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Libertés

Un décret risque de renforcer le fichage des antinucléaires

Un décret pris par le gouvernement a transformé le Cossen — une instance chargée de filtrer les entrées sur les sites nucléaires — en cellule de renseignement. Des écologistes s’inquiètent d’un possible fichage des activistes et pointent le parallèle avec la récente création du service de gendarmerie Déméter qui surveille les opposants à l’agroindustrie.

L’événement est passé inaperçu. Le 29 février, un décret paru au Journal Officiel a étendu les missions du Commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire, le Cossen. Depuis sa création en 2016, cette unité rattachée à la Gendarmerie nationale a pour objectif d’améliorer la réponse des forces de l’État dans le domaine de la protection des installations et activités nucléaires civiles. Le récent décret lui donne désormais la possibilité de « collecter » et de « diffuser » des informations sur les menaces visant le secteur. Son rôle risque donc de s’apparenter de plus en plus à une cellule de renseignement.

Comme le note le mensuel de la gendarmerie L’Essor, « le Cossen s’est vu attribuer la protection des sites, des matières nucléaires et de leurs transports contre tout acte de malveillance dans les 19 centrales, cibles régulières d’intrusions de Greenpeace ». La confusion règne sur les objectifs et les cibles visés par ces récentes modifications réglementaires. De nombreux militants écologistes s’inquiètent d’un fichage et d’une surveillance accrus de la lutte antinucléaire.

À Fessenheim, la « doyenne » des centrales nucléaires françaises.

« La tendance générale est à la répression, observe Charlotte Mijeon du réseau Sortir du nucléaire. C’est assez paradoxal, on criminalise des activistes qui alertent sur les risques d’une industrie polluante, qui, elle, jouit d’une impunité totale, malgré ses multiples fraudes et ses défaillances. »

« La rédaction de notes blanches va accroître l’arbitraire »

Le Cossen rassemble soixante-quatre personnes, trente gendarmes, quinze policiers et une vingtaine de civils sous la direction du général de corps d’armée Pierre-Yves Cormier. Cet organisme est chargé de l’instruction des demandes d’avis en vue d’autoriser ou non une personne à pénétrer sur un site nucléaire. Depuis septembre 2018, le Cossen a réalisé plus de 300.000 enquêtes d’accès et près de 4.500 enquêtes d’habilitation au secret défense. Il assure une forme de « filtrage » à l’entrée des centrales.

Grâce au nouveau décret, le Cossen pourra maintenant transmettre « sous formes de notes, d’analyses ou de synthèses tout renseignement sur son secteur de responsabilités », explique L’Essor. Ces fiches seront transmises à un ensemble d’acteurs : la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), le Service central de renseignement territorial mais aussi les préfets, les directeurs départementaux de la sécurité publique et les commandants de groupements de la Gendarmerie. Mais aussi les opérateurs, comme EDF ou Orano (ex-Areva).

Ces documents sont appelés, dans le langage des services de renseignement, « des notes blanches ». Ce sont des fiches sans en-tête ni date, ni référence, ni signature, qui sont utilisées régulièrement par le ministère de l’Intérieur pour justifier des décisions de police : des assignations à résidence et des interdictions de manifester. Pour Charlotte Mijeon, « la rédaction de notes blanches par le Cossen risque d’accroître l’arbitraire » : « Ces documents sont peu étayés, ils comportent de nombreuses erreurs et relèvent parfois du pur fantasme des services de renseignement. Vu qu’ils sont anonymes, il est très difficile de les contester, personne n’a à endosser la responsabilité des affirmations portées alors même qu’elles peuvent nuire gravement aux personnes incriminées. »

Plusieurs opposants antinucléaires se sont déjà vu interdire l’accès aux centrales sans en connaître les raisons lors de journées portes ouvertes ou de débats organisés par la filière à l’intérieur de leurs sites. C’est le cas notamment de membres du collectif Stop Bugey ou du réseau Sortir du nucléaire, comme le militant lyonnais Jean-Pierre Collet interdit de visite en septembre 2018. « On me l’a notifié au dernier moment sans que la préfecture, EDF ou la gendarmerie ne m’en expliquent les causes. Je n’ai jamais eu accès aux documents qu’ils ont écrits sur moi, dit-il. Je trouve cela déplorable dans un pays qui se dit démocratique. »

« Dans le nucléaire, nous subissons une répression par anticipation »

Greenpeace en a aussi fait les frais. En juillet 2019, assignée en référé par Orano, l’ONG a été interdite de s’approcher à moins de 250 mètres de convois transportant des déchets radioactifs pendant plus de deux mois. Cette ordonnance s’appliquait à tous ses membres sur l’ensemble du territoire national. Elle courait jusqu’au 25 septembre 2019, date de fin du débat public sur la gestion des matières radioactives. « Le nucléaire est le seul secteur où nous subissons une répression par anticipation, souligne Laura Monnier, en charge des questions juridiques à Greenpeace. Les autorités déduisent de nos communications internes que nous allons peut-être faire des actions et nous assignent en justice. »

« C’est comme la cellule de gendarmerie Déméter en agriculture qui criminalise les antipesticides et les véganes. »

Avec le nouveau décret, les militants craignent que ces situations se multiplient. « La liberté des militants risque d’être davantage entravée. D’autant plus qu’il n’existe aucune transparence sur les futures données collectées, aucun garant indépendant. Cela nourrit l’opacité du système », estime la salariée de Greenpeace. « La menace terroriste est réelle mais ce n’est pas en surveillant les opposants qu’on la diminuera. Les intrusions sont d’intérêt public, elles révèlent les failles de sécurité », dit-elle.

Depuis longtemps, un flou est entretenu entre la lutte antiterroriste et la surveillance du milieu antinucléaire. « Au cours des procès, EDF dit que les militants donnent des idées aux terroristes, explique Me Alexandre Faro, l’avocat de Greenpeace. En réalité, EDF cherche à tout prix à stopper l’intrusion de militants car leurs actions nuisent gravement à son image de marque. Il est plus facile pour l’entreprise de poursuivre des opposants que de renforcer la sécurité de ses infrastructures. »

« C’est comme la cellule de gendarmerie Déméter en agriculture »

Pour l’avocat, le récent décret s’inscrit dans ce contexte. « Les actions militantes sont de plus en plus réprimées. À partir de 2015, les peines à l’encontre des intrusions sont devenues plus lourdes. EDF a aussi changé de stratégie, elle ne poursuit plus seulement les militants mais également Greenpeace en tant que personne morale en lui demandant des dommages intérêts. » Lors de son dernier procès, EDF a ainsi obtenu 50.000 euros de Greenpeace. « Vu que ce n’est toujours pas assez dissuasif et que les militants continuent leur mobilisation, les autorités se tournent maintenant davantage vers le renseignement », pense l’avocat.

Une décision qui irrite le milieu antinucléaire mais aussi les professionnels du droit. « Encore une fois, la loupe n’est pas au bon endroit, dit l’avocat Samuel Delalande. Au lieu de surveiller les agissements d’EDF dans ses centrales, on va ficher trois pauvres militants avec leur banderole. C’est comme la cellule de gendarmerie Déméter en agriculture. On criminalise les antipesticides et les véganes au profit de la FNSEA. Aujourd’hui, la seule réponse politique accordée à ces problématiques écologiques, c’est un traitement sécuritaire. »

Contactés par Reporterre, les ministères de tutelle n’ont pas donné suite à notre demande d’entretien.

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