De Pompidou à Macron, les dirigeants ont fait le choix du chômage

Valéry Giscard d’Estaing, artisan de la Constitution européenne, et un Gilet jaune. - Le Choix du chômage Cuvillier-Collombat © Éditions Futuropolis
Valéry Giscard d’Estaing, artisan de la Constitution européenne, et un Gilet jaune. - Le Choix du chômage Cuvillier-Collombat © Éditions Futuropolis
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Culture et idées Économie Emploi et travailPlusieurs syndicats manifestent le 5 octobre contre la réforme de l’assurance-chômage, qui permettra une indemnisation plus faible. Dans la BD-enquête « Le Choix du chômage », Benoît Collombat et Damien Cuvillier racontent pourquoi le chômage de masse ne cesse d’enfler depuis cinquante ans.
Pour justifier sa dernière réforme de l’assurance-chômage, le président Macron invoquait en juillet la nécessité de renouer avec le sens du « mérite ». Mais, avant de rogner sur le montant des indemnisations et l’accès à l’ouverture des droits au chômage, a-t-il tout tenté pour inverser la courbe passée de 1 million de chômeurs en 1977 à plus de 6 millions aujourd’hui ? Et, d’ailleurs, les précédents gouvernements de la Ve République l’ont-ils fait ?
Pour répondre à cette question, trop rarement posée à leur goût, le journaliste d’investigation Benoît Collombat et le dessinateur Damien Cuvillier ont enquêté durant trois ans et demi, livrant leur travail dans une bande dessinée, Le Choix du chômage — De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique (éd. Futuropolis). Au gré d’un scénario riche et vivant, qui entrelace entretiens avec des personnalités politiques et intellectuelles variées, et reconstitutions historiques, elle entraîne le lecteur dans la coulisse de l’Histoire. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, deux perspectives politiques s’ouvraient à l’Occident : celle de l’État social et de la coopération entre les nations, et celle d’un renouvellement du libéralisme, qui prônait un État au service du marché et une mondialisation concurrentielle.
Durant trente ans, c’est plutôt la première qui l’a emportée. Mais l’idéologie dite néolibérale s’est imposée à partir des années 1960. Impossible de raconter ici toutes les étapes de cette histoire — le gouvernement de Raymond Barre soutenu par Valéry Giscard d’Estaing, de 1976 à 1981, puis le ministère de Jacques Delors à l’Économie soutenu par François Mitterrand, de 1981 à 1984, notamment. Mais il est clair à la lecture de cette quarantaine de témoignages que tous les gouvernements de la Ve République ont contribué à la transformation néolibérale de l’État, à l’origine de la hausse régulière du chômage : la barre du million de chômeurs a été franchie en 1977, celle des 2 millions en 1983, des 3 millions en 1993... Des acteurs influents de cette histoire le reconnaissent, comme Jean-Pierre Chevènement ou Jacques Delors.

Pour ne citer que quelques exemples, l’État a perdu sa tutelle sur les questions monétaires, et, d’investisseur, est devenu investi par les grands détenteurs d’épargne, les banques surtout, jusqu’à l’endettement qu’on lui connaît aujourd’hui, de près de 2 739 milliards d’euros. Ses possibilités d’investissement et de régulation du marché se sont encore réduites avec la fin des droits de douane, des autorisations pour les entreprises d’aller sur un marché extérieur, des autorisations de licenciement, et la lutte imposée contre l’inflation — les délocalisations se sont multipliées, faisant exploser le chômage. L’Europe a fait le reste, en assistant davantage la spéculation que la création d’emplois.

« Ce choix du chômage, c’est aussi le choix du capital contre le travail »
En quelque quarante ans, le cadre politique a complètement changé : « C’est de l’interventionnisme en sens contraire, ironise le sociologue François Denord. Il ne faut plus que l’État puisse intervenir quand bon lui semble... seulement quand le marché le réclame ! » Une véritable contre-révolution, indissociable du réchauffement climatique : entre 1960 et 2016, les émissions de gaz à effet de serre sont passées de 9,4 milliards de tonnes de CO2 à 36,2 milliards. « Il faut bien comprendre que les choix restent les mêmes, quelle que soit la gravité des crises traversées, comme celle du réchauffement climatique, dit à Reporterre Benoît Collombat. Ce choix du chômage, c’est aussi le choix du capital contre le travail. Il y a une phrase que j’aime beaucoup de Chico Mendès, le syndicaliste brésilien qui luttait contre la déforestation et a été assassiné en 1988, c’est : “L’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage”. »
Pendant ce temps, pour les chômeurs, c’est la double peine. Il y a la difficulté de se construire une vie quand manquent les ressources et la reconnaissance des autres. Cela provoque parfois la mort : « Selon une étude de l’Inserm, peut-on lire dans Le Choix du chômage, entre 10 000 et 14 000 décès peuvent [lui] être attribués chaque année : suicides, maladies ou rechutes de cancers. » Et puis il y a le poids du dénigrement social. Car le chômeur dérange : il révèle la violence du système, la trahison républicaine. Alors il faut le désavouer et lui rappeler qu’il doit filer droit, prendre comme emploi ce qui se présente — même si c’est contraire au droit international (à la Convention de Philadelphie, notamment), et même si certains salaires sont en dessous du Smic, comme le rappelait M. Castex lui-même dans son discours du 8 septembre 2021.

Cette rhétorique rappelle que le néolibéralisme est aussi une culture, avec ses techniques pour orienter l’opinion — la « fabrique du consentement », relève la philosophe Barbara Stiegler. Raymond Barre, en mousquetaire de la concurrence, n’hésitait pas à comparer le protectionnisme et la paysannerie à une carpe enlisée dans la vase, quand le brochet prédateur nageait vaillamment à la surface des eaux concurrentielles du Marché ; Macron évinçait il y a peu le débat sur la 5G en caricaturant ses opposants en « Amish ». Cet humour de fin de banquet ne doit pas faire oublier que les néolibéraux pratiquent un autoritarisme assumé. Friedrich Hayek, penseur libéral lauréat du prix de la Banque de Suède en 1974, ne disait-il pas : « Plutôt un dictateur libéral qu’un gouvernement démocratique manquant de libéralisme... » Les chômeurs en font les frais, et de plus en plus les écologistes militants.

Alors faut-il, comme y invite en préface le cinéaste Ken Loach, réalisateur de l’émouvant Moi, Daniel Blake, admettre que « le marché à vocation sociale est un mythe » ? Et que, face à la dangerosité de la menace climatique, il est plus qu’urgent d’initier « un puissant mouvement politique de rupture » ? En mettant à la disposition du public des connaissances précieuses, cette BD non dogmatique encourage un salutaire débat de fond. « “Le choix du chômage”, c’est une expression qui s’est imposée au cours de l’enquête, puisque certaines des personnalités interviewées l’employaient, précise Benoît Collombat. Mais pour nous, c’est aussi l’idée que les choix qui ont été faits peuvent toujours être défaits. »

Le Choix du chômage — De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique, de Benoît Collombat et Damien Cuvillier, aux éditions Futuropolis, mars 2021, 288 p., 26 euros.