Éleveurs, ils craquent pour le lait de chamelle

Les dromadaires de Christelle Delrosh dans le Larzac. - © Mathieu Génon/Reporterre
Les dromadaires de Christelle Delrosh dans le Larzac. - © Mathieu Génon/Reporterre
En France, de plus en plus de paysans élèvent des chamelles pour leur lait, peu gras, très digeste et peu gourmand en eau. Ils espèrent une autorisation prochaine sur le marché de cette alternative qui pourrait contribuer à la diversification de l’agriculture.
La Vacquerie-et-Saint-Martin-de-Castries (Hérault), reportage
Il mousse à la traite, il mousse. Clin d’œil de Christèle Derosch : « C’est la touche finale du cappuccino. » Les trois litres, tirés ce matin-là de sa chamelle Alba, resteront dans la cuisine de l’éleveuse. « Tout ce que j’en fais, si vous saviez… De la confiture de lait, des crêpes, de la béchamel, des crèmes brûlées, liste-t-elle. Je teste tout ! Il faut bien que je consomme ce que ma chamelle produit. » Ses dernières expériences ? Les fromages, avec ou sans croûte, plus ou moins crémeux…
Christèle Derosch a peu à peu intégré des dromadaires à son élevage de chevaux arabes. Dans sa ferme héraultaise de La Vacquerie-et-Saint-Martin-de-Castries, sur le plateau du Larzac, elle en possède neuf. « Au début, le lait, ce n’était pas prévu. J’ai craqué sur un mâle et deux femelles il y a un peu plus de deux ans, et de fil en aiguille, j’en ai acheté, revendu… C’est parce que l’une de mes chamelles a perdu son chamelon que je me suis mise à tirer son lait », dit-elle d’une voix enfantine et enjouée.

La voilà à la traite, aux fourneaux et à la paperasse. Son idée fixe : obtenir l’autorisation de la Direction générale de l’alimentation (DGAL) de commercialiser le lait de sa chamelle [1] et le résultat de ses essais en cuisine. Selon les textes, le lait de chamelle ne peut être vendu cru mais les services vétérinaires locaux peuvent autoriser des aliments pasteurisés en fonction des conditions de fabrication et des certifications de formation obtenues par l’éleveuse ou l’éleveur.
« Des gens qui ont des projets d’élevage, ça commence à courir les rues »
Le cas de Christèle Derosch est loin d’être isolé. Difficile d’estimer le nombre d’éleveurs, mais il y aurait en tout cas un millier de dromadaires en France. Jusqu’à présent, ces camélidés étaient essentiellement destinés au tourisme (promenades), aux cirques, ou tenaient compagnie à d’autres animaux de ferme (comme un âne dans un pré). Les temps changent, et Bernard Faye en reçoit régulièrement la preuve lorsqu’il consulte ses courriels. Vétérinaire de formation, référence internationale en camélologie, il est de plus en plus sollicité : « Des gens qui ont des projets d’élevage et de commercialisation de produits à base de lait de chamelle, ça commence à courir les rues. Il se passe quelque chose. »

Il est bien placé pour le savoir lui qui, avec son projet Camel milk, assure des formations en Europe et au Maghreb sur la gestion des élevages de chamelles laitières. Lui qui, cinq ans durant, a mené des travaux sur ce lait pour l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) en Arabie saoudite. Et qui continue de s’y consacrer au Centre international de recherche agronomique pour le développement (Cirad) avec sa consœur kazakhe Gaukhar Konuspayeva. Dans leur laboratoire de Montpellier, ils cherchent la formule magique de la transformation d’un lait de chamelle cru en fromage pouvant séduire les consommateurs.
Une bonne nouvelle pour la « diversification de l’agriculture »
Le lait de chamelle est d’un blanc pur, au goût peu prononcé comparé au lait de brebis ou de chèvre. Faible en matières grasses (4 %), riche en vitamine C (trois fois plus que le lait de vache) et en sels minéraux, sans lactose… Ce lait traditionnellement consommé par les populations nomades de l’Asie centrale au Moyen-Orient accumule les qualités nutritionnelles et digestives. Mieux : le lait de chamelle est plus écolo que le lait de vache ou les laits végétaux car il nécessite peu d’eau [2]. Et s’il est produit en France, son empreinte carbone est limitée.

Dans les faits, il est déjà possible d’acheter du lait de chamelle en France, mais en version lyophilisée. Vendue sur Internet et dans les boutiques spécialisées — autour de 250 euros le kilo —, cette poudre est consommée comme un super-aliment, voire un remède miracle pour guérir du cancer, de l’autisme, du diabète. « C’est cette croyance qui fait bouger le lait de chamelle au niveau mondial, mais on n’a jamais rien prouvé sur le plan scientifique », tempère la chercheuse en biochimie Gaukhar Konuspayeva. Pour elle, l’arrivée potentielle du lait de chamelle sur le marché français est surtout « une nouvelle alternative qui a toute sa place parce qu’elle contribue à la diversification de l’agriculture ».
Au Cirad, où elle mène avec Bernard Faye ses expériences, ils reçoivent tour à tour les porteurs de projet. Venu des hauts plateaux de Lozère, à 1 200 mètres d’altitude, Jérôme Villedieu a délaissé ses trente-huit dromadaires le temps d’une journée pour observer la fabrication des fromages. Avec lui, les 33 litres des dernières traites de Bella et Roxane, ses laitières, qui fournissent à elles deux jusqu’à 20 litres par jour. Tout ce qui peut se fabriquer avec intéresse l’éleveur. Il se souvient du jour où l’un de ses associés lui a suggéré, il y a deux ans, de consacrer un local vide de sa ferme équestre à des dromadaires : « J’ai fait comme tous ceux qui en entendent parler pour la première fois : j’ai écarquillé les yeux, puis j’ai tapé sur mon ordinateur. J’y ai passé des soirées. J’ai découvert que personne ne faisait ça en Lozère. Un nom revenait sans cesse dans mes recherches : Bernard Faye. Alors Bernard, Gaukhar et moi, on a fini par se rencontrer et j’ai acheté mes premiers lots de chameaux. » Des dromadaires de race Majorero venus, comme presque tous les chameaux de France, des îles Canaries.

« Mon projet, ce n’est pas du folklore, je veux gagner ma vie avec »
Contrairement à d’autres, comme La Camelerie, un élevage aux activités diversifiées dans le Nord de la France, le projet de Jérôme Villedieu n’a pas de page Facebook, pas de référencement sur internet et même pas de nom connu. « Mon objectif, c’est de pouvoir vendre un verre de lait à boire, le truc le plus naturel du monde, et ça ce n’est pas encore possible. Pour le moment, on n’a rien à vendre ! » En attendant, il fait fabriquer des savons avec son lait et bosse sur la sortie de l’impasse législative : « L’activité chamelle démarre en France. Les éleveurs ont besoin d’être pris au sérieux. Faire des produits de qualité, montrer que les animaux sont bien soignés et bien acclimatés et créer de l’emploi sont les meilleurs arguments pour faire avancer la loi. Mon projet n’est pas du folklore, je veux gagner ma vie avec. »

L’éleveur avait déjà fait du fromage avec des laits traditionnels, mais là, ce n’est pas pareil. « On ne peut pas transposer la technologie de la vache sur celle de la chamelle, confirme le camélologue Bernard Faye, qui cherche à résoudre cette épineuse question depuis vingt ans. Il faut inventer une nouvelle technologie. » « La particularité du lait de chamelle est qu’il ne caille pas », éclaire Gaukhar Konuspayeva. Il a fallu attendre 2012 pour que les scientifiques du Cirad effectuent leurs premiers essais avec de la chymosine, une enzyme qui permet de présurer le lait. « Depuis que nous l’utilisons, le lait caille. C’est un premier pas, mais notre technique est 100 % empirique, ajoute la chercheuse. Poids, contenants, conditions, temps, il a fallu tout tester… On en a jeté, des litres et des litres de lait, avant d’en arriver là ! »
« On veut faire en sorte que les consommateurs se voient en acheter »
Au terme de la journée de travail avec Jérôme Villedieu, le fromage fabriqué est une pâte ferme et perméable à la fois, au goût proche de la mozzarella, en moins crémeux. Grillés à la poêle, ces morceaux ressemblent au fromage halloumi, qu’on imagine sur des pizzas, des toasts ou dans des salades. « En yaourt ou fromage blanc, en feta, en halloumi… On veut faire en sorte que les consommateurs se voient en acheter », enchérit Gaukhar Konuspayeva.
En septembre, Christèle Derosch suivra une formation de fabrication de fromages au lait cru avec la chambre d’agriculture de l’Hérault, et espère réinvestir la vente de ses chevaux dans de nouvelles chamelles laitières, des infrastructures de traite et un labo pour la fabrication de fromages. Coût : environ 25 000 euros. « Si je ne fais pas tout cela, je ne peux pas demander un agrément et démarrer une activité. » En attendant, dans sa ferme du Larzac, elle continue d’affiner ses fromages comme des pélardons [3] et de les partager sur sa page Facebook. Début juillet, elle y postait ces mots, soulignés d’un clin d’œil : « Les marginaux que nous sommes encore seront prochainement très “fashion”. » En tous cas, les « marginaux » sont de plus en plus nombreux.