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L’Argentine, future usine à cochons de la Chine ?

L’installation de fermes-usines porcines destinées à l’exportation vers la Chine fait craindre aux écologistes et aux populations des territoires concernés des conséquences néfastes, allant de la déforestation au risque d’émergence de nouvelles épidémies.

  • Buenos Aires (Argentine), correspondance

Connue de par le monde comme le pays de la viande rouge, l’Argentine va-t-elle troquer le bœuf pour le cochon ? Certainement pas dans les assiettes de ses citoyens. Car le projet d’installation de « mégagranges » (fermes-usines) de production porcine, qui fait actuellement débat dans le pays austral, sera destiné à exporter la viande directement en Chine.

Premier producteur et premier consommateur mondial de viande porcine, le géant asiatique a vu sa production baisser de 12 à 8 millions de tonnes, sous l’effet de la peste porcine africaine qui s’y est répandue en 2018. Sa population de 1,4 milliard d’habitants a besoin de cette denrée, qui représente 70 % de ses protéines d’origine carnée. Une occasion pour les pays en développement, comme l’Argentine. « La Chine est l’un des principaux demandeurs du marché mondial et l’Argentine a réussi à se positionner avec succès comme fournisseur », résume avec satisfaction le ministre du Développement productif argentin, Matías Kulfas, dans un entretien donné à Página 12, un journal « officialiste » (défenseur du pouvoir en place).

Manifestation dans la ville de Resistencia contre la déforestation et les fermes-usines, le 9 novembre.

Déjà critiques envers le modèle d’élevage intensif pratiqué dans les feed-lots — les parcs industriels d’engraissement des bovins —, les écologistes argentins sont en alerte face à ce projet de production de produits carnés en partenariat avec la République populaire de Chine.

Actuellement quatorzième producteur mondial, selon le classement d’Indexmundi, l’Argentine atteindrait avec cet accord porcin le top dix. Car il s’agirait d’augmenter le stock de 300.000 truies en quatre ans, sur la base de l’installation de vingt-cinq unités d’une douzaine de milliers de truies chacune. L’augmentation de la production augmenterait de près de 900.000 tonnes. Un marché supposé générer près de 10.000 emplois et une consommation de plus de 3,5 millions de tonnes de graines de soja et de maïs, également produites en Argentine. De quoi réactiver les sempiternels débats sur le conflit entre enjeux économiques et impératifs écologiques.

« Le contexte de la pandémie de Covid-19 a contribué à l’ampleur de cette mobilisation, car la sensibilité sociale est à fleur de peau »

« Le gouvernement a cru que ce serait une nouvelle bien reçue par les citoyens, dans l’optique de faire entrer des dollars dans le pays et d’équilibrer la balance commerciale. C’est raté », constate Soledad Barruti, journaliste et militante écologiste. Autrice de Mala leche et Mal comidos, deux best-sellers qui ont ouvert les débats sur le mode de production et de consommation des produits alimentaires dans son pays, elle est persuadée qu’aujourd’hui « l’agrobusiness n’est pas rentable pour l’Amérique latine. Les populations s’en rendent compte car elles sont mieux informées. Ce modèle productif appauvrit les populations et les ressources naturelles. »

L’inquiétude de la société civile a été portée jusqu’au palais présidentiel, où l’actrice Liz Solari et le président de l’Union végane argentine, Manuel Martí, ont posé avec le président de la République, Alberto Fernández. Sur cette photo prise mi-décembre, une urne évoque le demi-million de personnes ayant signé la pétition contre les fermes-usines de porcs chinois. Un slogan sans équivoque y est inscrit : « Non à l’accord porcin avec la Chine. »

« En général, quand il s’agit d’agrobusiness, la réaction citoyenne est beaucoup plus timide, analyse Barruti. Le contexte de la pandémie de Covid-19 a contribué à l’ampleur de cette mobilisation, car la sensibilité sociale est à fleur de peau. Le projet tel qu’il a été présenté n’a aucune légitimité sociale. Ses effets seraient néfastes à l’environnement et à la vie de beaucoup de personnes. » La veille sociale semble se cristalliser sur les potentielles zoonoses, ces maladies et infections transmises entre les animaux et les humains.

Des affiches de l’association vegan Voicot à l’entrée d’un local militant à Buenos Aires.

Le gouvernement argentin n’a cependant pas fait machine arrière, signifiant par l’intermédiaire de plusieurs ministres que les négociations se poursuivaient. Un paragraphe dédié au respect de l’environnement a bien été ajouté au mémorandum d’entente commerciale sino-argentin. « La Chine considère que cette coopération doit se faire dans le cadre du respect de l’environnement, des lois de protection de la nature et des engagements internationaux en matière de biodiversité et de changement climatique approuvés par les deux pays », peut-on y lire. Les activités de production doivent ainsi « respecter les lois environnementales en minimisant leurs conséquences, mais aussi contribuer activement à promouvoir la santé environnementale de nos écosystèmes et la protection des ressources naturelles dans les régions directement impliquées ».

Une bonne entente affichée avec le régime chinois

Du côté du ministère argentin des Affaires extérieures, du Commerce international et du Culte, on précise à Reporterre que le mémorandum a été renvoyé au gouvernement chinois après modification. « Nous sommes confiants sur le fait qu’il n’y aura aucune objection à la suite de l’ajout du paragraphe mentionnant le respect de l’environnement », précise un fonctionnaire du ministère. La communication du gouvernement péroniste au pouvoir montre sans pudeur ses bons rapports avec la Chine, pays connu pour ses méthodes de production peu respectueuses de l’environnement. Dans un séminaire sur la présence du géant asiatique en Ibéro-Amérique, le ministre Felipe Solá a vanté les « coïncidences de fond qui forment la vision du monde en général » entre son pays et la Chine. Ce même Solá qui avait balayé les critiques anti-accord, émanant selon lui « d’une certaine jeunesse urbaine ».

Les incertitudes qui pèsent sur la taille de ces exploitations alimentent les craintes des écologistes. La presse argentine parlait d’abord de fermes de 100.000 truies par « grange », avant que ne soient avancés les chiffres de 10.000 ou 12.000. « Même avec 12.000 truies par unité, il est évident que leur installation aura un effet sur la population et l’environnement », affirme le biologiste Guillermo Folguera. Selon cet enseignant-chercheur, affilié au Conicet (le Centre national de la recherche scientifique [CNRS] argentin) et à l’université de Buenos Aires (UBA), les effets polluants de ces fermes-usines seront « multiples, comme on a pu le constater dans d’autres régions du monde, telles que celle d’Albacete, en Espagne ».

Projection murale contre la déforestation et les fermes-usines porcines, le 9 novembre à Resistencia.

Une préoccupation majeure est le potentiel épidémique de ces installations. Selon Folguera, « la déforestation participe à la prolifération des vecteurs pandémiques que sont les rats et les chauves-souris notamment. La concentration des animaux déprime leur système immunitaire. Cela crée un bouillon de culture où se développent plus facilement les bactéries. Les rats et les mouches prolifèrent et se rapprochent des populations voisines. Or, l’origine zoonotique des pandémies est aujourd’hui avérée. »

Parmi les régions possiblement concernées, celle du Chaco (nord-est du pays) pourrait ouvrir le bal. Fin octobre, son gouverneur, Jorge Capitanich, y a annoncé l’installation de trois complexes de production porcine, en accord avec l’entreprise chinoise Feng Tian Food. Inquiète d’une éventuelle déforestation en conséquence de cette annonce, l’association écologiste locale Somos Monte a déposé une demande officielle d’information auprès de la Province. Elle attend encore la réponse. « Nous sommes inquiets, notamment pour les populations qom et criollos qui vivent dans le centre, aux alentours du village d’Espinillo, précise Carla Colombo, militante de l’association. Le maire du village a évoqué auprès des populations des investisseurs chinois qui viendraient s’installer pour dix ans, sans préciser la nature de leur activité. S’il s’agit des granges porcines, cela entraînerait une déforestation dans ce dernier bout de forêt indigène… Ce serait un vrai désastre écologique. »

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