Du champ à l’assiette, comment changer notre alimentation ?

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Agriculture AlimentationL’espace d’un week-end, la ville de Grande-Synthe a accueilli une fête paysanne mettant en avant les alternatives agricoles au modèle productiviste. Une table ronde a été l’occasion de réfléchir aux liens entre l’alimentation et la production agricole. À la fois pour sortir le secteur de la crise et permettre aux citoyens de se réapproprier ce besoin vital.
- Grande-Synthe (Nord), reportage
Implanter la campagne à la ville l’espace d’un dimanche en grande partie ensoleillé, tel fut le défi lancé conjointement par la Confédération paysanne, l’Adearn (Association pour le développement de l’emploi agricole et rural) et la ville de Grande-Synthe (Nord) le 25 septembre dernier. Une fête paysanne organisée au lieu-dit Le Puythouck, cadre champêtre placé au cœur d’une cité industrielle, jadis village de maraîchers, fut l’occasion de présenter à un large public des alternatives agricoles.

Ces dernières années, Grande-Synthe s’est largement ouverte à l’écologie et à l’agriculture biologique. Depuis 2010, elle est engagée dans une démarche de transition, fidèle aux principes énoncés par Rob Hopkins selon lesquels la renaissance de la biodiversité et le soin apporté à l’alimentation constituent de bonnes opportunités, pour une commune, de cheminer sur la voie de l’autonomie. À titre d’exemple, Grande-Synthe offre une restauration 100 % bio dans les restaurants scolaires et sert quotidiennement près de 500 repas.
Outre les ateliers, les animations, le marché de producteurs et le repas paysan, cette fête favorisa le dialogue entre citoyens, chercheurs, élus et paysans sur le thème de l’alimentation. Il s’est agi de promouvoir, durant cette journée, une agriculture restituant aux sols toute leur fertilité et préservant de la sorte la santé des producteurs ainsi que celle des consommateurs.
Un réquisitoire contre la grande distribution
Damien Carême, maire de Grande-Synthe, avait donc donné rendez-vous, autour d’une table ronde, à Hervé Kempf, rédacteur en chef de Reporterre, Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération paysanne et François Léger, agronome spécialiste de l’agroécologie, directeur de l’équipe Agricultures urbaines d’Agro Paris Tech. Il a coordonné récemment une étude sur la performance économique des maraîchages bio à la ferme du Bec-Hellouin, dans l’Eure.
« Pour sortir de la crise : des solutions du champ à l’assiette » fut le sujet de la discussion. Hervé Kempf prit le premier la parole. Il dressa tout d’abord un réquisitoire contre la grande distribution qui, selon lui, modifie gravement notre mode de consommation. Elle fait la promotion de produits standardisés, transformés, en provenance de l’industrie agroalimentaire, sa complice. Inscrite dans une stratégie essentiellement financière, la grande distribution parvient à dégager des marges confortables qui nourrissent les profits engrangés par ses propriétaires, lesquels pratiquent allègrement l’évasion fiscale. « On sait qu’une grande partie de la famille Mulliez réside en Belgique pour échapper au fisc français. » La grande distribution, poursuit le rédacteur en chef de Reporterre, impose la réalisation d’une production massive, fortement mécanisée et réalisée sur de grandes surfaces agricoles sur lesquelles sont déversées des quantités toujours plus importantes d’intrants chimiques.

Il rappela ensuite les conséquences environnementales et sociales de ce modèle qui s’est imposé à partir des années 1960. Les pesticides provoquent des dommages souvent irréparables : « Que l’on songe aux abeilles victimes des néonicotinoïdes, a-t-il précisé, aux problèmes sanitaires qui touchent à la fois les producteurs et les consommateurs, au chômage que ce type d’agriculture intensive génère. » Il a rappelé qu’un emploi créé dans la très grande distribution en fait disparaître quatre dans d’autres secteurs (le commerce et l’artisanat, notamment). Des postes de travail disparaissent également au cœur même des grands magasins à la suite de l’introduction de caisses automatiques. De plus, a-t-il ajouté, ces pollutions et ce chômage présentent un coût qui pèse lourdement sur les comptes publics, à travers l’indemnisation des chômeurs et les opérations de dépollution.
« Le consommateur-citoyen actif doit se substituer au consommateur ordinaire, trop souvent passif »
Soulignant le fait que les produits distribués par les hypermarchés sont souvent très chargés en sel et en sucre, Hervé Kempf recommande de surveiller notre régime alimentaire : « On peut vivre sans four à micro-ondes ! Il est concevable de bien se nourrir sans trop dépenser. Nous devons manger moins de viande, davantage de légumes et de fruits, éviter les sodas ainsi que les produits transformés. » Il conclut son intervention en rappelant le rôle essentiel joué par les Amap et les circuits courts, plus sûrs moyens de recréer de l’emploi en milieu rural et de se détourner durablement de la grande distribution.

François Léger mit l’accent sur la nécessité d’adopter d’autres méthodes de culture tournant le dos à l’agriculture industrielle. « Le maraîchage sur de très petites surfaces, inférieures à 1,5 ha, est viable », annonce-t-il d’emblée. Pour cela, il est indispensable de faire preuve d’intelligence écologique, en supprimant notamment les intrants, et de s’inscrire dans un réseau social. Ainsi, des échanges de services techniques sont envisageables. Ils réduisent considérablement les coûts de fonctionnement et assurent le maintien ou la renaissance des valeurs morales, éthiques et politiques. Certes, précise-t-il, il conviendra de s’adapter à l’environnement naturel local, de se montrer patient afin de laisser le temps à ces « nouvelles » techniques de travail du sol de faire leur preuve. « Tout est possible ! conclut-il. Mais le consommateur-citoyen actif doit se substituer au consommateur ordinaire, trop souvent passif. De plus, cette manière de fonctionner doit être appuyée politiquement. »
Cette revendication fut également exprimée par Laurent Pinatel. À ses yeux, l’accompagnement du changement par les pouvoirs publics et notamment par les élus locaux est indispensable. Et ce changement est lui-même indispensable en raison des crises à répétition que connaît l’agriculture. « On produit de plus en plus, mais avec de moins en moins de paysans, s’inquiète-t-il. Nous ne sommes plus là pour nourrir, mais pour produire et le marché mondial n’existe que parce que l’agriculture intensive y déverse ses excédents. » Il ajoute, un brin provocateur : « Je n’ai pas envie de nourrir les Chinois ! » avant de préciser sa pensée : « Les paysans chinois sont tout aussi intelligents que nous ! »
Selon Laurent Pinatel, ce système qui a fait des animaux des outils exploités dans des fermes industrielles, qui transforme les sols en simples supports physiques a apporté la preuve de sa perversité : l’homme et la nature ont été instrumentalisés. Il insiste : « Nos pains, nos laits ne sont plus nourrissants. Nous devons impérativement nous réapproprier la fonction nourricière de notre métier de paysan. Depuis plusieurs décennies, analyse-t-il encore, la part des dépenses de logement dans l’ensemble des dépenses des Français n’a pas cessé d’augmenter. En revanche, celle de l’alimentation a considérablement baissé. On a volontairement laissé gonfler la bulle immobilière, hautement spéculative, et parallèlement on a demandé aux paysans de faire l’effort d’abandonner leurs méthodes traditionnelles, de se convertir à l’agriculture industrielle, qui a permis, grâce aux économies d’échelle, de maintenir le pouvoir d’achat des Français. »
« De nouvelles générations de paysans apparaissent, c’est le signe qu’un changement s’opère »

Aux yeux du porte-parole de la Confédération paysanne, la crise que connaît l’agriculture est une chance. Elle doit favoriser le changement du système et redonner l’occasion au monde paysan de reprendre la parole, de rediscuter, de renégocier. Notamment les primes de la PAC (Politique agricole commune) « qui ne devront plus être affectées à la quantité, mais à la qualité. Il faut être optimiste ! s’exclame-t-il. Il y a dix ans, les paysans-boulangers n’existaient pas. De nouvelles générations de paysans apparaissent, c’est le signe qu’un changement s’opère. » Pour Laurent Pinatel, une autre répartition des richesses, plus égalitaire, doit être mise en œuvre. Il convient de sauvegarder, au Nord comme au Sud, la souveraineté alimentaire des peuples. « N’oublions pas, conclut-il, que les migrants qui viennent en Europe sont en grande partie des paysans. »

Damien Carême a clos la table ronde. Cette première fête paysanne, organisée à Grande-Synthe, s’inscrit, selon lui, dans une politique d’ensemble qui vise à assurer le bien-être de ses habitants. « Comment se nourrir correctement dans cette ville qui enregistre un taux de chômage de 24 % ? » C’est un défi, précise-t-il, auquel son équipe municipale s’efforce de répondre. Et de rappeler les cantines 100 % bio, la mise en place de jardins partagés, la naissance d’un groupement d’achat initié par la ville, la plantation d’arbres fruitiers dans l’espace public. Il insiste sur la prise de conscience nécessaire de l’ensemble des problématiques écologiques et sociales. Les maires, affirme-t-il, ont un rôle important à jouer. Ils peuvent et doivent agir dans le domaine de l’agriculture, mais aussi dans ceux des transports et de l’habitat. « L’Université populaire que nous avons créée il y a quelques années invite des conférenciers qui, par leurs analyses, amènent les Grand-Synthois à percevoir les choses autrement. Il faut aider à la conscientisation des habitants sur la question alimentaire, mais aussi sur la mobilité ou sur les risques “naturels”, comme la hausse du niveau de la mer, contre laquelle nous devons apprendre ici à nous protéger puisque la ville est située à proximité du littoral », dit Damien Carême, qui conclut en mettant l’accent sur la volonté politique : « Car, tout n’est pas une affaire d’argent ! »