Face au monde étouffant, une écologie du souffle

« On manque d’oxygène, de santé, de paix, on manque de liens vrais, de justice et de joie », écrit Marielle Macé dans « Respire ». - © Cécile Guillard / Reporterre
« On manque d’oxygène, de santé, de paix, on manque de liens vrais, de justice et de joie », écrit Marielle Macé dans « Respire ». - © Cécile Guillard / Reporterre
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Culture et idéesLe fait même de respirer est devenu un geste politique, écrit Marielle Macé dans « Respire ». Partout, nous cherchons des brassées d’air pour échapper aux ravages du temps.
Qu’est-ce qui relie le meurtre de l’Afro-Américain George Floyd étouffé par la police en 2020 et les mégafeux ? La pandémie et la pollution de l’air ? La respiration. Dans un essai incisif (Respire, éd. Verdier), l’écrivaine Marielle Macé révèle comment la respiration a gagné une dimension politique.
Alors que tout s’embrase, les forêts comme les quartiers populaires, alors que l’autoritarisme monte et que l’actualité n’a jamais été aussi étouffante, on rêve plus que jamais de respirer. On cherche des portes de sortie, des brassées de survie, « le temps de reprendre haleine et d’ouvrir franchement la fenêtre aux poumons » mais notre besoin d’air reste insatiable. Jamais l’atmosphère nous aura paru aussi irrespirable.
« Tout le monde le sait, le sent : on manque d’oxygène, de santé, de paix, on manque de liens vrais, de justice et de joie », écrit l’autrice, professeure à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Dans cette époque en surchauffe, la respiration devrait devenir un droit universel : « Ce n’est pas uniquement le droit pour chacun de respirer dans des milieux dépollués ; non, c’est le droit à une vie respirable, c’est-à-dire désirable, une vie qui vaut la peine, une vie à laquelle tenir. »
Un vivant est un respirant
Mêlant littérature, poésie et sciences humaines, l’autrice s’est lancée à travers ce livre dans une vaste enquête sur notre « nouvelle condition respiratoire ». Trois ans après l’apparition du Covid-19, elle invite à imaginer ce qu’elle appelle « une écologie du souffle » qui prendrait en compte notre commune vulnérabilité. La respiration n’est pas seulement une nécessité physiologique ou un mouvement réflexe, dit-elle, c’est une expérience intime qui nous relie au monde et à sa fragilité. Un vivant est un respirant. Le soulèvement régulier de notre ventre nous rattache charnellement à la Terre, quinze fois par minute.
Dans le fait de respirer, il y a une beauté que l’on ne prend pas le temps de voir. L’air que nos corps respirent est le fruit d’échange avec d’autres êtres et d’autres puissances. C’est le résultat de l’expiration d’autres vivants — leurs exhalaisons, leurs déchets. « Chacun prend le monde et le rend, mord dans l’air et le recrache, dans une sorte de compost atmosphérique », écrit Marielle Macé.
Les forêts sont nos poumons cosmiques et les végétaux expirent notre inspiration. D’une certaine manière, on mange le ciel. Et cette expérience, si décisive et pourtant si banale, nous raccroche à la grande communauté des vivants où « tout s’entrepénètre, s’entrefiltre, se tamise et s’entre-vit ». Nous respirons le dehors et le dehors respire en nous.
« Respirer est une sorte d’enfantement mutuel »
Par écologie du souffle, il faut comprendre que « chaque vie se façonne et s’exhale dans et par d’autres vies […] que vivre, c’est toujours vivre de : devoir le fait même de la vie à ce que l’on reçoit d’autres vivants ». Nous sommes au fond des « êtres atmosphériques ». Pas seulement des terrestres attachés à un sol, comme dirait le philosophe et sociologue Bruno Latour, mais des êtres qui avalent le soleil, dépendent de l’air et de la « zone critique » — ce mince ruban de quelques kilomètres de hauteur, siège de l’interaction entre l’atmosphère, l’hydrosphère, les roches et les écosystèmes.
« Respirer est une sorte d’enfantement mutuel : l’engendrement de ce par quoi on est engendré, son accueil et sa délivrance », poursuit l’écrivaine, pour qui il est désormais indispensable de se « réapproprier le souffle », malmené et contaminé par la sauvagerie capitaliste.

Pour y arriver, elle invite à s’inspirer des mouvements décoloniaux et antiracistes. Dès les années 1950, ces militants, avides d’air neuf, avaient placé la question de la respiration au cœur de leurs aspirations. La libération de peuples assujettis par le colonialisme passait par une « respiration de combat », affirmait le célèbre auteur et psychiatre Frantz Fanon. Aux États-Unis, les Afro-Américains ont aussi été les premiers à lutter contre la pollution de l’air et les usines qui contaminaient leurs quartiers, à relier la question du racisme aux enjeux environnementaux.
« Un défaut général de respirabilité »
Les corps prolétaires ont toujours été en première ligne, agressés et violentés par la dégradation continue de la qualité de l’air : des pathologies respiratoires de l’ère industrielle à l’encombrement des services de réanimation pendant la crise du Covid-19, des bronches silicosées des mineurs aux nouvelles allergies liées au dérèglement climatique… Notre quotidien est devenu un milieu toxique dont les classes populaires sont les premières victimes.
L’autrice canadienne Naomi Klein parle d’ailleurs du réchauffement climatique comme d’une traduction atmosphérique de la lutte des classes. C’est en cela que la respiration est devenue politique et ne peut plus être considérée comme un geste anodin.
Notre époque souffre d’« un défaut général de respirabilité », note Marielle Macé. Avec ses fortes chaleurs, la brutalité policière, ses crises à répétition… L’asphyxie est « notre condition naturelle, notre condition politique et psychique ». Jusqu’à toucher l’intime et le dérisoire. L’autrice raconte ainsi « l’apnée de l’e-mail » — cette pause respiratoire due au stress — qui frappe le salarié face à l’avalanche de messages numériques. Elle évoque la climatisation qui conditionne l’atmosphère et la parole gangrenée par les parler faux. « Il se pourrait d’ailleurs que la parole soit l’une des régions les plus polluées de la planète », écrit-elle.
Comment pourrons-nous sortir de ce marasme ? Comment retrouver la brise légère, l’air frais qui emplit nos poumons ? Marielle Macé plaide pour « une nouvelle conspiration » qui partirait de notre expérience de la vulnérabilité. C’est depuis la fragilité de notre souffle, depuis l’évidence des pathologies et leur inégale distribution, que l’on peut espérer une respiration égalitaire et dessiner d’autres possibles, estime-t-elle. Pour respirer plus fort et tout à coup, soulever le monde avec sa poitrine.
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Respire, de Marielle Macé, aux éditions Verdier, août 2023, 128 p., 8,50 euros. |