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ReportageDéchets nucléaires

Des opposants aux déchets nucléaires jugés sous haute surveillance policière

Mercredi 23 mai, douze militants anti-Cigéo ont comparu devant le tribunal de Bar-le-Duc, ceinturé par les CRS. Tandis que le procureur a évoqué une association de malfaiteurs, les avocats des prévenus ont souligné les nombreuses irrégularités de la procédure, fustigeant le « régime d’exception » imposé aux « gens de Bure ».

  • Bar-le-Duc (Meuse), reportage

À midi, ce mercredi 23 mai, les badauds se font rares dans les vieilles rues de Bar-le-Duc. Malgré le calme, les alentours du palais de justice sont ceinturés de camions de CRS. Venus des grandes villes de la région, ils sont des dizaines, lourdement équipés pour « sécuriser » le rassemblement prévu cet après-midi en soutien aux douze opposants à Cigéo jugés devant le tribunal correctionnel. Au compte-goutte, des militants arrivent sur la place Saint-Pierre, éberlués par le dispositif.

De l’entrée du tribunal à la salle d’audience, les policiers sont plus d’une trentaine à former une étrange haie d’honneur mutique, visages fermés et matraques visibles. Dans le hall, derrière chaque colonne, un CRS veille. Les avocats de la défense, furieux, demandent immédiatement le retrait des forces de l’ordre. « Cette surpopulation policière compromet la sérénité des débats, amoindrit la présomption d’innocence et les droits de la défense, dit Me Elodie Tuaillon-Hibon. Elle vicie l’ensemble de la procédure ».

Le procureur, Olivier Glady, justifie l’importance du dispositif comme une conséquence des incidents survenus lors de l’audience du 19 mars : « Il y a eu des graffitis, une statue a été détruite, j’ai passé la soirée à ramasser les bouts de plâtre, décrit-il. Aucune autre audience que celles concernant Bure ne suscite d’incidents. Il y a un dispositif policier aujourd’hui, et il y en aura désormais un à chaque fois. » « Douze CRS à l’entrée, quatorze dans le couloir, une petite dizaine dans la salle, tout ça pour un tag, n’est-ce pas un peu disproportionné ? » demande Me Florian Regley.

C’est donc sous haute surveillance et dans une ambiance tendue quoique silencieuse, M. Glady ayant refusé d’ouvrir son micro afin « de les obliger à se taire et à écouter », que s’ouvre ce double procès. Car les douze prévenus comparaissent pour deux affaires différentes, qui ont comme scène principale le bois Lejuc. Celui-ci est l’épicentre de la contestation contre la poubelle nucléaire de Bure depuis que l’Andra (Agence nationale des déchets radioactifs) veut l’acquérir, le défricher et le forer. Les prévenus ont entre vingt et trente-cinq ans, certains étudiants, d’autres salariés, d’autres encore sans profession, la plupart avec un casier judiciaire vierge, ils viennent des quatre coins de la France.

« Visages dissimulés, pierres dans la main » 

Cinq d’entre eux sont donc poursuivis pour « participation sans arme à un attroupement après sommation de se disperser par une personne dissimulant volontairement son visage afin de ne pas être identifiée ». Concrètement, eux sont accusés d’avoir participé à la manifestation du 4 mars dernier aux abords du bois Lejuc. En dépit d’une interdiction préfectorale, une centaine de personnes s’étaient alors rassemblées, à la suite des évacuations musclées des habitants de la forêt survenues une semaine plus tôt, et à la marche réprimée de la veille. Penchée sur le dossier, la présidente du tribunal lit le rappel des faits : « Vers 12 h, cent personnes, le visage dissimulé, se rendent à pied du village de Mandres-en-Barrois vers le bois Lejuc. Des manifestants commettent des violences à l’encontre des forces de l’ordre, qui procèdent aux sommations de dispersion. Par la suite, cinq personnes seront interpellées et placées en garde à vue. »

Pour l’avocate d’un des prévenus, Me Muriel Ruef, « il n’y a pas eu de refus de se disperser, au contraire. Les manifestants étaient en train de s’en aller quand ils ont été interpellés. Seulement, ils étaient en queue du cortège. Les gendarmes ont donc pris les derniers, ceux qui ont mis plus de temps à reculer, peut-être parce qu’ils n’avaient pas entendu les sommations. » Le procureur réclame trois mois de prison avec sursis. Une sixième personne est poursuivie pour une affaire similaire, survenue le 3 mars.

Les 6 autres personnes comparaissent pour « participation à un groupement formé en vue de la préparation de violences contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens. » Les faits se seraient déroulés le 14 mars, à l’orée du bois Lejuc. Ce jour-là, une entreprise pépiniériste, prestataire de l’Andra, replantait des arbres (défrichés illégalement par l’Agence en 2016) près de la vigie Sud, escortée par des agents de sécurité. D’après les différents procès-verbaux, à 14 h 35, le commandant de gendarmerie, M. Dubois, prévient les gendarmes mobiles de la présence d’une quinzaine de personnes près du bois. Les gendarmes se rendent sur place et interpellent trois hommes et quatre femmes, « visages dissimulés, pierres dans la main ». Elles sont accusées d’avoir participé au caillassage (trois impacts relevés) du véhicule dans lequel se trouvaient les employés de la pépinière.

Des joueurs de Nim devant le tribunal de Bar-le-Duc, mercredi 23 mai.

Les prévenus répondent qu’ils étaient venus se balader dans la forêt, comme ils en avaient l’habitude, sans savoir que l’accès était encore interdit, ni que l’entreprise s’y trouvait. « J’étais avec un groupe qui allait se promener, nous n’avions rien planifié d’autre, témoigne Jonathan. Je ne comprends pas pourquoi je me retrouve ici, je suis innocent. »

Pour le procureur, l’affaire est claire : « Êtes-vous des somnambules ? Il n’y a que dans le bois Lejuc qu’on se promène cagoulés et qu’on prend la poudre d’escampette dès que les gendarmes arrivent ; comment considérer ces comportements comme innocents ? » Les faits relèvent selon lui de l’article 222-14-2 du Code pénal, qui condamne « le fait pour une personne de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire » en vue de la préparation de violences ou de dégradations. Il évoque la ressemblance avec une association de malfaiteurs ; Reporterre expliquait en mars dernier comment cette procédure sert à réprimer les luttes. « Ils se sont intégrés dans un groupe dans lequel ils ont démultiplié leur capacité à commettre des infractions, insiste-t-il. La constitution du groupe est parfaitement volontaire et vise précisément à commettre des délits, car le groupe assure l’impunité par l’anonymisation qu’il fournit. Ils peuvent se fondre dedans et dire “c’est pas moi”. »

Les avocats de la défense dénoncent « un fantasme », « une situation montée de toutes pièces », mais le procureur estime avoir tous les éléments : « Une quinzaine de personnes vêtues de manière presque uniforme, avec des bonnets ou des foulards pour se dissimuler, proférant des menaces et jetant des pierres, alors même que circulaient sur les réseaux sociaux des appels à la réoccupation du bois. » Il requiert quatre mois de prison avec sursis et deux ans de mise à l’épreuve, assortis d’une interdiction de territoire en Meuse.

« Un phénomène de discrimination sur la base d’opinions politiques » 

« Quand il est question de Bure dans ce tribunal, on se retrouve dans une zone de non-droit, réplique Me Florian Regley. Les infractions sont plus urgentes, plus graves, les procédures se révèlent bancales. Le procureur dit que “la loi importe peu, seuls comptent les faits”. Mais c’est inadmissible ! » Puis les avocats égrainent un chapelet d’imprécisions et d’erreurs. L’absence de procès-verbaux d’interpellation, permettant notamment d’identifier précisément les gendarmes qui ont procédé aux arrestations, des accusations de « refus de se soumettre aux opérations de relevés signalétiques intégrés dans un fichier de police » infondées, car les personnes ont en fait accepté de donner leurs empreintes digitales, des PV évasifs sur le nombre de personnes présentes ou sur les descriptions… « Qu’est-ce que vous avez fait, Madame la présidente, pour mériter un tel dossier ? », ironise Me Regley.

Citant le juriste allemand Jhering, pour qui « Ennemie jurée de l’arbitraire, la forme est la sœur jumelle de la liberté », Me Elodie Tuaillon-Hibon dénonce de son côté le « régime d’exception » constitué de « multiples petites entorses aux procédures » qui semble être imposé aux « gens de Bure ». « Le procureur présente les militants anti-Cigéo comme s’il s’agissait d’une confrérie, ajoute-t-elle. Un peu à la manière de Michèle Alliot-Marie lorsqu’elle parlait de la nébuleuse Tarnac : on voit où cela nous a mené ! » L’avocate craint « un phénomène de discrimination sur la base d’opinions politiques ».

Car les dossiers se révèlent souvent bien minces. Tel celui d’Élisa, jugée pour la participation au groupement du 14 mars : « Les seuls éléments matériels, c’est qu’elle avait dans son sac à dos des gants et une cagoule, développe Me Regley. Elle n’avait pas connaissance d’un projet. Certes il y avait des appels à réoccupation sur les réseaux sociaux, mais sans lieu de rendez-vous, ni date, ni mode opératoire. » Sa collègue, Me Pauline Picarda, enchérit, mettant en avant la jurisprudence du tribunal de Paris, qui considère que le « seul fait d’avoir un masque ne suffit pas pour être condamné à une participation à un groupement ». À 17 h 45, près de quatre heures après le début de l’audience, la présidente du tribunal, visiblement épuisée, ordonne une suspension d’audience. Seules cinq personnes ont été entendues. À chaque fois, les avocats ont demandé la relaxe. Délibéré le 26 juin.

Dehors, la « grande foire » organisée par les militants anti-Cigéo, à l’appel de la Confédération paysanne et de Bure Stop, bat son plein. Emmenés par un air d’accordéon, certains dégustent des crêpes sans gluten mais avec beaucoup de chocolat, d’autres dévorent des makis faits maison. Un petit groupe joue au molki tandis qu’un duo s’essaie à un jeu de Nim, sorte de morpion avec des bidons grimés d’un sigle radioactif.

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