L’idée étant que si nous demandons au capitalisme de produire les bons objets, alors nous pourrons enfin avoir des modes de vie soutenables. Mais si le capitalisme est évidemment en capacité de produire massivement des objets répondant à des exigences low-tech, peut-il vraiment faire advenir une société soutenable ?
Il n’est pourtant pas possible de sortir du consumérisme et des effets infernaux du capitalisme (sociaux et environnementaux) tout en conservant la même organisation économique : marchandisation, division du travail, rentabilité sur investissement. Cette croyance repose sur l’idée que l’on peut dissocier ce que l’on produit de comment on s’organise pour le produire (ou le réparer). Mais c’est oublier qu’on ne peut impunément séparer la fin et les moyens.
Prenons un exemple avec les véhicules dits « intermédiaires », entre le vélo et la voiture, qui suscitent de plus en plus d’intérêt. L’Ademe a lancé un concours pour favoriser leur émergence et des expérimentations sont en cours, comme celles de l’association In’VD.

Que se passerait-il si on confiait leur production aux constructeurs automobiles, qui se questionnent actuellement sur leurs voies de reconversion [1], au motif qu’ils possèdent les compétences et les structures de production en série ? Guidés essentiellement par la recherche de nouveaux marchés et l’impératif de rentabilité économique, ces acteurs prendraient pour fin ce qui ne devrait être qu’un moyen au service d’une économie durable.
Par exemple, tout comme on a vu un Dieselgate dans l’automobile, nous pourrions faire face à divers « Low-tech-gate » dans les véhicules intermédiaires, c’est-à-dire des opérations d’ingénierie consistant à vider de sa substance le cahier des charges low-tech tout en satisfaisant la réglementation. On peut aussi présager que des véhicules low-tech luxueux, fabriqués principalement manuellement à partir de matériaux de qualité, et accessibles seulement à une frange aisée de la population, cohabitent avec des véhicules low-tech low-cost, moins robustes et sans confort, destinés aux consommateurs les moins fortunés. Nous serions par ailleurs envahis de publicité émanant des différents acteurs de ce marché émergent, chacun nous vantant les économies permises grâce à son nouveau produit.
Le capitalisme ne manque pas d’idée pour se renouveler
Ces quelques exemples viennent rappeler que dans le capitalisme, la condition nécessaire et suffisante à la création d’un marché est l’existence de clients solvables. Un principe irréconciliable avec un projet de société conviviale et avec les low-tech.
L’exemple de l’agriculture biologique illustre parfaitement ce phénomène. Poussant à l’adoption de règles plus souples, les grands groupes de l’agroalimentaire ont développé leur propre offre « bio », qui ne partage aucune problématique sociale et écologique avec l’agriculture bio. À aucun moment ils n’ont eu pour objectif que les populations puissent se nourrir avec une alimentation paysanne et locale. Le bio dans le capitalisme ne signifie pas la généralisation des Amap, mais son contraire : une mise en concurrence exacerbée de l’agriculture paysanne avec l’agro-industrie.

Mais le capitalisme ne manque pas d’idée pour se renouveler, ainsi qu’en témoigne « l’économie de la fonctionnalité », présentée comme un nouvel âge du capitalisme enfin compatible avec les limites planétaires. On n’achète plus un objet, mais un service rendu par l’objet [2]. Le producteur est ainsi incité à concevoir des objets durables, et ce nouveau modèle économique se veut donc adapté à des marchés où la demande se réduit au fur et à mesure que la durée de vie des objets augmente.
Mais alors qu’on pourrait se féliciter de voir l’économie faire de nécessité vertu, il faut mesurer les pleines conséquences de cette extension de la marchandisation.
Les vélos en libre-service constituent un bon exemple de ce principe [3] : on n’achète pas un vélo, mais un temps d’usage du vélo. Ce système, en fonctionnement dans plus d’une vingtaine de villes dans le monde, n’existe que parce qu’il est associé à l’activité principale de JCDecaux, leader mondial du domaine : l’affichage publicitaire. Devra-t-on rouler dans des véhicules intermédiaires low-tech munis d’un écran d’affichage faisant la promotion de forfaits illimités de téléphonie mobile ou de vols low-cost vers une île de la Méditerranée si l’on souhaite bénéficier du service de maintenance ?
Plutôt que de s’en remettre aux grands groupes industriels et aux structures traditionnelles du capitalisme qui prendraient en charge une marchandisation des low-tech, le développement des filières industrielles low-tech doit aller chercher son inspiration dans des directions opposées à la marchandisation.
Les low-tech : une réappropriation collective de l’activité productive
S’opposer aux logiques de marchandisation ne signifie pas tout faire « par soi-même », mais s’organiser collectivement, à des échelles rendant possible les principes d’autogestion, pour produire et commercialiser les objets dont on a besoin pour se loger, se déplacer, se nourrir, etc.
Les low-tech offrent une occasion de se réapproprier collectivement l’activité productive dans une multitude de secteurs industriels : la production d’énergie, la confection textile, la fabrication d’outillage, la création de véhicules intermédiaires, etc. Dans le domaine de l’agriculture, un exemple est donné par les initiatives de l’Atelier Paysan, qui visent à une réappropriation collective de la production d’outillage agricole afin de réduire la dépendance de l’activité paysanne aux logiques marchandes de l’agro-industrie. À quand des Amap de vélo, de véhicule intermédiaire, ou de vêtement ?
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C’est donc vers les principes d’organisation coopérative de l’économie sociale que doit s’orienter le développement de l’industrie low-tech. Et alors que se multiplient les injonctions à changer les modes de vie, sans qu’on ne sache bien par quel bout prendre ce changement, les low-tech indiquent que cela passe évidemment par changer ce que l’on produit, mais aussi par changer la manière de produire, c’est-à-dire de travailler. Un projet qui résonne avec le récent appel des jeunes diplômés d’AgroParisTech à déserter l’industrie capitaliste.