En Russie, la dure vie des habitants asphyxiés par le charbon

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À côté des mines de charbon à ciel ouvert, les habitants du Kouzbass, le grand bassin houiller de la Russie, endurent une situation sanitaire et écologique catastrophique.
• Cet article est le deuxième volet d’un reportage, dont le premier peut se lire ici
Région du Kouzbass (Russie), reportage
Dès l’arrivée, l’odeur prend au nez et à la gorge. Une odeur de charbon âcre et tenace, qui s’imprègne dans les narines et dans la bouche, pour ne plus vous quitter. Bienvenue à Novokouznetsk, une cité industrielle d’environ 550 000 habitants dans le sud de la Sibérie occidentale, spécialisée dans l’exploitation minière et la production métallurgique.
Nous sommes au cœur du Kouzbass, le plus grand bassin houiller du pays fournissant près de 60 % du charbon russe. De grandes cheminées crachent leurs fumées noires partout dans la ville, qui compte deux gros complexes sidérurgiques, NKMK et ZapSib, propriétés du groupe Evraz.
Quand il n’y a pas de vent, un brouillard jaunâtre remplit l’espace entier et réduit la visibilité. « Ces jours-là, on ne distingue pas les cheminées », dit Serguei Travkine, un activiste engagé dans la défense de l’environnement à Novokouznetsk. Comme dans d’autres villes industrielles de Sibérie, les autorités ont mis en place un régime d’alerte « ciel noir » quand les taux de pollution atmosphérique sont trop élevés. Il est alors recommandé d’éviter de rester longtemps à l’extérieur et d’abandonner l’aération des locaux.
En 2019, ce régime a été décrété trente-et-une fois à Novokouznetsk et quarante-quatre fois à Kemerovo, la capitale de la région, le plus souvent pour plusieurs jours d’affilé. Selon un classement établi par le ministère russe des Ressources naturelles et de l’Environnement, en 2018, Novokouznetsk était la deuxième ville la plus polluée de Russie, en termes de qualité de l’air, derrière Norilsk en Arctique.

Décès, cancers, malformations
La situation est critique en hiver, car les températures sont alors très froides et le charbon reste le principal mode de chauffage. Or sa combustion génère des fumées très toxiques, composées notamment de cendre et de particules fines.
Un autre rapport présenté par l’Académie des sciences russe ce 25 mars, et presque immédiatement autocensuré, corrobore ces données. On y apprend que les villes de Norilsk, Novokouznetsk et Krasnoyarsk enregistrent des émissions très élevées de benzopyrène, un hydrocarbure aromatique fortement cancérogène. Triste record, Novokouznetsk est aussi le leader de la pollution des sols par les nitrates et les fluorures, dépassant la concentration maximale autorisée de dizaines de fois.
Fin novembre 2020, l’ONG russe Ecodefense — seule association écologiste présente dans la région — a publié un document détaillé compilant des données sur quinze ans sur les conséquences à grande échelle de l’extraction intensive du charbon dans le Kouzbass. Une partie du rapport est consacré à la santé publique.

Les résultats sont inquiétants. En 2019, l’espérance de vie dans la région de Kemerovo était de trois à quatre ans inférieure en moyenne à celle du reste de la Russie et le taux de mortalité était supérieur de 16 %. Le cancer reste ainsi la deuxième cause de décès dans le Kouzbass, avec un taux de mortalité par cancer bien supérieur (242 pour 100 000 en 2019) à la moyenne nationale (201,5). « Les chiffres sont alarmants, d’autant qu’ils sont sans doute sous-estimés puisque le rapport est basé uniquement sur des données officielles ouvertes », commente à Reporterre Anton Lementouev, représentant d’Ecodefense à Novokouznetsk.
À Kiselevsk, un enfant sur cinq naît avec des malformations congénitales.
Aux cancers, s’ajoutent les malformations congénitales infantiles, qui seraient de l’ordre de 15 % pour la ville de Novokouznetsk, révèle à Reporterre une source scientifique qui a souhaité rester anonyme. Or le Centre d’hygiène et d’épidémiologie de l’oblast de Kemerovo a confirmé des corrélations directes entre les taux de malformations congénitales infantiles et les volumes de polluants atmosphériques émis par les entreprises minières.
Les données sont pires encore à Kiselevsk, une ville de 90 000 habitants. Le pourcentage s’élève à 20 %, soit un enfant sur cinq naissant avec des malformations congénitales. Important centre d’extraction de charbon, Kiselevsk compte neuf mines à ciel ouvert aux portes de la ville et des dizaines de décharges de déchets miniers. Dans certains quartiers, les maisons se trouvent à moins de 200 mètres des zones d’extraction. La situation sanitaire et écologique y est catastrophique.
« Asile écologique » et génocide

« Presque toutes les familles ont une personne décédée ou actuellement atteinte d’un cancer. La prise de conscience du risque élevé de tomber malade, sans avoir la possibilité de quitter ce territoire, fait que nous nous sentons enfermés et dans une dépression constante. »
À l’été 2019, des habitants désespérés ont adressé un message vidéo au Premier ministre canadien Justin Trudeau, pour lui demander l’« asile écologique ». Ils ont également déposé une plainte devant la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye pour génocide. « Nous avons essayé toutes les méthodes pour résoudre le problème, mais sans résultat », se désolent les habitants dans leur message.
En plus de vivre à proximité d’une mine à ciel ouvert, ces habitants sont également dans la zone d’une ancienne mine souterraine, où des incendies se produisent régulièrement sous la terre. « Nous avons choisi le Canada car il ressemble beaucoup à notre Sibérie. Nous pouvons être utiles au Canada, car en Russie, nous sommes tout simplement oubliés. »
Après cette action, le gouverneur local a d’abord promis de reloger ces habitants, avant d’estimer qu’il n’existait aucun danger pour eux. En parallèle, les lanceurs d’alerte sont réduits au silence. L’un des habitants particulièrement mobilisé a par exemple récemment été convoqué par la police pour un interrogatoire. Quant aux médias locaux qui diffusent des informations sur la situation, ils sont, eux, accusés de propager des fausses nouvelles.

Alerter sur les dangers de la mine
Aujourd’hui retraité, Robert Tchegodaev a toujours vécu à Kiselevsk. Avant, il habitait dans le quartier de l’actuelle mine de Koksovy. En 2010, la compagnie a proposé aux habitants de racheter leurs maisons afin d’étendre l’exploitation. Avec l’argent de la vente, il a acheté son appartement actuel. Il sait qu’il s’est fait avoir sur le prix, mais il n’a pas eu le choix.
Le vieil homme se bat depuis très longtemps pour alerter sur les dangers de la mine. Sur une étagère de son salon, il a conservé les résultats de l’analyse des déchets industriels de la mine de Koksovy, réalisée en 2003. À l’époque déjà, les conclusions étaient désastreuses. « Au moins huit métaux lourds ont dépassé les normes réglementaires : 1,2 fois pour le zinc, 12,4 fois pour le cuivre, 3,8 fois pour le plomb, 3,6 fois pour l’arsenic... », énumère-t-il.

Au vu des résultats, il avait demandé au Service de surveillance sanitaire et épidémiologique de réaliser une analyse de la teneur en métaux lourds dans l’air. Devant le refus des autorités sanitaires, Robert Tchegodaev avait mené une action en justice, qu’il a perdue. « Le juge a déclaré qu’ils avaient le droit de faire une analyse, mais que ce n’était pas une obligation ! »
« Razezd 14 km », un village proche des déchets miniers
Un peu plus au nord de Kiselevsk, le tableau sanitaire et environnemental autour de Bachatsky, la plus grande mine à ciel ouvert de la région, n’est pas meilleur. Olga Kuspekova, âgée de 77 ans, occupe un appartement de deux pièces dans le tout petit village nommé « Razezd 14 km », représentant une poignée de maisons en brique coincées entre une station de chargement de charbon et une route passante.

« Chez nous, on n’a pas de neige blanche. Très vite, elle devient toute noire. »
Les wagons chargés du minerai défilent tous les jours devant sa fenêtre avec, en arrière-plan, une immense décharge à ciel ouvert faite de résidus miniers (appelée terril). « La poussière noire, elle entre à l’intérieur, elle s’infiltre partout ! Ce matin, j’ai tout nettoyé mais je dois le faire trois fois par jour, dit à Reporterre la septuagénaire retraitée de la poste, vêtue d’un tee-shirt coloré et arborant un foulard sur la tête. Chez nous, on n’a pas de neige blanche. Très vite, elle devient toute noire. »

« Ceux qui le peuvent quittent le village. »
En 2017, Olga Kuspekova a été victime d’un accident vasculaire cérébral. Si elle s’en est sortie, elle souffre encore de quelques problèmes à une jambe et a des difficultés à s’exprimer. Sans oublier d’autres soucis de santé. « Vous voyez ces tâches sur mon visage, sur le nez, là et là ? L’oncologue me dit qu’il faut faire quelque chose. »
À l’extérieur de chez elle, elle pointe la crasse noire qui recouvre les fenêtres et les murs. « Ici, beaucoup de gens sont malades, y compris les enfants, car le climat est très mauvais. Ceux qui le peuvent quittent le village. »

Depuis 2006, la région de Kemerovo a enregistré une baisse de sa population de plus de 200 000 personnes. Novokouznetsk a perdu plus de 10 000 habitants, Prokopyevsk et Kiselevsk respectivement près de 25 000 et 15 000 habitants. Partir est une option que ne peut pas envisager Olga. Avec sa retraite de 15 000 roubles par mois (environ 168 euros), elle a déjà du mal à payer ses médicaments.