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ReportageAgriculture

En Bretagne, la biosécurité tue l’élevage paysan

Pour lutter contre le virus de la peste porcine africaine, le ministère de l’Agriculture préconise la mise en place de mesures de biosécurité. Difficiles à mettre en œuvre pour les petits élevages, elles risquent à terme de favoriser l’enfermement des animaux.

Bretagne, reportage

« Trois clôtures : deux électriques, une à l’extérieur côté sanglier, une à l’intérieur côté cochon et une de 1,30 mètre au milieu. Cela représente un surcoût de 3 ou 4 000 euros pour moi. » Michael est paysan à Baguer-Morvan, au nord de Rennes (Île-et-Vilaine). Il élève une cinquantaine de cochons charcutiers. « Je fais un cochon par semaine. C’est un tout petit élevage comparé à mes voisins bretons. » Depuis le 1er janvier 2021, une nouvelle mesure relative à la biosécurité [1] impose aux éleveurs porcins la mise en place de protections pour éviter tout contact entre le cheptel et les sangliers soupçonnés de véhiculer la peste porcine africaine (PPA).

Fin septembre, Michael a fait l’objet d’un contrôle sanitaire. « Je pense que mon rôle de syndicaliste à la Confédération paysanne n’a pas aidé. » Il s’attend à recevoir ces jours prochains une mise en demeure pour non-conformité. « Ce qu’on va me demander est extrêmement contraignant. Les clôtures, d’abord, représentent un surcoût financier. Il y a bien une aide, mais celle-ci ne commence qu’à un certain seuil qu’une petite exploitation comme la mienne n’atteint pas. Mais surtout, elle constitue une injonction à travailler en suivant les règles de biosécurité qui ne me conviennent pas : des normes sanitaires dignes d’une porcherie industrielle ; remplir une multitude de papiers pour justifier d’une traçabilité en cas de problèmes. » Et de poursuivre : « C’est aberrant. Je fonctionne en vente directe. Mes cochons sont toujours en plein air. Ils ne font qu’un trajet de 45 kilomètres pour aller à l’abattoir et la découpe. Sur une grosse exploitation, il y a une multitude d’intervenants, car beaucoup d’aspects du métier sont sous-traités. Les maladies se répandent plus vite du fait de la densité, du stress, de l’homogénéité génétique... Quant aux cochons destinés à l’export, ils voyagent plus que les miens, et cela multiplie les risques de transférer une maladie à l’autre bout du globe. »

Les fuites de la chasse en enclos

On ne peut pas dire que la maladie menace le paysan dans l’immédiat. Celle-ci a été vue à plus de 800 kilomètres de ses cochons, il y a trois ans : des sangliers avaient été retrouvés morts en Belgique, à 10 kilomètres de la frontière française. L’épisode a pourtant durablement traumatisé la filière porcine. Si un cas venait à se présenter en France, les autorités sanitaires seraient dans l’obligation de prendre des mesures radicales avec des conséquences économiques très importantes. Dès la fin de l’année 2018, une clôture de 132 kilomètres était posée entre les deux pays, et 20 % des sangliers abattus dans la zone frontalière bordant la Meuse et les Ardennes devaient être analysés par le réseau Sagir [2] de l’Office français de la biodiversité (OFB).

Cette contamination était étrange : comment des sangliers contaminés qu’on croyait jusqu’ici en Pologne avaient-ils fait pour enjamber l’Allemagne ? Les autorités locales soupçonnèrent alors les chasseurs. Quatre d’entre eux se retrouvèrent en garde à vue, dont deux mis en cause pour trafic illégal de sangliers venant des pays de l’Est [3].

Une hypothèse plausible pour l’Association pour la protection des animaux sauvages (Aspas) : « Pour la chasse à l’enclos, les chasseurs importent des daims, des cerfs et des sangliers pour ensuite les chasser sur des terrains privés », assure un membre de l’association. L’importation d’animaux issus de pays étrangers est autorisée, mais « l’opacité règne sur tous les transferts et les chiffres sont difficiles à trouver ». Ces terrains privés sont censés respecter certaines règles, notamment la pose de clôtures. Mais l’Aspas estime que 90 % des départements français sont concernés par l’apparition d’ongulés (daim, cerf, chevreuil) d’« origine douteuse » en liberté. La moitié des départements recensant des structures closes pour la chasse à l’enclos sont touchés par la fuite de sangliers.

Cas confirmés de peste porcine africaine du 1er janvier 2018 au 9 septembre 2018, en Europe. Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0/Lamiot/Esa, plateforme internationale de veille sanitaire

Cochon : la ruée vers l’Orient

Les porcs étant enfermés dans le cas de l’élevage intensif, c’est donc le plein air — qui ne représente que 5 % des fermes — qui pose problème à la biosécurité. Un rapport du ministère de l’Agriculture de juillet 2021 estime ainsi qu’en l’absence de vaccin, « une réflexion sur certains modes d’élevage et leur adaptation pourrait être engagée » [4]. En attendant, la claustration est conseillée, car les mesures de biosécurité y sont plus faciles à mettre en œuvre.

Si le sort des petits éleveurs de porcs en plein air ne semble pas inquiéter les rapporteurs, celui de l’avenir de la filière dans le commerce international les préoccupe davantage. Et pour cause : si la France reste pour l’heure indemne, la Chine a dû réduire son cheptel de 500 millions de têtes (la moitié du cheptel mondial) de 40 % en quelques mois après le déclenchement de l’épidémie en août 2018, selon le même rapport. Une aubaine pour la filière porcine hexagonale, qui a su se positionner. Marché intérieur immense, classe moyenne carnivore en pleine expansion : la Chine post-PPA se révèle un eldorado pour les industriels bretons. D’où la présence de représentants de la filière à chaque voyage diplomatique au côté du président. Depuis le déclenchement de la crise de la peste porcine, la Chine n’est plus capable de nourrir toutes ses bouches. Même si elle reste le premier producteur mondial, les importations de viande porcine ont crû de 145 % en 2020.

Les petits éleveurs font les frais des normes industrielles

À Plougastel-Daoulas, à quelques kilomètres de Brest, la situation est compliquée pour Guillaume Rolland. Éleveur de 200 cochons en plein air, une mise aux normes lui coûterait 400 000 euros. « Il n’y a pas eu de remembrement sur la presqu’île de Plougastel. Ça a son charme. Il y a des haies, des arbres. Pas de grandes parcelles. Il y a donc une multitude de petits propriétaires. » Si les cochons semblent très bien s’adapter à ce paysage plus qu’à la porcherie industrielle de ses voisins, la mise en place de la biosécurité semble impossible pour Guillaume. « Il faudrait que je contacte tous les propriétaires des terrains sur lesquels mes cochons évoluent, soit près de 400 personnes. Puis qu’ils acceptent de me vendre. Seulement, après ça, je pourrais mettre en place les mesures de biosécurité. » Et de conclure : « Je ne peux pas clôturer, c’est un véritable Tetris. Pour peu qu’un propriétaire refuse de me vendre, il faudrait que je contourne sa parcelle. » Après quinze ans d’élevage, Guillaume n’a d’autre choix que d’arrêter.

À quelques kilomètres de là, Thomas [*] élève aussi des cochons. « Je ne suis pas aux normes, c’est techniquement ingérable. » Pour Thomas, en polyculture, « les cochons ne représentent qu’une partie de [son] activité et donc qu’une partie de [ses] revenus. S’ils disparaissent, c’est une perte financière, mais la ferme tiendra ». Une situation qui lui parait ubuesque : « On te vend du “plein air” à grands coups de campagnes publicitaires, mais dans les faits ça devient interdit. C’est de la publicité mensongère ! »

« On a moins peur de la maladie que de la biosécurité, qui se répand comme la peste. »

Comme dans toute crise sanitaire, une mise aux normes signifiera qu’une partie des petites exploitations devra arrêter au profit du monopole des industriels. Mais y a-t-il une intention cachée de l’État de détruire la paysannerie via les normes de biosécurité ? « Ce qui se passe en Chine est la fin programmée de l’élevage d’“arrière-cour” au profit de fermes gigantesques. Les employés doivent passer en quarantaine avant d’entrer dans l’élevage. Et comme sur les plateformes pétrolières, ils doivent dormir sur place pour éviter tout contact avec l’extérieur ! » Pas vraiment la vision du paysan qui fait rêver Thomas. Mais pour l’éleveur, il ne faut pas y voir d’intentions cachées. « Cette crise est tout autant ambivalente pour les gros éleveurs. Si le virus passe la frontière, tout peut s’arrêter. Ils jouent gros. » 

Augmentation des prix du porc dans un marché chinois, durant l’épidémie de peste porcine africaine. Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0/SCJiang

Et effectivement le vent semble tourner. « Les Chinois ont reconstitué leur cheptel, ils n’ont plus besoin de nous. Désormais ils cachent leur protectionnisme derrière la biosécurité : ils ferment les frontières qu’ils avaient ouvertes. » Et de fait, les délégations chinoises responsables de l’import commencent à retirer des agréments à des entreprises et des abattoirs européens. En février, une société néerlandaise en a fait les frais. En août, cinq entreprises espagnoles et un abattoir. Puis un abattoir en Autriche. L’Allemagne, elle, vient d’arrêter l’export. Les producteurs européens doivent désormais se tourner vers le marché... européen. Pour Michael, une « crise de surproduction » nous attend, avec un effondrement des prix. « Nous, on a moins peur de la maladie que de la biosécurité, qui se répand comme la peste », conclut Thomas.


La peste porcine et son évolution

Extrêmement contagieuse et létale pour les suidés (cochons, sangliers, phacochères), elle peut décimer un troupeau en quelques jours même si elle reste inoffensive pour l’humain. L’animal contaminé est pris d’une forte fièvre, d’hémorragies, de problèmes respiratoires et cesse de s’alimenter. Une rumeur insinue que la CIA aurait introduit la maladie à Cuba en 1971, obligeant le gouvernement de Fidel Castro à abattre préventivement un demi-million de cochons [5]. Avec le développement du commerce mondialisé, la maladie s’est répandue plusieurs fois en Europe au cours des années 1950 à 1970. La France considère l’avoir éradiquée de son territoire en 1974.

La PPA est de nouveau entrée en Europe en 2007, via le port de Poti en Géorgie. C’est par un bateau en provenance d’Afrique de l’Est, chargé de déchets alimentaires destinés à l’alimentation du cheptel européen, qu’elle se serait introduite. Depuis, elle n’a cessé de se répandre. Sur sa phase d’expansion de 2008 à 2012 qui amène la PPA du Caucase géorgien jusqu’à la partie européenne de la Russie, une étude révèle que les trois quarts des contaminations sont dus au facteur humain : transport et déplacement d’animaux ou encore utilisation d’« eaux grasses » (restes de cuisine, dont par exemple du porc contaminé pour nourrir le cheptel). Alors que la biosécurité désigne la faune sauvage comme coupable de l’expansion de cette maladie, l’étude indique que le sanglier ne serait responsable des contaminations que dans 1,4 % des cas. Le plus gros facteur d’expansion étant le transport d’animaux sur de longues distances (38 % des cas), ce qui explique notamment le développement de la maladie sans connexion géographique.

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