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Agriculture

Éric, éleveur, pleure son troupeau perdu à cause de normes absurdes

220 vaches à l’abattoir. En Haute-Savoie, Éric, éleveur, a le cœur lourd : à cause d’un cas de brucellose, tout son troupeau va être abattu. Ces normes rigides « profitent aux industriels », critiquent deux expertes.

  • Actualisation du vendredi 17 décembre : Des voisins agriculteurs avaient positionné dès lundi 13 décembre leurs tracteurs près de la ferme, ultime tentative pour empêcher les camions d’emmener les vaches d’Éric vers l’abattoir. L’ensemble de son troupeau devait être abattu les 15 et 16 décembre. La veille au soir, une réunion entre la famille de l’éleveur, le ministère de l’Agriculture, la Direction des services vétérinaires de Haute-Savoie et le syndicat FNSEA a finalement reporté la sentence. Un délai de quelques semaines a été décidé. Les 219 vaches d’Éric iront bien à l’abattoir, mais après les fêtes. Les soutiens d’Éric ont lancé une pétition pour tenter d’éviter l’abattage.


« C’était le 10 novembre. » Cette date, Éric ne l’oubliera jamais. Ce jour-là, la directrice de la DDPP [1] de Haute-Savoie — les services sanitaires de la préfecture — est venue sur sa ferme. « Je les ai reçus exprès au milieu du troupeau, pour leur montrer. Les vaches venaient se faire câliner. » C’est que l’éleveur savait ce qu’on allait lui annoncer. « Elle ne m’a pas regardé dans les yeux, elle fixait ses souliers. Et elle m’a dit : “On va faire abattre votre troupeau”. » Le résultat des analyses venait d’arriver : une de ses vaches était bien atteinte de brucellose.

Elle semblait en pleine santé, pourtant, comme le reste du troupeau. « Elle avait vêlé le 14 septembre de deux petits », se souvient précisément Éric. Ses premiers veaux. Elle a été éliminée. Le reste du troupeau doit bientôt suivre, pour une seule vache positive. « J’ai 58 ans, dont cinquante au milieu des vaches, j’ai monté ce troupeau avec mon père puis ma compagne… et on ne discute de rien, c’est acté sans qu’on vous ait posé la moindre question », constate-t-il.

Lire aussi : Les éleveurs sont confrontés à des normes d’un autre temps

La brucellose est une maladie étroitement surveillée et réglementée. L’Union européenne la classe dans la catégorie des affections à « éradication obligatoire ». Comme tous les éleveurs laitiers de Haute-Savoie, Éric fait une analyse de lait par mois pour vérifier son absence. Chez les vaches, elle provoque avant tout des avortements. La bactérie peut infecter de nombreuses espèces animales, elle est transmissible aux humains en cas de contact étroit avec un animal malade ou de consommation de lait cru contaminé. « En général, cela provoque une fièvre d’une dizaine de jours. Les formes graves et chroniques sont rares chez les humains », explique Coralie Amar. Vétérinaire, choquée par ce qui arrive à Éric, elle a décidé de l’aider. « On la surveille surtout parce que c’est une maladie commerciale », estime-t-elle.

« Sur la chaîne d’abattage, des veaux vont sortir vivants de leur mère »

Cet unique cas positif pourrait remettre en cause le statut « indemne de brucellose » de la France, et ses exportations de veaux et produits laitiers. « Ce sont des engagements internationaux pris dans le cadre de l’OIE [Organisation mondiale de la santé animale] », explique Bernard Mogenet, éleveur et président de la FDSEA [2] des deux Savoie. Il a assisté aux réunions interministérielles à la suite de la détection du cas. « Si l’abattage n’est pas fait dans les trente jours, la France pourrait perdre son statut “indemne”. »

Depuis la première analyse positive, pour Éric, le compte à rebours a commencé. Rendez-vous a été pris à l’abattoir les 15 et 16 décembre. « Le jour du génocide », dit-il. 220 vaches y passeront. Principalement de race abondance, elles ont la robe d’un brillant brun acajou, tête et ventre blancs. Il y a pour moitié des « laitières », suffisamment âgées pour produire du lait, et pour moitié des génisses, des jeunes vaches. Certaines sont en fin de gestation, l’éleveur a des mots crus : « Sur la chaîne d’abattage, des veaux vont sortir vivants de leur mère. » Beaucoup ont aussi récemment vêlé, et cela va continuer jusqu’au moment fatidique. « J’ai encore vingt-sept veaux, le plus simple, pour eux, c’est l’euthanasie », soupire Éric. En attendant, il dit passer plus de temps auprès de ses vaches. Que faire d’autre ?

Quelques vaches, de race abondance, du troupeau d’Éric. L’une d’elle a été testée positive à la brucellose début novembre. © DR

Coralie Amar a bien tenté de proposer une alternative à l’abattage total : retenir les vaches à l’étable le temps nécessaire, pasteuriser systématiquement le lait car cela élimine la bactérie, faire des analyses régulières. En particulier après chaque mise bas, car la maladie se déclare souvent après le stress intense du vêlage. « Il n’y a plus d’animaux malades, ils sont tous négatifs et en bonne santé », répète-t-elle. Elle a défendu sa proposition dans une tribune sur Reporterre, à la suite de laquelle les soutiens ont afflué pour aider à payer les analyses nécessaires. L’administration « a refusé tout net. D’après eux, la maladie peut se cacher trois ou quatre ans et ressortir », regrette Éric. Certaines vaches aujourd’hui négatives pourraient en fait être porteuses saines.

« On a des outils de diagnostic désormais bien plus précis qu’à l’époque où ces règles ont été mises en place », proteste Coralie Amar. « Et puis, cela fait vingt ans que l’on applique les mêmes règles pour la tuberculose, et cela n’a toujours pas résolu le problème, on n’est pas indemne. On ne peut pas éradiquer une bactérie », estime la vétérinaire, qui propose plutôt d’apprendre à vivre avec.

« Cette biosécurité profite aux industriels »

« C’est une pensée globale qui fonde le rapport au vivant sur la domination plutôt que la conciliation », explique Jocelyne Porcher, directrice de recherches à l’Inrae, spécialiste des relations humain-animal et coautrice de la tribune. Une vision qui remet en cause l’élevage plein air, rappelle-t-elle. Sous prétexte de tout contrôler, « on impose des doubles barrières qui coûtent des sommes folles aux éleveurs de porcs plein air contre la peste porcine, on enferme les volailles sous prétexte de risque de grippe aviaire. Cette biosécurité profite aux industriels. » En effet, si les vaches d’Éric ne sortaient pas, elles n’auraient pas rencontré la brucellose.

Un élevage de volailles bio à Saint-Saturnin-lès-Apt (Vaucluse). Le paysan refuse d’enfermer ses animaux malgré la décision, début novembre, du ministère de l’Agriculture. © Quentin Zinzius/Reporterre

« Cela me choque, c’est un déni complet des liens entre éleveur et animaux », poursuit la chercheuse. « Cette décision est prise au moment où l’on adopte une loi sur le bien-être animal. D’un côté, on interdit la vente de chiots en animalerie, on leur reconnaît une sensibilité, et de l’autre on traite les animaux de ferme comme des marchandises. Cette division est fausse : les vaches sont des compagnes de la vie de l’éleveur. Elles font partie de la famille. »

« Quand on vous annonce cela, c’est un peu comme si on vous disait que votre enfant n’a pas passé la nuit », confirme Éric. Ses vaches « ont toutes un nom et se laissent toutes caresser. On prend le temps chaque jour de faire un câlin à chacune ». Il y a celle « qui marche en danseuse », l’autre à « la patte courbe ». « Elles nous nourrissent, ont payé la maison, élevé nos enfants », énumère Éric. Cinquante années de vie commune brutalement interrompues. « Ils appliquent leur cadre juridique, nous proposent un psychologue, et eux ils passent à autre chose… »

Il a pourtant décidé de se plier aux règles administratives : « Sinon, il n’y aura plus de vaches, mais aussi plus de ferme. » Il a décliné les soutiens, les nombreuses analyses envisagées auraient coûté très cher. « Je ne veux pas encombrer tout le monde », dit-il empreint de pudeur paysanne. Et la pression économique est trop forte. Ses veaux et ses vaches sont devenus invendables. Son lait ne peut plus être consommé cru, il perd la moitié de sa valeur en pasteurisé. « Et depuis dix jours, la fromagerie ne nous le prend plus. Elle a fait l’effort jusqu’ici mais les importateurs ont dit stop. » Par ailleurs, « si la France n’est plus “indemne”, la pression viendra des éleveurs engraisseurs [qui engraissent les veaux avant de les vendre à l’export]. On ne tiendra pas le coup, ni physiquement ni financièrement. » Il veut aussi pouvoir transmettre la ferme à son fils, qui travaille déjà avec ses parents.

Localement, l’affaire est explosive. Elle relance l’affaire des bouquetins du massif du Bargy, porteurs de la maladie. C’est là que la vache d’Éric a été contaminée, alors qu’elle y était en alpage. Le 29 novembre, une manifestation était organisée devant la préfecture par la FDSEA et des Jeunes agriculteurs de Haute-Savoie. Deux cents agriculteurs ont demandé l’abattage des bouquetins malades, une espèce protégée. Les locaux de l’association de défense de la nature France Nature Environnement ont même eu droit à un dépôt de fumier, rapporte le journal L’Agriculture drômoise.

Fin novembre, du lisier et du foin ont été déposés devant le siège de France Nature Environnement, à Pringy, par des agriculteurs. FNE74

L’éleveur ne veut pas renoncer à emmener ses vaches en alpage

« On dénonce un manque d’équité entre la faune sauvage et domestique. On nous dit qu’on est capable de faire un noyau sain chez les bouquetins, qui sont quand même assez difficiles à surveiller. Je ne vois pas pourquoi on ne le ferait pas dans un cheptel à l’étable, pour lequel on peut faire les analyses facilement », s’interroge Bernard Mogenet. « On ne leur en veut pas aux bouquetins, précise Éric. Mais c’est de la maladie dont on ne veut pas ». Il ne veut pas renoncer à emmener ses vaches en alpage. « L’été, les génisses y grandissent mieux : elles sont au frais, il y a de la bonne herbe. »

La préfecture semble aussi en émoi. « Tous ceux qui ont acheté des animaux à Éric ces trois dernières années voient leur cheptel placé sous surveillance », raconte Bernard Mogenet. « Leur lait doit être écarté de la fabrication de fromage au lait cru. C’est un peu la panique dans les services de l’État, cela fait longtemps que personne n’avait plus vu de brucellose. » Contactée par Reporterre, la préfecture a commencé par nous demander nos questions par écrit sur ce « sujet sensible », et ne nous a finalement pas répondu malgré les relances.

En Haute-Savoie, les bouquetins sont testés puis équipés de colliers GPS afin de suivre les populations. DR

Comme pour atténuer la violence de la décision d’extermination, les communiqués officiels prennent le soin de préciser qu’Éric sera indemnisé. « Cela ne remplacera jamais l’attachement d’un éleveur à son troupeau », souligne Bernard Mogenet.

Il espère que le troupeau d’Éric sera le dernier. « On est en 2021, l’arrêté qui demande l’abattage total date de 2008. Désormais, les moyens d’analyse doivent permettre d’éviter des décisions d’une telle violence », estime le syndicaliste. « Il faut se battre pour celui d’après », insiste Éric.

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