Dans les quartiers pauvres du Cap, des jardins partagés pour manger bio

Christina Tenjiwe Kaba de Moya We Khaya, jardin partagé d'un hectare dans le township de Khayelitsha. - © Jéromine Derigny / Reporterre
Christina Tenjiwe Kaba de Moya We Khaya, jardin partagé d'un hectare dans le township de Khayelitsha. - © Jéromine Derigny / Reporterre
Durée de lecture : 7 minutes
Alternatives Agriculture Écologie et quartiers populairesDans les townships du Cap, en Afrique du Sud, une association promeut l’agriculture biologique dans des jardins partagés. De quoi retisser le lien défait par l’apartheid entre ces populations pauvres et l’agriculture vivrière.
Le Cap (Afrique du Sud), reportage
Dans les rues du township sudafricain, l’ancienne infirmière avance doucement, un peu ralentie par le poids des années. Un grand châle en laine gris descend de ses épaules jusqu’à sa taille, et, comme dans un relais de tissu flottant, un long manteau sombre vient s’arrêter sous ses genoux. Angelina Masungwini, 78 ans, veut rester active ; venir au centre de l’association Abalimi Bezekhaya, dans le township [1] de Nyanga, au Cap, fait partie de ses activités hebdomadaires. Elle a toujours besoin de quelques tomates ou d’un peu d’engrais pour son potager. Et dans ce jardin hétéroclite, entre des carottes et du chou rouge, elle trouve toujours son bonheur, et des oreilles bienveillantes.
Le centre sert tout à la fois de jardin de démonstration, de lieu d’approvisionnement et de centre de formation. Abalimi Bezekhaya en a créé deux, dans les plus grands townships du Cap, Nyanga et Khayelitsha. Le but : promouvoir l’agriculture urbaine comme vecteur de justice sociale. Et pour son 40ᵉ anniversaire, l’association affiche plus de 3 000 micromaraîchers et 50 jardins partagés aidés chaque année. Une belle réussite pour une activité qui était quasiment interdite sous l’apartheid.

Lorsque l’association a commencé ses activités en 1982, Nelson Mandela était toujours en prison. Parmi les nombreuses interdictions qui pesaient sur les Noirs figurait celle de créer des jardins partagés. Impossible de développer des « community gardens » dans les townships. Pas de vergers, pas de maraîchage possible dans les larges étendues sablonneuses des Cape Flats, là où se construisaient les ghettos défavorisés du Cap. L’apartheid, officialisé en 1948 n’a été aboli qu’en 1991.
« L’apartheid a détruit la culture agricole des populations »
« L’apartheid a détruit la culture agricole des populations surtout pour les mines d’or », dit Rob Small, pilier d’Abalimi Bezekhaya. « Même dans les zones rurales, les hommes devaient abandonner les fermes pour aller à la mine. Tout le monde devait avoir un job, les pires postes étant pour les Noirs. L’agriculture familiale était mal vue alors que quelques très grandes fermes blanches fournissaient toute la communauté. » Résultat : dans les townships, la tôle envahit le sable, les plantes n’ont pas leur place. « La nourriture était ce dont les gens avaient le plus besoin », se rappelle Rob Small.

Comme Angelina Masungwini, les habitants viennent s’approvisionner ou demander conseils sur la manière de gérer un compost, ou de conserver une graine. Aujourd’hui, la dame de 78 ans traverse le centre de Nyanga pour aller chercher du fumier tout au fond de ce petit oasis vert. Elle passe devant la petite baraque qui fait office de bureau, remonte l’allée principale avec les exemples de cultures en sac, les quelques rangées de patates douces, de brocolis, de choux, le parterre de laitues… Tout ce qui peut être cultivé dans les Cape Flats se retrouve ici.
La plupart des clients du jardin profitent de la formation initiale de trois jours, proposée pour 70 rands (environ 4,20 euros). Mais Angelina, qui a grandi dans le Lesotho, avait déjà les bases — malgré elle. « Ma mère travaillait dans les champs, moi je n’aimais pas ça, se rappelle-t-elle. Je ne voulais pas y aller ! » Mais après une vie d’infirmière, la Sud-Africaine s’est entièrement convertie à l’agriculture biologique. « Tu ne manges pas de poison, c’est moins cher de faire pousser ses propres légumes et en plus, c’est de l’exercice ! » dit-elle, d’un air très convaincu. Autour de sa petite maison, Angelina a réussi à caser quelques cultures en sacs : du gombo, dont elle raffole, des petits pois, du potiron et des herbes aromatiques.

Et après avoir pris du fumier sur le gros tas du fond du jardin, elle se dirige vers Amanda Dyoyi, la responsable du jardin, pour acheter des graines d’épinards, de carottes et de gombo — il n’y en a jamais assez. Amanda, frêle trentenaire au regard doux et au large sourire, a déjà tout de prêt dans son bureau ; mais elle sait qu’avec les graines vendues à un rand pièce (6 centimes d’euros), viennent les petites discussions sur la production hebdomadaire, la vie du quartier ou la santé de la famille. Le lien social fait aussi partie du job.
Joie des cultures
Amanda Dyoyi a débuté en 2018, un peu par accident. Elle sortait d’une cure de désintoxication et cherchait à se sortir de la drogue et de l’alcool. La terre lui est alors apparue comme une évidence. « Voir toutes les choses pousser, c’est tellement incroyable », s’enthousiasme celle qui se voit comme une « docteure des plantes ». « C’est tellement intéressant ! J’apprends quelque chose de nouveau chaque jour ! »

Le jardin de démonstration vend aussi sa petite production de betteraves, chou-fleurs, poireaux, fraises ou coriandre. D’ailleurs, les deux femmes doivent se pousser un peu pour laisser passer une berline bleu foncé qui se gare dans l’entrée. Même les classes moyennes s’intéressent à la bio locale maintenant.
Son développement, hors des potagers domestiques, a pu réellement commencer à la fin de l’apartheid, lorsque les jardins partagés ont été autorisés. Une poignée de volontaires, un terrain glané à la mairie ou à une école et un jardin pouvait se lancer. Mais pas tout seul. « Nous avons tout un programme pour les jardins partagés », explique Grace Stead, directrice de Abalimi Bezekhaya. L’association s’assure déjà que le prêt du terrain est correctement contractualisé, pour éviter toute mauvaise surprise. Une équipe se rend dans les jardins tous les deux ou trois mois pour dénouer tous les problèmes qui peuvent surgir tant au niveau agricole qu’administratif ou humain. Abalimi assure en outre une formation continue, un appui logistique, et un soutien sur les infrastructures et les sols.

Un peu plus à l’Est, dans le township de Khayelitsha, Moya We Khaya représente l’un des plus grands jardins partagés soutenus par Abalimi. En moyenne, les jardins se cantonnent plutôt à 100 mètres carrés. Ici, carottes, haricots ou aubergines sont cultivés sur un hectare. Au départ, le jardin était totalement collectif puis les onze membres ont préféré partager la surface. Chacun est responsable de sa production. Mais l’eau, l’électricité, les outils, l’entretien… tout le reste est mutualisé.
Le groupe de la charismatique Christina Tenjiwe Kaba s’organise également pour vendre aux habitants du township. Jusqu’en 2017, Abalimi jouait les intermédiaires. L’association voulait développer un marché pour les productions biologiques issues des townships. Les petits paysans n’avaient pas de visibilité — difficile de rivaliser avec les grandes surfaces.

« Nous avons d’abord travaillé sur la sécurité alimentaire en diffusant la culture du biologique qui était très rare en 1982, raconte Rob Small. Puis, nous avons graduellement prouvé que l’on pouvait gagner sa vie avec l’agriculture urbaine biologique. Personne ne pensait que c’était possible. Il fallait changer les mentalités. » En 2008, Abalimi décida donc de créer le marché en mettant en place un système similaire à une AMAP : les membres, abonnés, récupèraient une « boite » chaque semaine. Au plus fort de l’expérience, 400 boîtes étaient distribuées chaque mardi. « Nous l’avons arrêté en 2017, dit Rob Small, car maintenant les gens savent qu’il existe un marché. »
Dans le centre de Nyanga, Angelina a terminé ses courses. Amanda la raccompagne au portail sécurisé de l’entrée. Avec un peu de chance, la responsable ne sera plus là dans quelque temps. Son rêve : lancer sa propre production agricole adossée à un restaurant végan. « Je voudrais laisser un héritage », souffle-t-elle. Celui d’Abalimi Bezekhaya n’en finit plus de grandir.
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