Dans le Tarn, un poulailler géant et polluant met un bourg en ébullition

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Animaux Agriculture Mille Vaches et fermes-usinesUne ferme-usine de 195.000 poules suscite la discorde à Lescout, dans le Tarn : permis de construire litigieux, bruits, problèmes de santé inexpliqués des enfants, expert judiciaire débarqué. L’industriel nie, les habitants demandent des mesures de dépollution, l’administration traîne.
- Lescout (Tarn), reportage
Un petit village presque ordinaire du Tarn, agricole mais aussi dortoir des métropoles voisines, Castres et Toulouse. Pourtant, à Lescout, la vie ordinaire s’efface devant l’inquiétude d’une partie des 700 habitants. Cible des critiques, un éleveur industriel et ses quelque 195.000 poules pondeuses, soupçonnées de provoquer odeurs, bruit, cancers, et intoxication des enfants de l’école voisine. L’attitude de Cyril Gallès, l’éleveur — qui a refusé de répondre aux questions de Reporterre et de nous rencontrer —, et de l’administration alimentent par ailleurs des soupçons de laisser-faire des services de l’État. Une nouvelle réunion d’information, en présence du préfet du Tarn, de responsables de ses services et de Santé publique France, s’est tenue mardi 24 juillet dans « une ambiance pire que tendue », selon Jean-Luc Hervé, porte-parole de la Confédération paysanne du Tarn.
Point de départ de l’affaire, les procédures judiciaires lancées par Catherine et Jean-Luc Gavelle, propriétaires du château du Gua, et Hélène Catala, propriétaire du moulin du Gua. À l’installation des premiers, fin 2011, l’exploitation Gallès est arrêtée pour travaux — en réalité un changement d’échelle avec la construction de plusieurs bâtiments. Le château étant inscrit aux Monuments historiques depuis 1978, le permis de construire n’a été accordé à l’éleveur qu’à la condition qu’un « écran paysager » soit planté entre la ferme-usine et le parc de cette demeure du XVIIe siècle, suivant les prescriptions de M. Patrick Gironnet, architecte des Bâtiments de France.

« Vous entendez ? » demande Catherine Gavelle. Les portes-fenêtres de la luxueuse cuisine du château donnent sur les pelouses plantées de vieux arbres du parc. Un souffle incessant, comme le produirait une autoroute à quelques kilomètres, nous parvient, provoqué par les ventilateurs de l’installation. « Le bruit et l’odeur varient, explique-t-elle, mais le bruit de fond, lui, est constant. » « Ça sent tous les jours, mais cela dépend du vent, en particulier s’il fait chaud, mais rarement en pleine journée, c’est cyclique », explique-t-elle. Quant à la barrière arborée, quelques arbres épars et de vagues plantations en constituent l’unique témoignage. Mme Gavelle dénonce également le non-respect du permis de construire initial avec la modification unilatérale du projet par M. Gallès : un bâtiment de poules en cage est devenu un bâtiment de poules en plein air dont les terrains adjacents mordent désormais ceux réservés à l’écran paysager.

« C’est une affaire de fou complet »
Ce litige a donné lieu, en octobre 2016, à la nomination d’un expert de justice chargé par la cour d’appel de Toulouse d’étudier les aspects paysagers, olfactifs et sonores du conflit. Charles Ruffinoni, docteur en écologie et expert près la cour d’appel et le tribunal administratif de Toulouse, a cependant été débarqué sitôt sa première note de synthèse rendue. Elle était explosive, aussi bien pour l’éleveur que pour l’administration. « C’est une affaire de fou complet », dit l’expert alors que nous le rencontrons, le 9 juillet, sur les lieux de son expertise avortée. « Je suis révolté et je suis atteint dans ma dignité », explique-t-il. M. Ruffinoni attribue son éviction, demandée par les établissements Gallès et accordée par la justice pour manquement à son obligation de confidentialité (l’expert avait échangé avec le maire au sujet de la possibilité d’émanations d’ammoniac en provenance de la ferme-usine Gallès), à sa volonté de réaliser des mesures du bruit et des rejets, en particulier d’ammoniac, mais aussi de particules de plumes, dans l’air de la commune.

Un rapport d’inspection signé par Élisabeth Fabre, en date du 1er septembre 2017, et communiqué aux habitants par M. Gallès afin de dénoncer « un faux scandale sanitaire », conclut à l’absence pure et simple d’ammoniac dans l’air, y compris devant le portail de l’exploitation. Problème : l’appareil de mesure de l’ammoniac n’a été acquis que plusieurs mois plus tard, d’après une déclaration devant des dizaines de témoins et jamais démentie du chef de service santé animale et environnement de la direction départementale de la protection des populations (DDCSPP), Christian Mulato… D’où vient donc ce résultat concluant à l’absence d’ammoniac, jugé fantaisiste par les éleveurs et agriculteurs opposants à la ferme-usine ? « Les fientes sont très azotées, il y a forcément de l’ammoniac », observe Samuel Patoiseau, maraîcher bio à quelques kilomètres et membre de la Confédération paysanne. Un diagnostic confirmé par le constructeur du dernier bâtiment de Cyril Gallès, l’équipementier allemand Big Dutchman, puisque celui-ci vante dans un document les mérites de ses laveurs d’air, capable d’éliminer l’essentiel des particules, des poussières… et de l’ammoniac. Mais ces laveurs d’air n’auraient pas été installés dans la ferme-usine de Lescout.
Interrogée à de nombreuses reprises sur ce point, la préfecture a finalement partiellement répondu par la voix de M. Mulato, lors de la réunion publique du 24 juillet : selon lui, ce contrôle aurait été effectué avec un appareil n’appartenant pas à l’État, non homologué et non étalonné. Une façon à peine voilée de renvoyer la faute sur sa prédécesseure, Isabelle Durand, et sur le précédent directeur adjoint de la DDCSPP, Éric Marouseau, tous deux en poste à ce moment-là. Le rapport d’inspection, sans valeur donc, n’aurait par ailleurs, toujours d’après M. Mulato, pas été transmis à l’éleveur par ses services. Ce qui n’a pas empêché ce dernier de l’avoir en sa possession…

De la même manière, l’expert Charles Ruffinoni étrille la mesure du bruit effectuée par Mme Fabre et Mme Racort, inspectrices de la DDCSPP, dans sa note de synthèse : « Nous avons donc souhaité savoir comment, selon quel protocole et avec quel(s) instrument(s) lesdites inspectrices ont vérifié l’émission sonore des ventilateurs puisqu’elles indiquent […] que les résultats de leur investigation sont conformes […] ? Nous avons été très surpris d’apprendre qu’en fait, ces agents de l’État ne disposent d’aucun appareil de mesure pour effectuer leurs missions », écrit-il page 19.
Pathologies gastriques et maux de tête à l’école
Mais une phrase, surtout, retient l’attention dans cette note de synthèse, et bien au-delà des parties à la procédure judiciaire : « Une nuit, vers 22 h 30, nous avons eu un important problème d’irritation des yeux et de la gorge à la limite du vomissement […] Une très forte odeur d’ammoniac (NH3) flottait dans l’air, ce qui pourrait expliquer les problèmes d’irritation des yeux et de la gorge et d’envie de vomir. » Une déclaration qui rappelle une première alerte : « En 2015, pour un problème de permis de construire avec les établissements Gallès, nous avions rencontré le sous-préfet de Castres, mon adjoint et moi, explique Serge Gavalda, le maire de Lescout. Nous avions également transmis la doléance d’une administrée atteinte d’un cancer des yeux, que le médecin avait attribué à un problème dans l’air. Le sous-préfet avait alors dit qu’il transmettait le dossier à l’agence régionale de santé (ARS). » Mais rien n’a bougé.
La note de synthèse est donc passé des mains des parties à la mairie. Thomas Drieux, membre du conseil municipal dans l’équipe de Serge Gavalda, en a appris la teneur : « En tant que parent d’élève, je m’en suis fortement inquiété. Il y a 23 enfants dans la classe de Lescout, des CM2 et 6 CM1. » L’école de Lescout est dans la trajectoire des vents porteurs, à 650 mètres environ des établissements Gallès. « Il y a des pathologies gastriques à l’école, des maux de tête, plus que dans les autres écoles », énumère-t-il. Une situation qui nous a été confirmée par Cathy Double, auxiliaire de vie scolaire à Lescout pendant deux ans (l’enfant qu’elle suit est désormais parti au collège) : « Les odeurs sont très importantes, mais pas tous les matins, explique-t-elle. Il s’agit d’une odeur assez corrosive, qui prend au niveau du nez et de la gorge. Je confirme qu’il y a des fois où l’on n’a pas mis les enfants dehors. » « L’idée n’était pas de provoquer des problèmes, mais on veut savoir ce qu’il y a dans l’air ; il n’y a pas du tout de surincidence de problèmes dans les deux autres écoles du village », certifie Thomas Drieux, en réponse aux déclarations de Cyril Gallès, qui affirmait dans son courrier aux habitants que « la circonstance de dramatiser de façon erronée la situation sur des risques non avérés qui seraient préjudiciables notamment à nos enfants n’est, outre son caractère manichéen, étayée d’aucun constat ou analyse réels ».
Saisie par la commune, Santé publique France, l’agence nationale de santé publique, devait rendre un rapport sur l’incidence de cancers dans la commune en juin, mais la remise de ce rapport a été reportée. Celui-ci a finalement été présenté lors de la réunion d’information du mardi 24 juillet, et sera publié en ligne sur le site de l’établissement ce mercredi 25 juillet. Santé publique France n’a pas trouvé de surincidence notable de cancers dans la commune en comparaison avec la moyenne départementale. Une évolution défavorable aurait néanmoins été remarquée sur les 30 dernières années, et un suivi sur cinq ans a été proposé.
De nouvelles mesures de l’ammoniac auraient par ailleurs été réalisées en juillet par la DDCSPP, sans résultats significatifs. Un constat cependant peu surprenant dans la mesure où ces contrôles étaient ponctuels et où l’éleveur était prévenu des contrôles à l’avance.
Un nouvel expert a été nommé
L’expert Charles Ruffinoni avait également conclu dans sa note de synthèse au non-respect des obligations liées à l’écran paysager et concluait en demandant à ce que des mesures précises de l’ammoniac et du bruit soient effectuées afin de bénéficier de données fiables. « Aujourd’hui, Cyril Gallès dit “il n’y a pas de preuves”, mais au moment où j’ai voulu faire les mesures, on m’arrête ! » s’agace-t-il. Il n’a par ailleurs pas été payé pour son travail et affirme n’avoir plus reçu de mission d’expertise judiciaire depuis plusieurs mois. Le droit à l’expertise n’a cependant pas été remis en cause puisqu’un nouvel expert, Michel Loubatières, a été nommé en remplacement de Charles Ruffinoni.
Ces dernières semaines, la tension n’a cessé de monter à Lescout, avec le lancement des travaux pour un nouveau bâtiment, à un jet de pierre d’un petit élevage traditionnel de volailles défendu par la Confédération paysanne, la ferme du Vialou, de Jérémy Vialelle. Le syndicat a organisé une manifestation le 26 juin devant les établissements Gallès et dénonce une « provocation ». Ce nouveau bâtiment ne dispose en effet que d’un permis de construire provisoire, celui-ci étant encore sous le coup de plusieurs procédures judiciaires, notamment à la suite du refus par le maire de Lescout, Serge Gavalda, de signer le permis de construire dans un premier temps. Selon le maire et la propriétaire du château du Gua, Catherine Gavelle, ce permis de construire aurait été instruit de manière partiale, sans les pièces nécessaires et sans transmission du dossier à l’architecte des Bâtiments de France, par la responsable du service urbanisme de la communauté de commune, Maryse Cros, aujourd’hui accusée d’avoir favorisé l’industriel. Une lettre en ce sens a été envoyée ces derniers jours par M. Gavalda au président de la communauté de commune, M. Sylvain Fernandez.

Les travaux ayant repris le mardi 17 juillet avant de s’interrompre à nouveau, la Confédération paysanne du Tarn avait convoqué une « fête à ma poule », le lundi 23 juillet, afin de soutenir l’éleveur Jérémy Vialelle. La pétition au préfet demandant la suspension des travaux jusqu’à épuisement des recours a été remise à un huissier, en présence de 300 personnes, selon le syndicat. « La vigilance est sur le chantier, et si les travaux reprennent, il y aura une réaction rapide de la Confédération paysanne », prévient Jean-Luc Hervé, le porte-parole de la Confédération paysanne du Tarn. Le maire, Serge Gavalda, se dit quant à lui prêt à signer le permis de construire, à condition que le bâtiment soit construit avec les autres et non à proximité de la ferme du Vialou : « Sinon, il va le tuer, ce petit jeune », affirme-t-il. Une crainte que Jérémy Vialelle confirme : « Ce qui m’inquiète, c’est s’il y a encore un épisode de grippe aviaire. Avec la proximité [du poulailler géant de Cyril Gallès], je devrai mettre en place des mesures que je n’ai pas les moyens de prendre. Je ne peux pas m’industrialiser avec mon budget », dit-il. Juste derrière le champ voisin, une grande surface a déjà été bétonnée pour accueillir le nouveau bâtiment.