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Dans les Balkans, bergers et biologistes s’unissent pour sauver les derniers vautours

Oiseau sacré des civilisations de l’Antiquité, le vautour percnoptère pourrait être une nouvelle victime de la pression humaine sur les milieux naturels, notamment dans les Balkans. Une campagne internationale s’appuie sur les bergers pour préserver l’espèce.

  • Nivica (sud de l’Albanie), reportage

« C’est un couple ! Oh quelle nouvelle ! Je n’avais vu qu’un seul individu jusqu’à aujourd’hui, mais ils sont deux ! » Il est tout juste 10 h, et il est bien là, ponctuel au rendez-vous. Comme presque chaque matin, un grand oiseau noir et blanc fait son apparition au-dessus des prairies de Nivica, un petit village des montagnes du sud de l’Albanie. Exalté, l’ornithologue Mirjan Topi est aux anges, car ce n’est pas un, mais deux vautours percnoptères qui planent dans le ciel printanier. « J’avais peur qu’il n’y ait qu’un individu, s’enthousiasme-t-il, en suivant les oiseaux aux jumelles. Mais, avec ce couple, ça veut dire que le territoire est actif, et qu’il y aura des juvéniles. J’espère que la population va augmenter. »

Classé comme en voie d’extinction sur la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), le vautour percnoptère est présent sur trois continents, du nord de l’Afrique jusqu’au sous-continent indien. En Europe, il est le seul vautour migrateur, mais aussi l’un des oiseaux les plus rares. Autrefois présent sur une large bande montagneuse, ce rapace à tête jaune a disparu de nombreux pays. En France, grâce aux efforts des programmes de conservation, sa population augmente légèrement et tourne autour de 90 couples. Mais la survie du Neophron percnopterus percnopterus est particulièrement en sursis dans le sud-est de l’Europe. En trente ans seulement, ses effectifs ont ainsi fondu de près de 80 % dans les Balkans. « L’espèce a connu un déclin dramatique dans la région ces dernières années. La population compte à peine cinquante couples. Et ici, en Albanie on n’en a recensé qu’une petite dizaine », déplore Mirjan Topi, qui écrit sa thèse sur ce rapace qui ne se reproduit que vers l’âge de cinq ans.

 « Quand j’étais petit, on les voyait très souvent. Ils étaient bien plus nombreux tout autour du village, c’était vraiment un oiseau du coin »

Braconnage, électrocution, disparition de son habitat, etc., nombreuses sont les menaces qui planent sur les vautours. Dans les Balkans comme en Asie, l’empoisonnement par les cadavres dont ils se nourrissent est le principal danger. Il faut dire que le « vautour égyptien » apprécie beaucoup les prairies comme celles de Nivica, et ses grands troupeaux de chèvres et de brebis, dont il scrute les morts et les pertes accidentelles. « La principale ressource des gens ici, c’est l’élevage, explique Mirjan Topi. Mais, tous ces grands troupeaux attirent les loups et pour éviter les attaques, les bergers mettent du poison dans les cadavres afin d’empoisonner le loup. L’ennui est que ces produits menacent aussi les percnoptères. » Un usage de produits toxiques qui tend heureusement à se réduire.

En 30 ans seulement, les effectifs de vautours percnoptères ont fondu de près de 80 % dans les Balkans.

À Nivica, on se rappelle quand les percnoptères étaient bien plus nombreux à fréquenter les cavités rocheuses des gorges. « Quand j’étais petit, on les voyait très souvent. Ils étaient bien plus nombreux tout autour du village, c’était vraiment un oiseau du coin », se remémore ainsi Luman, un ancien ouvrier, récemment revenu vivre dans son village natal.

Les vallées encaissées des Balkans sont un habitat prisé par les vautours.

Pour sauver les derniers percnoptères des Balkans, le programme « une nouvelle vie pour le vautour égyptien » a vu le jour en 2017, un projet financé notamment par l’Union européenne et coordonné par la Société bulgare pour la protection des oiseaux (BSPB). En Albanie, les associations cherchent justement à s’appuyer sur les plus proches voisins des vautours. Né à Nivica et berger, comme beaucoup d’habitants du village, Mujo Gjoni s’est ainsi engagé auprès des associations pour sauvegarder l’espèce et préserver ses conditions de vie. « Je collecte les carcasses, et je les apporte au vautour percnoptère en haut de cette colline, dans cette placette de nourrissage que les ONG ont construite. C’est pour lui assurer un complément de nourriture », raconte-t-il en montrant un cadavre de chèvre protégé par une clôture. Dans cette région à la culture pastorale ancestrale, le charognard au bec fin est un familier des bergers. Mujo le connaît bien et guette son arrivée au mois de mars. « Il vient en même temps que le coucou, explique-t-il. Et quand on entend le coucou, ça signifie le début du printemps. Donc, dès qu’on aperçoit le vautour percnoptère, on se prépare pour rassembler les troupeaux. »

La possession de l’oraison du vautour te sera bienfaisante dans la région des mille champs. C’est dans la nuit, les ténèbres, la mort que la déesse vautour revivifie l’âme, qui ressuscitera à l’aube. » Textes des pyramides, écrits religieux des Égyptiens de l’Ancien Empire.

Le mystérieux hôte volant des canyons plane aussi dans l’imaginaire des habitants. Son nom en albanais est déjà une légende en soi : « kali i qyqes », le « cheval du coucou ». L’ornithologue Mirjan Topi s’est fait conter le mythe du vautour par les anciens du village. « Le printemps venu, raconte-t-il les gens voyaient toujours le percnoptère voler dans le ciel, et dans le même temps, ils entendaient chanter le coucou. Ils avaient compris que ces oiseaux ne restaient pas ici pendant l’hiver et ils imaginaient que le percnoptère, qui est un grand oiseau, pouvait faire de grandes distances, mais pas le coucou, qui est petit. Ils pensaient que le vautour, tel un cheval, le transportait sur son dos. »

 « Sans ce genre d’oiseaux, la survie dans beaucoup de pays pauvres aurait été très difficile »

Le travail de longue haleine des ONG porte déjà ses fruits. Alors que le vautour n’était pas vraiment une préoccupation des habitants de la région, ceux-ci le perçoivent maintenant comme un atout, une possibilité d’attirer un peu de touristes dans cette région isolée et économiquement pauvre, mais incroyablement riche de sa nature préservée. « Avant, on le regardait comme un oiseau du coin, admet Mujo, le berger. Mais maintenant on le regarde différemment parce que les gens s’y intéressent et veulent le voir. Et nous, on veut aussi savoir où il est, pour pouvoir répondre quand on nous demande : “Savez-vous où est le vautour percnoptère ?” »

Les vautours percnoptères apprécient beaucoup les praries de Nivica et ses grands troupeaux de bétail.

Réconcilier l’homme et la nature, dans ces montagnes où vie sauvage et humaine sont inséparables, le défi est en passe d’être relevé. Mais pour Mirjan Topi, cet « éboueur » des airs a toujours été un allié précieux de la vie humaine, notamment dans sa lutte contre les bactéries. « Sans ce genre d’oiseaux, la survie dans beaucoup de pays pauvres aurait été très difficile, assure-t-il en scrutant des falaises abruptes. Le percnoptère aide à nettoyer l’environnement en se nourrissant des cadavres. Il supprime des maladies qui peuvent se transmettre aux humains. » Se nourrir de la mort pour préserver la vie, ce rôle crucial dans l’écosystème, des civilisations anciennes l’avaient déjà observé et même honoré. Dans l’Égypte des pharaons, le percnoptère était un symbole de la déesse Isis. Tuer « l’oiseau du pharaon » était puni de mort sur les bords du Nil, où le percnoptère avait même droit à son hiéroglyphe. Les Grecs anciens voyaient également en lui un « purificateur sacré ».

Le sud de l’Albanie a conservé une importante activité pastorale.

De l’Albanie jusqu’au Niger, en passant par la Turquie ou la Jordanie, des biologistes et des bergers s’activent pour sécuriser la voie semée d’obstacles du vautour percnoptère, et éviter sa disparition. Mais face à la destruction rapide de son habitat, cette mission prend des allures de vraie course contre la montre. En Albanie, tous les couples vivent ainsi sur le bassin versant de la Vjosa. Considéré comme le dernier fleuve sauvage d’Europe, la Vjosa et ses affluents sont tous menacés par une quarantaine de projets de barrages hydroélectriques. Des constructions de béton qui pourraient anéantir une riche biodiversité, et engloutir les zones de vie du percnoptère.

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