Les fermes-usines se multiplient en France, favorisées par la réglementation

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Agriculture Mille Vaches et fermes-usinesJeudi 31 mai s’est tenu le procès des militants de la Confédération paysanne qui avaient mené deux actions contre l’usine des « mille vaches ». Dans l’ombre de cette ferme emblématique de l’industrialisation de l’agriculture, d’autres projets démesurés sont en cours, souvent portés par des montages visant l’optimisation fiscale.
« Pour faire taire les gens, on peut soit essayer de les faire mettre en prison, soit tenter de les taper au porte-monnaie », commente Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération paysanne. Avec cinq autres membres du syndicat agricole, il était jeudi 31 mai à nouveau devant le tribunal d’Amiens (Somme), pour leur troisième procès. À l’origine de l’affaire, deux actions menées par la Confédération paysanne contre ce qui était encore à l’époque le chantier de la future « ferme-usine des “mille vaches” », à Drucat-le-Plessiel (Somme). La première avait consisté à dégonfler les pneus des engins de chantier en septembre 2013, la deuxième action avait été de démonter des pièces du robot de traite pour les apporter au ministre de l’Agriculture au printemps 2014.
Lors de deux précédents procès au pénal (première instance et en appel), les militants ont été condamnés à des amendes, avec sursis. « Le juge a reconnu notre qualité de lanceurs d’alerte, relève Laurent Pinatel. Mais on nous demande quand même de payer. » Ce troisième procès, civil cette fois-ci, devait juger si les promoteurs de la « ferme des mille vaches » peuvent avoir droit à des indemnités, évaluées à 140.000 euros par un expert. « Les différentes sociétés propriétaires des “mille vaches” n’ont pas fait fonctionner leurs assurances pour se faire rembourser le préjudice, alors qu’elles auraient pu, a souligné Thierry Bonnamour, l’un des prévenus, à la sortie du tribunal. Donc, l’objectif était bien de taper sur les militants, de faire de la répression syndicale. » « Il fallait agir, d’une certaine manière, quel qu’en soit le coût. On assumera jusqu’au bout », enchérit Laurent Pinatel. Le jugement a été mis en délibéré.
Les militants pourraient être amers : ils ont été condamnés lors des deux premiers procès, et la ferme-usine des « mille vaches » n’a pas été stoppée. Comme l’avait révélé Reporterre, elle fonctionne avec près de 900 vaches, alors que l’autorisation n’avait été donnée que pour 500 — l’affaire est devant la cour administrative d’appel de Douai. « La préfecture avait fixé une astreinte de 750 euros par jour tant qu’ils ne se mettaient pas en conformité, donc c’est plus de 650.000 euros que devraient les propriétaires des “mille vaches” », a calculé Francis Chastagner, président de l’association locale d’opposants Novissen. Même l’autorisation d’exploiter à 500 vaches a été reconnue illégale par la justice, mais là encore, l’application de la décision est en attente. « L’usine fonctionne illégalement depuis des années, l’État ne fait rien, et, en même temps, on sanctionne les lanceurs d’alerte, on est quand même estomaqués », remarque-t-il. « L’important, c’est que notre action a permis de mettre sur le devant de la scène la question de l’industrialisation de l’agriculture », souligne Laurent Pinatel.
Les « mille vaches » « ont permis une prise de conscience du grand public »
« Cela a porté le sujet au niveau national. L’usine des “mille vaches” devait être une vitrine, d’autres devaient être montées sur le même modèle et cela n’a pas été le cas, approuve Francis Chastagner. Par ailleurs, la majorité des bénéfices des “mille vaches” devaient provenir d’un méthaniseur géant qui n’a jamais pu être construit. »
« L’affaire a permis une prise de conscience du grand public, on a pu mobiliser et médiatiser au-delà de telle association locale qui se bat contre telle porcherie », remarque de son côté Cécile Claveirole, pilote du réseau agriculture de France Nature Environnement (FNE).
La Confédération paysanne célèbre les victoires obtenues grâce à ces mobilisations : le projet de centre d’allotement de 4.000 bovins à Digoin (Saône-et-Loire) n’a pas eu l’autorisation du préfet ; les 23.000 porcs des Sables-d’Olonne (Vendée) et les 12.000 cochons de Saint-Symphorien (Gironde) ont été abandonnés, de même que les 2.500 chèvres de Mont (Indre-et-Loire). Mais d’autres projets continuent en parallèle de voir le jour, comme dans la Vienne, où un projet d’élevage de 6.000 porcelets bio est soutenu par Intermarché.

« On est loin d’obtenir des victoires systématiques », reconnaît Cécile Claveirole, de FNE. « La justice administrative ne fonctionne pas, même quand les décisions nous sont favorables, on n’est pas en mesure d’arrêter les projets », se désespère carrément Grégoire Frison, avocat de l’association Novissen pour les « mille vaches ». Son cabinet mène des procédures contre d’autres projets comme celui de 3.000 porcs dans l’Oise ou des 1.200 taurillons dans la Vienne.
Pollution, éthique, capitalisation, robotisation
Car les militants le reconnaissent, les « fermes-usines » sont toujours d’actualité. La multiplication des projets permet de dégager des caractéristiques communes :
- Une concentration d’animaux qui entraîne des problématiques environnementales (consommation et qualité de l’eau, épandage des lisiers et fumiers, transport de la nourriture et des animaux, pollutions diverses)…
- et éthiques : selon les documents qu’a pu se procurer Novissen, en moyenne deux animaux meurent chaque semaine aux « mille vaches » ;
- La production de produits agricoles standardisés à bas prix, qui peuvent même devenir un sous-produit (dans le modèle économique des « mille vaches », c’est la vente de l’électricité produite par la méthanisation qui devait apporter le plus de profits) ;
- Le besoin important en capitaux, qui pousse à faire appel à des investisseurs extérieurs au monde agricole (M. Ramery, qui a lancé les « mille vaches », est un entrepreneur dans le bâtiment) ;
- Le passage de la ferme à l’usine en matière d’équipements, avec l’appel à la robotisation, l’informatisation, la présence de caméras, la spécialisation des tâches confiées à des salariés. « À Drucat, le bâtiment est immense, les salariés et les animaux sont traités comme des machines, ils ont des ouvriers spécialisés comme dans une chaîne de montage de bagnoles », décrit Laurent Pinatel.
« Souvent, ce sont des montages financiers qui viennent chercher l’optimisation fiscale, complète Grégoire Frison. Par exemple, pour les “mille vaches”, il y avait des subventions prévues pour la construction de l’usine, car la méthanisation, c’est bon pour le climat, et des subventions via l’achat d’électricité. Et comme l’entreprise appartient à 80 % à des holdings, elle ne paye pas d’impôt. Donc, vous vous retrouvez avec des usines qui produisent moins cher, cassent le marché, font tomber le peu de paysans qui restent, tout cela avec nos impôts ! »
Les promoteurs de ce modèle assurent au contraire permettre à l’agriculture française d’être compétitive sur le marché mondial. La mécanisation et la robotisation permettraient une surveillance bien plus fine de la santé des animaux, ainsi mieux traités, et des pollutions, ainsi évitées. « Nos vaches sont heureuses », assurait Michel Welter, directeur des « mille vaches » au site Web Agri dans une série de trois reportages réalisés à la fin 2017.
Des fermes de plus en plus grandes en France
Difficile de dire à quel point ce type d’exploitation se développe en France. Les militants peinent à rassembler des chiffres. Cependant, une chose est certaine, la taille moyenne d’une ferme agricole en France est en augmentation constante, comme le notent régulièrement les statistiques agricoles. « On voit aussi de plus en plus de regroupements d’agriculteurs », observe Cécile Claveirole, de FNE.

Le phénomène est favorisé par la réglementation. Par exemple, depuis un décret signé en 2016 par Manuel Valls et Ségolène Royal, l’autorisation du préfet n’est désormais nécessaire que quand un élevage comprend plus de 400 vaches laitières ou 800 bovins à l’engraissement. Cela correspond à un doublement des seuils par rapport à la réglementation précédente. Toujours grâce à ce décret, les élevages de plus de 450 porcs, ou plus de 30.000 volailles, bénéficient désormais du régime de l’enregistrement, qui allège l’épaisseur du dossier à déposer à la préfecture, et les délais d’examen. « Si le préfet ne répond pas, vous avez automatiquement l’autorisation », précise Maître Frison. Tout cela réduit d’autant, pour les associations, les occasions de contester un projet.
« Après, ce qui favorise les fermes-usines, c’est notre modèle de société capitalistique. Les marchés mondiaux recherchent des produits standardisés à bas prix, note Cécile Claveirole. C’est bien de parler des alternatives, mais le gros du système agricole n’a pas changé. On le voit bien avec le projet de loi Alimentation et le plan pesticide du gouvernement. »
« On a l’impression d’une perte d’identité de l’agriculture française, constamment tournée vers les pays les moins vertueux en matière d’alimentation. Si on est bien la patrie de la gastronomie, il faut qu’on arrête de regarder ailleurs », insiste Laurent Pinatel. La lutte contre les fermes-usines a encore de beaux jours devant elle. Pour les opposants à la ferme des « mille vaches », le prochain rendez-vous est fixé au 13 septembre, pour connaître le délibéré des juges d’Amiens.