En plein confinement, une association antinucléaire subit les foudres de la gendarmerie

Le 21 avril, les locaux de l’association antinucléaire Next-Up ainsi que les logements de ses dirigeants ont été perquisitionnés malgré le confinement. La raison invoquée — récupérer du matériel de protection — paraît bien dérisoire aux concernés et à leurs soutiens.
- Crest (Drôme), correspondance
« Ils nous sont tombés dessus comme dans une embuscade ! » Près d’une semaine après les faits, Serge Sargentini ne s’en remet pas. Installé le long de la Drôme dans la petite ville tranquille de Crest, ce responsable de l’association antinucléaire Next-Up ne s’attendait pas, en plein confinement, à être perquisitionné, menotté, voir une grande partie du matériel de son association saisi et être placé douze, heures en garde à vue. Sans respect des gestes barrière. Alors qu’il a plus de 70 ans.
Mardi 21 avril, le septuagénaire a vu débarquer par surprise quatre gendarmes, cachés juste à côté de la vitrine de son local. « À 8 h 40, alors que nous sortions avec ma femme par la porte de service, ils nous sont tombés dessus, m’annonçant la perquisition et entrant en force. Il y a eu des invectives, des postillons, une bousculade. La moitié n’avaient ni masque ni gant », raconte par téléphone le retraité. La raison de l’opération ? Une réquisition de masques.
Son association, Next-Up, détenait un stock de près de 250 masques FFP3 — la Rolls Royce des protections respiratoires, encore plus étanche que les FFP2. L’association est accusée d’enfreindre un décret de réquisition du 23 mars 2020. « La gendarmerie a été saisie par le parquet de la Drôme à la suite d’un signalement de la plateforme nationale Pharos », explique le commandant Thierry Chopard au Crestois. Next-Up est suspectée de revendre du gel hydroalcoolique et des masques.
Un « laboratoire clandestin de fabrication gel hydroalcoolique sans agrément »
Trafic éhonté en pleine pénurie ? « Pas du tout : c’est un stock stratégique en cas d’accident nucléaire ! rétorque le militant. On l’a depuis 15 ans, on n’a pas attendu le Covid ! » Peu connue du grand public, l’association Next-Up, « spécialisée dans les rayonnements ionisants et non ionisants », lutte contre le nucléaire, les compteurs Linky et la 5G. Ses militants disposent de nombreuses tenues de protection intégrales dites « NBC » (nucléaire, bactériologique et chimique), qu’ils arborent lors d’actions menées auprès des centrales nucléaires proches, à Cruas ou au Tricastin.
« Tout le monde sait qu’on dispose de ce matériel ! Nos actions sont publiques », peste le retraité. D’autant que, depuis le début de la pandémie, ces militants déjà formés aux gestes barrière à l’accident nucléaire, ont réorienté leurs activités. L’association a envoyé des colis avec des équipements de protection à ses militants, souvent âgés, partout en France. Elle distribue aussi gratuitement des stocks de gel hydroalcoolique (bio) auprès des soignants et des associations locales qui en font la demande.
Cette activité n’a pas plu à la gendarmerie locale. « Après la saisie des masques, je pensais que ça allait s’arrêter là. » Mais, vers 9 heures, trois nouveaux gendarmes en civils sont arrivés. Ils revenaient du domicile du vice-président de l’association, un radiologue de 77 ans avec des antécédents cardiaques, lui aussi perquisitionné au saut du lit. « Ils m’ont signifié que j’aurais un “laboratoire clandestin de fabrication gel hydroalcoolique sans agrément”. Ils mentionnaient aussi du “travail dissimulé” ! » raconte-t-il. Ces charges seront finalement abandonnées, mais elles ont donné prétexte à une large saisie.
De son côté, Serge Sargentini, menotté, assis sur un tabouret, a assisté pendant deux heures à la saisie d’une grande partie du matériel de son association. Toujours, avance-t-il, sans respect des gestes barrière. « Ils ont saisi un ordinateur, des cartes mémoire d’appareils photo, des centaines de cartons de gels hydroalcooliques, ainsi que tous les flacons pleins ou vides, le stock complet de flacons de conditionnements, des dizaines de bouteilles de 1 litre d’alcool naturel 90°, des surlunetttes, des combinaisons NBC, etc. énumère le militant. Ils ont même saisi des billets de Monopoly dont je me sers à mon studio photo. Ils me les ont rendus plus tard, discrètement, tellement c’était ridicule. »

« Tout cela est ridicule. S’ils avaient simplement voulu les masques, ils l’auraient signifié par courrier »
L’histoire ne s’arrête pas là. Alors que le pays entier est confiné et que les visites auprès des personnes âgées sont fortement déconseillées, deux gendarmes ont continué la perquisition au domicile du retraité, « sans que cela ne figure sur leur mandat », assure le militant. « À leur sortie de l’ascenseur, ma belle-mère malade de 92 ans s’est approchée d’eux. Ils ne savaient que faire car ils ne s’y attendaient pas ! »
Les gendarmes sont tout de même entrés dans l’appartement, fouillant l’armoire des dossiers personnels, pénétrant dans les chambres. « Ma femme a un cancer du sein : elle n’est pas sortie depuis plus de deux mois par précaution. Elle a été confrontée à deux gendarmes sans gant, avec un seul masque, sans respect des distances de sécurité. Un des experts a même cherché à saisir son ordinateur portable qui lui sert tous les jours pour être en contact avec nos petits-enfants. » En parallèle, le cabinet de l’expert-comptable de l’association a également été perquisitionné.
Menotté en pleine rue, Serge Sargentini a ensuite été emmené à la gendarmerie. Son audition a duré quatre heures — la distance de sécurité étant cette fois respectée mais les deux officiers ne portant pas de masque. Il a reconnu la possession des masques et répondu aux questions concernant ses actions de solidarité. Mais les officiers de police judiciaire cherchaient aussi à accéder aux codes des ordinateurs saisis, posant des questions sur la comptabilité de l’association. Finalement, à 18 h 30, le procureur a statué : le militant est ressorti libre, après avoir accepté que les masques saisis soient donnés aux soignants. Sans poursuites pour le moment.
« Tout cela est ridicule. S’ils avaient simplement voulu les masques, ils l’auraient signifié par courrier », analyse Dominique Malvaud, membre du réseau national Sortir du nucléaire. « Notre association est légaliste. Next-Up n’a reçu aucune signification de mise en conformité face au décret. Sinon, nous aurions donné les masques », complète Serge Sargentini. « On voit bien que derrière, la police cherchait autre chose », poursuit Dominique Malvaud.
Selon M. Sargentini, c’est l’implication de l’association dans la lutte anti-Linky qui est ciblée. « Ils ont mitraillé de photos nos appareils de mesures. Avec notre comptabilité, ils peuvent maintenant remonter aux fournisseurs, qui les fabriquent spécialement pour nous », s’inquiète-t-il. Durant l’audition, les gendarmes n’ont pourtant posé aucune question sur les activités de l’association autour de Linky, ou même de la 5G. « On sait très bien son engagement dans d’autres domaines, et ce n’est pas du tout dans ce cadre-là qu’on agit. Nous agissons sur des faits objectifs », se défend le commandant de gendarmerie Thierry Chopard.
« Était-ce pour faire du renseignement ? Mieux comprendre la nébuleuse antinucléaire en saisissant leur fichier de contacts ? »
Pour Jean-Pierre Collet, de Sortir du nucléaire Bugey, qui a également soutenu Next-Up, le démenti ne suffit pas. « Était-ce pour faire du renseignement ? Mieux comprendre la nébuleuse antinucléaire en saisissant leur fichier de contacts ? » Le militant souligne la portée politique de l’opération : « C’est la première fois dans les dernières années qu’une association antinucléaire de portée nationale, modérée, qui respecte la loi, est perquisitionnée. Cela crée un précédent. »
Alors que le mouvement de Bure fait l’objet d’une surveillance massive, et qu’un récent décret a renforcé les pouvoirs de renseignement et de fichage des militants antinucléaires, cette nouvelle perquisition auprès d’une association peu connue et isolée est emblématique. Pour l’avocat de M. Sargentini, Me Jean-Pierre Joseph, « elle s’inscrit dans le glissement, cette fois-ci au nom de “l’état d’urgence sanitaire”, vers une forme de dictature démocratique ».
Revenu chez lui, Serge Sargentini a dû passer un examen médical après avoir été pris de toux quelques jours après l’opération. Les résultats se sont heureusement révélés négatifs, comme pour le vice-président lui aussi perquisitionné. Il prépare maintenant une demande de restitution de son matériel.
Jointe par Reporterre par téléphone et par courriel, la gendarmerie de Crest n’a pas répondu à nos questions, « ne disposant d’aucune autorisation à communiquer pour cette affaire », conseillant de nous « rapprocher du parquet de Valence, qui sera peut-être en mesure d’accéder à (notre) demande ». Le parquet de Valence n’a pas répondu à notre appel.