En 30 ans, le combat de la « Conf’ » pour l’agriculture paysanne n’a pas pris une ride

Durée de lecture : 8 minutes
AgriculturePour célébrer ses trente ans, la Confédération paysanne agricole a réuni plusieurs milliers de personnes au mois d’août. Le projet originel de transformation sociale n’a pas pris une ride, mais les succès de ce syndicat ouvert à la société n’ont pas permis d’inverser la tendance à l’industrialisation du secteur.
- Alloue (Charente), reportage
C’est une rentrée très active qu’a connue la Confédération paysanne : plusieurs de ses militants ont été évacués par les forces de l’ordre en début d’après-midi hier mardi 29 août de l’Agence de services et de paiement (ASP). Ils en avaient occupé les locaux, situés à Limoges (Haute-Vienne), après 24h d’occupation de ses locaux. Depuis le matin, le PDG de l’ASP, Stéphane Le Moing, était également retenu par la soixantaine de paysans présents.
- Dans la matinée du 29 août, des militants de la Confédération paysanne ont occupé l’Agence de services et de paiement (ASP) de Limoges pour réclamer le versement des aides de la PAC bloqué depuis des mois.
Le syndicat proteste contre les retards accumulés depuis 2 ans dans le paiement des aides de la PAC (Politique agricole commune). Détails ici.
- Les militants de la Conf’ sont évacués de l’Agence de services et de paiement (ASP) de Limoges, dans la journée du 29 août.
Cette action de rentrée témoigne de l’énergie du syndicat paysan, qui a fêté cet été ses trente ans. À Alloue, en Charente, l’atmosphère était joyeuse et plus paisible. Ils voulaient faire « une grande réunion de famille », selon Laurent Pinatel, le porte-parole de la Confédération paysanne. Car la famille du syndicat agricole est grande, en effet : responsables nationaux et locaux d’hier et d’aujourd’hui, animateurs des syndicats, paysannes et paysans, « amis de la Conf’ », militants divers, consommateurs… Des milliers de personnes (7.000 samedi 19 août au soir, selon les organisateurs) se sont donc réunies autour de débats, concerts, et d’un marché paysan le dimanche 20 août.
Le tout accueilli par les aînés : Christian Leduque, éleveur retraité qui accueillait sur ses champs, et Yves Manguy, premier porte-parole de la Confédération paysanne en 1987 et lui aussi éleveur retraité à quelques kilomètres de là. « Chez nous, on ne tourne pas la page à chaque porte-parole, il y a une continuité depuis 30 ans », assure Laurent Pinatel, l’actuel titulaire. Et même plus de 30 ans si l’on prend en compte son ancêtre, la Confédération nationale des syndicats de travailleurs paysans (CNSTP), fondée en 1981 par Bernard Lambert, et le mouvement des « paysans-travailleurs » lancé par son livre Les Paysans dans la lutte des classes (paru en 1970).
- Yves Manguy, le premier porte-parole de la Confédération paysanne, en 1987.
« Bernard Lambert nous a donné les moyens de comprendre ce qui se passe pour les paysans », témoigne Yves Manguy. « À l’origine, il y a deux courants : des paysans de père en fils, tendance “jeunesses chrétiennes”, qui font scission avec la FNSEA ; et une jeunesse soixante-huitarde en rupture, néorurale. C’est grâce aux manifestations du Larzac qu’ils se sont rencontrés », rappelle Emmanuel Aze, arboriculteur dans le Lot-et-Garonne et membre du secrétariat national. Dès ces années-là, il y a dans l’ADN du mouvement syndical le refus du corporatisme et l’ancrage dans les mouvements contestataires de gauche.
« La Conf’ est beaucoup plus que la Conf’ »
Cette jonction originelle entre paysans et mouvement social de gauche s’est renouvelée à de nombreuses reprises dans l’histoire de la « Conf’ », comme on l’appelle : dans les combats contre les OGM, pour l’altermondialisme, ou encore en 2005 quand elle donna « les arguments alimentaires contre le traité constitutionnel européen », estime Olivier Keller, paysan en Ardèche. « Notre syndicat est la plus belle expérience de lien entre une corporation et une partie de la société », enchérit Philippe Collin, porte-parole de 2009 à 2013.
En trente ans, le syndicat n’a pas seulement réussi à « s’incruster définitivement dans le paysage agricole », comme le dit Philippe Collin. Il a contribué à façonner le paysage des mouvements sociaux dans leur ensemble. Membre fondateur d’Attac en 1998, la Conf’ est aussi à l’origine de Via Campesina (mouvement paysan international), du Réseau semences paysannes et de Solidarité paysans (qui défend les paysans en situation difficile), des Faucheurs volontaires, etc.
« On jouit d’une image fabuleuse », se permet d’affirmer Emmanuel Aze. Quelle en est la recette ? Des modes d’action marqués par la non-violence (occupations, grèves de la faim…), mais tout de même virulents (fauchage de maïs OGM, démontage de la salle de traite de la « ferme-usine des mille vaches »). Une bonne reprise médiatique, grâce notamment à des porte-parole charismatiques (« Il y a eu un avant et un après José Bové à la Conf’ », observe Laurent Pinatel) et à une culture et une organisation qui permettent l’initiative et empêchent la captation du pouvoir (les élus nationaux sont remplacés tous les huit ans). Et peut-être, selon Emmanuel Aze, quelque chose de moins tangible : « La Conf’ est beaucoup plus que la Conf’. On est dépositaire de choses qui traversent la société : l’alimentation est un des derniers points où l’on cherche l’autonomie, au sens de se donner la loi. »
Malgré toutes ces réussites, et les nombreuses « petites » victoires remportées (citons encore l’entrée du syndicat dans les comités interprofessionnels, ou le soutien aux occupants de la Zad de Notre-Dame-des-Landes), l’objectif central de la Confédération paysanne apparaît plus loin que jamais d’être atteint. « Au départ de la Conf’, il y a une volonté de transformation sociale : non pas la défense de l’agriculture paysanne, mais sa généralisation », rappelle Emmanuel Aze. Il alerte ceux qui verraient la progression de l’agriculture « alternative » comme une fin en soi : « Je crois qu’on est en train de sécuriser un segment de marché. Le bio, le local, les circuits courts, tout ça peut être considéré comme acquis. D’ailleurs, dans les négociations face à Macron, on va sans doute obtenir des choses. Mais dans la limite de notre existence, comme un segment de marché. »
Et pendant ce temps, la concentration des terres et de la production se poursuit, « avec pour principales victimes ceux qui forment notre base électorale », d’après Philippe Collin. Soit des paysans de taille moyenne, « bons élèves de la PAC », qui ne peuvent pas se tourner vers un système alternatif du jour au lendemain.
« Il y a un lien direct entre la situation de tous les travailleurs et celles des paysans »
Le syndicat se retrouve ainsi à devoir tenir une position acrobatique. Se montrer corporatiste d’un côté pour élargir sa base, et de l’autre chercher une alliance plus large pour transformer radicalement la société. « On a le mérite de dire la vérité aux paysans, avance Laurent Pinatel. Ce que le système vous pousse à faire, il va falloir le changer, et réorienter les politiques publiques. Mais le changement, ça fait peur à tout le monde, ça apporte le repli, qui profite à la FNSEA. » Or les élections syndicales sont très importantes. D’abord parce qu’elles permettent le financement des activités de la Conf’ (en 2007, une baisse de 7 points au scrutin avait entraîné une réorganisation interne et des licenciements). Mais également pour peser dans les négociations politiques avec le ministère.
- À Alloue, en Charente.
Lors de ce week-end, la question de l’éventuelle participation de la Confédération paysanne au mouvement social qui s’annonce contre les ordonnances sur la loi Travail a fréquemment émergé. « L’agriculture paysanne ne peut pas se réaliser dans un monde libéral », affirme Laurent Pinatel. Certains incitent la Conf’ à prendre part à l’intersyndicale, d’autres à imiter les zadistes, qui ont déclaré qu’ils apporteraient de la nourriture sur les piquets de grève. « S’il y a précarisation du monde du travail en général, le même sort continuera d’être réservé aux paysans. Notre syndicat prône la régulation par la volonté collective, or c’est cela même qui est en train d’être “désinstitué” dans le monde économique et social. Si cela continue, on peut abandonner l’idée que ce soit fait dans notre domaine », plaide Emmanuel Aze.
Cette question n’a pas encore été tranchée ni même abordée au sein des instances. Mais beaucoup ont peur qu’une éventuelle participation desserve leur présence syndicale parmi les paysans. « Ce n’est pas simple de porter un projet de transformation sociale et ensuite de retourner parler aux paysans, qui n’ont pas forcément cette approche globale », avance Cécile Muret, paysanne et responsable de la commission sociale au secrétariat national. D’autant que la campagne pour les élections professionnelles va bientôt commencer. Le congrès de Muzillac, en avril dernier, a plutôt décidé d’insister sur la question d’« un revenu pour tous les paysans », alors que 50 % des paysans gagnent moins de 350 € par mois, selon la MSA, la sécurité sociale agricole. « Nous demandons d’abord l’interdiction des ventes en dessous des coûts de revient, explique Cécile Muret. Cette campagne correspond à une revendication historique : mutualiser la valeur ajoutée, partager le travail. »
Un discours qui résonne avec celui de la réduction du temps de travail porté par certains partis politiques et syndicats interprofessionnels. Invité à participer à ce week-end anniversaire, le sociologue (et auteur du Sacrifice des paysans) Pierre Bitoun a insisté sur cet écho : « Il y a un lien direct entre la situation de tous les travailleurs et celles des paysans. Et cette jonction, que souhaitaient les paysans-travailleurs et Bernard Lambert, a toujours fait peur au capitalisme et aux gouvernants. »