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ReportageLuttes

En Amazonie française, une zad contre une mégacentrale électrique

Des Guyanais démontent le panneau Ceog à l'entrée du chantier, le 9 novembre 2022. 

Une énorme centrale solaire avec stockage à l’hydrogène est en construction dans une forêt de l’ouest guyanais. Le village, tout proche, se bat pour faire déplacer le projet : ils sabotent les machines et ont monté une minizad.

Guyane, reportage

« C’est la guerre ! La guerre pour sauver notre terre, notre mode de vie. » Ce samedi 29 octobre, Nasja Sergine ne décolère pas. Aux côtés de cette yopoto (cheffe coutumière autochtone) par intérim du village d’Organabo, Christina Koesjenpawjouran, elle aussi yopoto d’un village, résume : « Nous, les chefs coutumiers, on dit non depuis le début » à l’emplacement choisi pour la future centrale électrique de l’ouest guyanais (Ceog). Trois ans qu’ils luttent. Las, depuis le carbet commun — une habitation sans mur — du village amérindien de Prospérité, on entend le bruit des machines qui abattent les arbres, tout près du village.

Ici, à dix kilomètres de Saint-Laurent du Maroni, grande ville de presque 50 000 habitants de ce territoire français en pleine Amazonie, la boue, les troncs entassés et les pelleteuses abîment la forêt. C’est pourtant là que les Kali’na, l’un des six peuples amérindiens du territoire, chassent oiseaux et serpents, et pêchent l’aïmara, l’acoupa ou le jamaisgouté, des poissons de rivière locaux. L’installation de cette centrale va entraîner la déforestation de 78 hectares de forêt équatoriale dans l’enceinte du Parc naturel régional.

© Louise Allain / Reporterre

Hydrogène de France (HDF), société basée à Bordeaux, a prévu, avec le soutien des élus locaux et de l’État, de réaliser une « première mondiale », comme l’entreprise le précise par écrit à Reporterre. Soit, pour 90 millions d’euros sur vingt-cinq ans, une centrale hybride au stockage « massif », assurent ses promoteurs, de l’énergie grâce à de l’hydrogène. Concrètement, la centrale produira de l’électricité grâce à des panneaux photovoltaïques, ce qui permettra d’obtenir de l’hydrogène ensuite « stocké sous pression dans des bouteilles adaptées », décrit-on sur le site de la Ceog.

« La Guyane est grande, pourquoi venir près des habitations ? », questionnent les habitants. Facebook / AmaZone A Défendre

Un projet « à l’impact écologique et environnemental minimal » qui, d’après HDF, « permettrait d’éviter l’émission de 39 000 tonnes de CO₂ par an en limitant l’importation de combustibles fossiles ». Roland Sjabere, yopoto de Prospérité, ne se prononce pas sur cette question et insiste : il n’est « pas contre » le projet, ne s’oppose pas au « développement » du pays. Son problème ? Le lieu choisi : « La Guyane est grande, pourquoi venir près des habitations ? »

Le chef coutumier comme ses soutiens — militants écologistes ou autres amérindiens — sait qu’il doit s’exprimer avec prudence dans une Guyane en demande énergétique : les coupures d’électricité y sont quotidiennes en raison d’une production qui n’a pas suivi la croissance démographique. Si deux tiers de l’électricité locale provient du barrage hydroélectrique de Petit-saut, celui-ci est à 250 kilomètres, et de nombreuses petites unités au fioul sont toujours actives, en particulier à l’ouest. « Un mix électrique 100 % énergies renouvelables est possible en Guyane tout en satisfaisant l’ensemble de la demande électrique à tout instant », affirmait l’Agence de la transition écologique (Ademe) dans un rapport de 2020. Pourtant, les gigaprojets s’accumulent et enferment le futur énergétique du territoire : cette énorme centrale hybride électrique cohabitera en effet avec la centrale thermique du Larivot.

Lire aussi : En Guyane, des projets énergétiques « plus absurdes les uns que les autres »

La centrale hybride occupera 140 hectares

D’une emprise de 140 hectares, dont environ la moitié doit être occupée par des rangées de panneaux solaires, la Ceog est présentée par ses investisseurs comme « le plus grand projet au monde » de son type. Elle ambitionne une capacité de 120 mégawatts et d’alimenter dès mi-2023 jusqu’à 10 000 foyers de l’ouest guyanais.

Et les promoteurs refusent toute modification. « Déplacer le projet reviendrait à l’annuler », assurent-ils. Motifs ? « Les prêts bancaires ne peuvent pas être transférés sur un autre projet. » Mais encore ? « 80 millions ont déjà été dépensés et ne pourront être remboursés. Le capital a déjà été entièrement investi par les actionnaires et serait perdu, ce qui risque de priver la Guyane de tout nouvel investisseur pour des projets futurs. »

Un paresseux tente de retrouver la forêt. Association nationale pour la biodiversité

De 2019 à 2021, les villageois ont tout de même voulu négocier le déplacement ou la réduction des conséquences du chantier, parvenir à un accord avec l’entreprise. En vain. Il faut dire que la négociation s’est faite à armes inégales : les habitants de Prospérité, yopoto compris, ne maîtrisent pour beaucoup qu’imparfaitement le français, à l’oral comme à l’écrit. Ce qui a entraîné une signature par erreur d’un préaccord en 2019 par M. Sjabere, que la Ceog a eu beau jeu d’exploiter ensuite pour discréditer son opposition. En mars dernier, des associations environnementales [1] avaient été déboutées par la justice administrative. Elles demandaient à ce qu’elle « revoit l’autorisation environnementale » délivrée à l’entreprise. Elles ont décidé de porter l’affaire au pénal, arguant de plusieurs infractions : la pollution de bassins versants et donc la forte altération de l’habitat de l’opossum aquatique, un mammifère très rare et protégé, ainsi que la destruction de nids et d’œufs d’espèces protégée, etc.

Sabotages aux cocktails Molotov et minizad

Alors depuis un an, les opposants et leurs soutiens se radicalisent, s’attaquent aux machines de chantier, dont plusieurs ont été visées par des cocktails Molotov depuis septembre. « Déterminé à aller jusqu’au bout », le yopoto de Prospérité a même été mis en garde à vue à 150 kilomètres de chez lui fin octobre, réveillé et embarqué à 5 h 30 du matin par la gendarmerie — qui a gazé les villageois choqués dans la foulée.

Énervé par ce qu’il considère comme un nouveau mépris de l’État envers sa fonction et son peuple, Roland Sjabere n’est à présent « plus dans le dialogue : on exige juste le déplacement de ce projet ». Et pour mêler le geste à la parole, les jeunes du village ont construit plusieurs carbets sur le chantier mi-novembre, inspirés par les occupations de terres autochtones d’Amérique du Sud. Trois pour commencer, installés sur le passage des engins de chantier. Assez grands pour abriter entre cinq et dix personnes chacun et recouverts d’une bâche ou de feuilles de palmier contre la pluie, ils constituent une base pour installer la lutte dans la durée. Quand les équipes de la Ceog ont détruit l’installation centrale, sa reconstruction a démarré dans la foulée. Un jeu du chat et de la souris qui semble parti pour durer, tout comme la lutte des Kali’na pour leur espace de vie.

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