En Colombie, la culture de l’avocat ravage la montagne

Un homme asperge de pesticides une plantation d'avocats dans le Quindio, en Colombie. - © Joaquin Sarmiento / AFP
Un homme asperge de pesticides une plantation d'avocats dans le Quindio, en Colombie. - © Joaquin Sarmiento / AFP
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Monde AgricultureDans l’ouest de la Colombie, les monocultures d’avocats Hass sont un fléau : forêts rasées, paysans déplacés, pesticides… « Les Occidentaux doivent prendre conscience des impacts pour nos territoires. »
Quindio (Colombie), reportage
Depuis le village de Pijao, niché au creux des montagnes, un étroit chemin de terre boueux grimpe en direction du Paramo de Chili, un écosystème protégé de la Cordillère des Andes en Colombie. Le long de la route, les cultures de café et de bananes plantains laissent bientôt place à des champs d’avocatiers qui s’étendent à perte de vue. Il est 7 h 30 et le soleil illumine la multitude de petits points vert foncé qui ont recouvert les flancs de la vallée depuis que ces monocultures ont envahi le Quindio, petit département de la région dite du café, dans l’ouest du pays. D’ici une heure, le paysage disparaîtra, obstrué par la brume envoûtante qui caractérise la forêt haute andine. En attendant, les travailleuses et travailleurs sont à pied d’œuvre depuis l’aube. Avec ou sans masque, ils aspergent abondamment les avocatiers de produits chimiques à l’odeur peu engageante.
L’arrivée massive du nouvel or vert dans le Quindio remonte aux alentours de 2014. « La Colombie produisait déjà des avocats, mais pour le marché intérieur », précise à Reporterre Angela Serrano, sociologue à l’Université de Los Andes. De gros avocats verts dits « papelillos », trop fragiles pour être exportés jusqu’en Europe. « Il y a dix ans, face à l’explosion de la demande internationale, le gouvernement a décidé de promouvoir la production d’avocats Hass pour l’exportation. » Pari réussi puisqu’en 2021 la Colombie en est devenue le premier exportateur vers l’Union européenne. Le Quindio, qui compte entre 2 500 et 5 000 hectares selon les chiffres (toutes les terres ne sont pas enregistrées) a été l’une des régions plébiscitées par les investisseurs. Ces derniers sont souvent étrangers — Chili, Pérou, Mexique — et sont attirés par une politique incitative, des sols de qualité, et l’abondance en eau du territoire, dont l’avocat est très gourmand (pour produire un kilo, il faut 2 000 litres, selon le Water Foodprint Food). À cela s’ajoute la situation idéale du département, à 200 kilomètres des trois plus grandes villes du pays, Cali, Bogota et Medellin.

Si les autorités locales chantent les louanges de l’avocat Hass, en particulier pour les emplois bien rémunérés qu’il crée dans une région sinistrée, beaucoup voient d’un mauvais œil l’expansion du nouveau venu. « Le problème n’est pas tant l’avocat en lui-même que les lieux où il est cultivé et les pratiques agricoles associées à ces monocultures », dit Jaime Arias, conseiller municipal à Salento. Celles-ci s’établissent en altitude (jusqu’à 2 500 mètres), dans des zones écologiquement fragiles et soumises, en théorie, à des normes très strictes mais peu appliquées. Or « l’avocat ne souffrant aucune compétition, ils rasent tout le terrain dès leur arrivée », explique Nestor Ocampo, l’un des plus vieux environnementalistes du département. Du balcon de l’hôtel qu’elle tient à Pijao, Luz Marina regarde la montagne se déplumer peu à peu. « Il y a six mois, ce morceau pelé était couvert de forêt », assure-t-elle, sa poule dans les bras.
Captations d’eau illégales dans les bassins versants qui alimentent les villes, tassement du sol par des machines, déforestation, ouvrages sans autorisation… font partie des reproches adressés aux agriculteurs. Plainte après plainte, déposées auprès de l’autorité environnementale locale, la Corporation régionale du Quindio (CRQ), les écologistes des communes affectées usent des outils juridiques et médiatiques à leur disposition. L’un des cas emblématiques est le domaine dit « Doña Eva », à Pijao.
« L’avocat ne souffrant aucune compétition, ils rasent tout le terrain dès leur arrivée »
Une immense plantation située dans une zone environnementale soumise à de nombreuses restrictions, du fait de la proximité du Paramo du Chili. Là-bas, des centaines d’avocatiers ont été plantés au pied de l’arbre national, la palma de cera. Ce qui bouscule le cycle de reproduction de cette espèce endémique menacée d’extinction. Monica Florez, une habitante de la localité, en a fait son combat, donnant lieu à une sanction et à des mesures de restauration. Mais ces punitions tombent en général au bout de plusieurs années de plaintes répétées.
Certes, le Quindio ne manque pas d’eau comme le Chili ou le Mexique. Mais l’avocat Hass en requiert tellement que cela inquiète pour les années à venir, les épisodes climatiques extrêmes étant appelés à s’y multiplier. « Il nous arrive déjà d’être confrontés à des pénuries d’eau », assure Jaime Arias. C’est surtout l’effet des pesticides sur la qualité de l’eau qui préoccupe les locaux. Standards d’exportation obligent, le fruit doit être parfaitement calibré. L’avocat étant apprécié des insectes, « sa culture requiert un usage important de pesticides et de fertilisants », explique le député et biologiste Luis Carlos Serna. « Deux, trois fumigations par semaine », assure Juan Esteban, ingénieur agronome et caféiculteur à Pijao.

Une affirmation que dément le président de l’association de producteurs d’avocats Hass du Quindío, Diego Aristizábal. Dans une interview au média El Quindiano, il assure que les certifications requises pour l’exportation sont au contraire très contraignantes à cet égard. « Il y a une ambivalence des programmes de certification », souligne Angela Serrano. Les pratiques sont sans doute hétérogènes, et l’avocat est loin d’avoir le monopole de l’usage de pesticides dans la région. Mais la CRQ, l’autorité environnementale, n’opère pas de contrôle sur le volume de produits chimiques utilisés, comme l’explique une agente croisée près d’un champ d’avocats à Pijao. Elle se contente de vérifier certaines pratiques à la marge, comme la gestion des emballages.
« Ce n’est pas parce que le produit contient à terme peu de résidus qu’il n’y a pas chez nous de passifs environnementaux », conclut Jhon Jairo Villa. Le conseiller municipal d’opposition à Pijao espère que « les Occidentaux prendront conscience des impacts pour nos territoires ». En mars 2021, le pays a suspendu l’usage du Fipronil, insecticide interdit dans l’UE et utilisé sur les monocultures d’avocats, de citrons et de café, à la suite d’une hécatombe de millions d’abeilles dans le Quindio.

Les paysans sont « déplacés » à cause de l’achat de vastes surfaces agricoles
Les griefs à l’égard de l’or vert dépassent l’aspect environnemental. L’achat de vastes surfaces agricoles par quelques entreprises tend, dans ce territoire structuré autour de petites et moyennes exploitations, à « déplacer » les paysans qui acceptent, parfois après des pressions répétées, de vendre à un prix élevé leurs terres. « Certains partent en ville, puis faute d’opportunité finissent par revenir et deviennent employés du nouveau propriétaire », dit Juan Esteban. « Cela affecte aussi notre souveraineté alimentaire. »
Une dynamique qui réveille le spectre de la concentration des terres, aux racines du conflit qui a déchiré la Colombie pendant soixante ans. De nombreux Quindianos craignent que le pouvoir économique de ces entreprises aux capitaux étrangers se mute en un pouvoir politique intervenant dans la planification territoriale. « J’ai assisté à des réunions locales des conseils municipaux de développement rural : on ne voit plus de paysans, mais les entreprises avocatières sont présentes », constate Monica Florez. Une influence qui s’exprime aussi via le financement de programmes sociaux ou de santé répondant aux manques de l’État. « Cela peut entraver l’indépendance des autorités locales », estime Jaime Arias.

La région regorge d’or et de ressources hydriques qui suscitent bien des convoitises. Il y a quelques années, les habitants de Cajamarca, une municipalité à la frontière du département voisin, ont refusé un immense projet de mine d’or à ciel ouvert, que convoitait la compagnie sudafricaine AngloGold Ashanti et qui aurait aussi affecté une partie du Quindio. Depuis, l’entreprise a largement promu l’avocat Hass dans la municipalité. La possibilité qu’existent ou se nouent des liens entre le secteur de l’avocat et le secteur minier est envisagée par les défenseurs de l’environnement, qui admettent n’en avoir aucune preuve. « Que feront-ils une fois que les sols ne seront plus en mesure de produire, à force de les arroser de produits chimiques ? » s’interroge Viviana Viera Giraldo, qui dirige un collectif environnemental à Génova. Parmi les figures qui l’inquiètent, celle d’Isidro Quiroga, célèbre entrepreneur chilien qui a investi dans l’avocat Hass colombien à travers l’entreprise GreenSuperFood, très présente dans le Quindio.

Cette reconfiguration territoriale affecte par ailleurs de façon très concrète les usages locaux et culturels de la région. Routes détruites par le transit de lourds camions, fermeture de servitudes pour regrouper plusieurs fermes en une seule, sécurité privée… Des paysans se sont vus contraints de demander l’autorisation pour sortir de chez eux et accéder à une route principale. En 2021, Nestor Ocampo a cessé le programme de randonnées qu’il animait depuis trente ans, tant les circuits étaient affectés par ce phénomène. « On se retrouve face à des hommes, parfois armés, qui nous bloquent des passages sur lesquels tout le monde a toujours circulé », dit-il à Reporterre.
Si l’avocat est surtout cultivé sur d’anciennes prairies d’élevage, il grignote aussi les terres du café, fragilisées par les crises successives et le changement climatique. « Au lieu de chercher à s’adapter, on détruit cette tradition », déplore Juan Esteban en énumérant les caféiculteurs reconvertis dans l’avocat ces dernières années à Pijao, le second dépassant y bientôt le premier en superficie. Or le « paysage culturel caféier » est déclaré au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2011, donc censé être protégé : « On n’ose plus leur écrire, de peur qu’ils nous retirent la déclaration », soupire Jhon Jairo Villa. Une évolution qui pourrait à terme peser sur l’attractivité touristique de la région, fondée sur son café et sa biodiversité.