Compensation carbone : le gouvernement choisit une fausse solution pour le trafic aérien

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Loi Climat Climat Politique TransportsEn rendant obligatoire dans la loi Climat la compensation carbone des vols aériens nationaux, le gouvernement permet aux compagnies d’amoindrir leurs efforts de décarbonation. Celles-ci pourront planter des arbres au lieu de limiter les vols.
Le dispositif est inédit et pourrait même créer un précédent. Avec la loi Climat, en débat à l’Assemblée nationale, la France va être l’un des premiers pays au monde à inscrire dans sa législation une mesure qui rendra obligatoire la compensation carbone [1] des vols aériens nationaux. Alors que l’idée même de la compensation est décriée scientifiquement, le gouvernement s’apprête à l’imposer et à lui donner, de surcroît, une nouvelle légitimité.
Dans l’article 38 de son projet de loi, l’exécutif prévoit que les opérateurs aériens devront compenser 50 % de leurs émissions dès janvier 2022, puis 70 % en 2023 et enfin 100 % en 2024. Pour les députés de La République en marche (LREM), qui ont débattu de la mesure samedi 10 avril, celle-ci va permettre de « multiplier les puits de carbone », notamment via « des projets de territoire en lien avec la forêt ou l’agriculture ». Le ministre des Transports, Jean-Baptiste Djebbari, y voit « un outil complémentaire à toutes les initiatives de décarbonation du secteur ».
Dans les faits, les compagnies aériennes devront financer « des programmes dits à haute valeur environnementale ». Elles pourront, par exemple, planter des arbres, développer des prairies permanentes ou favoriser l’utilisation de matériaux bas carbone dans la construction. « C’est un continuum de dispositifs qui, cumulés, permettront d’atteindre les objectifs de neutralité carbone », assure le ministre des Transports. Un décret en Conseil d’État précisera les modalités de ces programmes.
Mais pour l’instant, une chose reste certaine. La mesure imaginée par le gouvernement s’éloigne grandement de la proposition de la Convention citoyenne. À l’origine, la Convention souhaitait utiliser la compensation carbone uniquement en dernier recours pour « les émissions qui ne pourraient pas être éliminées ». Dans son rapport, elle prenait l’exemple des trajets avec l’outre-mer et affirmait ne pas vouloir pénaliser financièrement celles et ceux qui s’y rendent.
« La compensation carbone est une illusion technologiste »
« La logique des citoyens de la Convention était claire, rappelle Agathe Bounfour, du Réseau Action Climat. Ils voulaient en priorité réduire le trafic aérien en limitant les vols domestiques, en renforçant la fiscalité et en arrêtant la construction de nouveaux aéroports. » Le gouvernement a fait le choix inverse. Il a marginalisé les mesures de régulation pour généraliser celles sur la compensation carbone.
Seules trois lignes nationales sur plus d’une centaine vont être réellement fermées. Aucun des projets d’agrandissement d’aéroports ne va être affecté par le projet de loi Climat. La fiscalité n’a pas non plus été modifiée. Pour Sarah Fayolle, de Greenpeace, « la compensation carbone est une manière de faire diversion ». Depuis le plan de relance, l’année dernière, le gouvernement ne cesse de vanter le mythe de « l’avion vert » pour éviter de remettre en cause frontalement la filière aéronautique.

Au sein de l’hémicycle, les députés de l’opposition n’ont pas manqué de le rappeler. « Les émissions du secteur aérien ont augmenté de 71 % entre 1990 et 2018. Il faut engager des changements systémiques et non pas se réfugier dans l’illusion technologiste », a ainsi déclaré Mathilde Panot, députée de La France insoumise.
En commission, sa collègue Delphine Batho a fustigé un dispositif qui « relève avant tout d’une stratégie de greenwashing [écoblanchiment] » : « Pour les 179 millions de passagers aériens en France, il faudrait planter chaque année 1,8 milliard d’arbres, calcule-t-elle. Et pour compenser nos émissions en excès à l’échelle planétaire, il faudrait recouvrir d’arbres la totalité des terres cultivées du monde. Ça n’a pas de sens. »
« Le secteur aérien est obligé de décroître »
La compensation carbone ne sauvera pas le climat. De nombreuses études scientifiques l’ont dit et répété ces dernières années. Avec les plantations d’arbres, la durabilité de la captation de carbone n’est pas garantie, du fait des incendies, des maladies ou des coupes illégales. Elle est aussi très lente — les arbres captent le CO2 progressivement, en poussant : leur rythme de croissance est en décalage avec celui du réchauffement climatique, lui très rapide.
Dans son rapport sur le projet de loi, le Haut Conseil pour le climat s’est d’ailleurs montré très méfiant vis-à-vis du dispositif : « Il est essentiel de s’assurer que la compensation ne soit pas utilisée comme un moyen permettant aux compagnies aériennes d’amoindrir leurs efforts de décarbonation », a-t-il alerté.
En séance, le député Dominique Potier a aussi soulevé « les risques éthiques » que pouvait entraîner ce type de projets dans les pays en voie de développement. Des programmes de reforestation ont déjà conduit à des accaparements de terres massifs, privant les populations locales de leur territoire et de leurs ressources. En 2013, Air France avait ainsi reçu le prix Pinocchio délivré par les Amis de la Terre pour son projet de compensation carbone à Madagascar et ses 470 000 hectares d’aires protégées. Sur place, les habitants n’avaient plus accès aux terres qu’ils cultivaient. Les Malgaches n’avaient pas d’autres choix que de devenir « les gardiens de la compensation des riches ».
« Les modes de loisirs de 1 % de l’humanité ne sont-ils pas en train d’entraver la capacité à nourrir 10 milliards d’habitants en 2050 ? » s’est inquiété Dominique Potier.

Mais la majorité parlementaire l’a largement ignoré. Les débats à l’Assemblée nationale n’ont pas abordé le fond du dossier, alors même qu’une récente étude de la Commission européenne, publiée mi-mars, a remis en cause le programme de compensation des émissions de carbone pour l’aviation internationale (Corsia). La Commission a révélé que ce dispositif, mis en place depuis 2016, manquait largement de robustesse, qu’il s’agisse de sa gouvernance, de sa pérennité dans le temps ou de son additionnalité réelle [2] en matière de réduction des gaz à effet de serre présents dans l’atmosphère.
En réalité, le secteur aérien ne pourra pas échapper à une diminution du nombre de ses passagers si l’on souhaite respecter les objectifs de l’Accord de Paris et limiter le réchauffement climatique à moins de 2 °C. En juillet 2020, un rapport de BL évolution indiquait qu’en France, même en misant sur des progrès techniques importants, il faudrait réduire de moitié le nombre annuel de passagers d’ici vingt ans maximum. Quelques mois plus tard, une étude du NewClimate Institute parvenait à la même conclusion. Elle affirmait qu’il était nécessaire de réduire d’au moins un tiers le trafic aérien européen d’ici 2040.
« Le secteur est obligé de décroître, dit Éric Lombard, coordinateur du collectif Stay Grounded France. Le dispositif de compensation carbone imaginé par le gouvernement est une mesure dilatoire qui fait simplement gagner du temps aux opérateurs. »
« La filière a lancé une campagne extrêmement agressive »
Le choix de généraliser la compensation carbone est une grande victoire pour le lobby aérien. Il a eu très peur après la remise du rapport de la Convention citoyenne, en juin dernier. « La filière a lancé une campagne extrêmement agressive, en complicité avec le gouvernement, pour sauvegarder ses intérêts », raconte Sarah Fayolle, de Greenpeace.
Comme le révélait l’Observatoire des multinationales, des lobbyistes de Monsanto ont même été recrutés pour venir à la rescousse de l’aéronautique. Le secteur a aussi pu bénéficier du soutien de l’administration française et du ministre des Transports, qui ont dézingué les unes après les autres les mesures de la Convention citoyenne. En pleine crise sanitaire, en novembre dernier, la filière a également organisé le Paris Air Forum, un raout entre professionnels et politiques, qui a fait la part belle à la compensation carbone.
« C’est une offensive très bien orchestrée », constate Agathe Bounfour, du Réseau Action Climat. L’article 38 du projet de loi Climat en est le résultat. Il ne menace en rien les compagnies aériennes. Air France s’était déjà engagée, avant la crise, à compenser « proactivement » 100 % des émissions de CO2 de ses vols domestiques. « Avec cet article, le gouvernement s’est juste fait le porte-voix de la filière, au mépris de l’intérêt général. »