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ReportageAgriculture

Foncier coûteux, voisins mécontents... Pas facile de devenir paysanne sur l’île d’Yeu

L’île d’Yeu, au large de la Vendée, cherche à redonner du souffle à une agriculture durable. Prix élevé du foncier, parcelles éclatées, conflits d’usage... Cela ne se fait pas sans encombre comme le montre la difficile installation de Lionelle Arnaud, éleveuse de poulets bio.

  • L’île d’Yeu (Vendée), reportage

Comme tous les matins depuis plusieurs semaines sur l’île d’Yeu, la pluie est au rendez-vous et le soleil reste caché derrière les nuages. Mais en cette matinée de décembre très humide, aux abords de Port-Joinville où échouent les passagers du continent arrivés sur l’îlot, Lionelle Arnaud a d’autres préoccupations que le temps maussade. Des cheveux bruns en carré attachés, une petite taille et un sourire reconnaissable parmi cent, elle explique son inquiétude : « Depuis quelques temps, des rats attaquent mes poussins dans le poulailler. J’en retrouve certains morts, ça me fend le cœur. » À 40 ans, cette paysanne s’est attachée à ses bêtes en quelques mois.

Lionelle Arnaud devant sa ferme.

Installée depuis décembre 2018 en tant qu’éleveuse de poulets bio, Lionelle Arnaud a acquis la fibre agricole après une longue carrière dans le commerce. Son dernier poste ? Vendeuse dans un magasin de bricolage. À cette époque, son compagnon possédait quelques animaux de basse-cour, sans objectif agricole. Jusqu’au déclic, lorsque sa mère fut victime d’un cancer. « Je me suis demandé : qu’est-ce que j’aurais réalisé à la fin de ma vie ? » se remémore-t-elle, en sirotant un café dans un troquet de l’île. Marquée par le film Demain et l’envie de passer à l’action, l’idée de l’élevage lui prend soudain. « Je ne nourrirai pas toute l’île d’Yeu mais c’est déjà ça », se dit-elle alors.

Après avoir déposé un premier permis de construire en 2014, retoqué pour non-respect du très restrictif Plan local d’urbanisme (PLU) de l’île, cette agricultrice engagée a repris les démarches en 2015, une fois le PLU assoupli, dans l’espoir d’ouvrir sa ferme quelque temps après. C’était sans compter son voisinage, qui, à partir de ce moment-là, lui a mené la vie dure. « On venait juste de défricher la parcelle et ils sont venus nous demander ce qu’on faisait, s’insurge Lionelle Arnaud. Ils ont commencé à liguer leurs connaissances contre nous, en faisant un recours contre la couleur du toit de mon entrepôt, qui n’est toujours pas passé au tribunal. »

Quelques voisins mènent un combat féroce contre son installation

Situé face au terrain convoité par l’éleveuse, un petit quartier de quelques maisons s’est transformé en véritable ennemi prêt à tout pour empêcher son installation. Peur du bruit, des odeurs… « Tous les arguments y sont passés, reconnaît Michel Charuau, maire-adjoint en charge du Développement économique et de la transition énergétique. J’ai très vite compris qu’ils iraient jusqu’au bout de leur opposition. Nous avons tout fait pour que son projet soit irréprochable et respecte toutes les normes. » De leur côté, les voisins ont mené campagne contre la ferme en jouant sur les peurs avec des affiches montrant une batterie de 10.000 poulets et ont même incité toutes leurs connaissances de l’île à signer une pétition contre la Ferme du coq à l’âne de Lionelle Arnaud. « J’en ai attrapé mal au ventre », souffle l’éleveuse. À tel point que, quand ses premiers coqs se sont mis à chanter, elle est allée voir tous les voisins pour s’excuser.

Sur ce petit bout de terre de 25 km2 au cœur de l’Atlantique, des conflits aussi forts n’avaient jamais eu lieu. Les difficultés pour s’installer, lorsqu’on se lance dans l’agriculture, n’en sont pas moins toujours vivaces. Il faut dire que le secteur est resté à l’abandon pendant de nombreuses années. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’agriculture était plutôt vivrière et pratiquée par les femmes. Au sortir du conflit, les îliens se sont tournés vers une activité plus rentable : la pêche.

Puis, dans les années 80, le tourisme a pris une forte place. Avec 5.000 habitants l’hiver et plus de 30.000 l’été, la manne touristique est venue alimenter l’économie d’Yeu. « C’est plus rentable de vendre son terrain pour une résidence secondaire », ironise Michel Charuau, l’élu en charge de l’agriculture. Dans sa ferme de chèvres et maraîchère, Émilie Sage, 40 ans, dont les parents étaient les rares agriculteurs de l’île dès les années 70, pointe du doigt les prix des terres au moment de sa reprise en 2011 : « Ici, nous étions à 40.000 euros l’hectare, contre 2.000 à 3.000 sur le continent. Les charges structurelles sont très importantes. »

Pourtant, Michel Charuau, ancien président de l’association promouvant l’écologie Yeu Demain, avec son homologue du Collectif agricole Georges Birault, ont voulu redonner du souffle à une agriculture durable sur l’île en créant un Comité pour le développement de l’agriculture (CDA) en 2012. Deux ans plus tard, en 2014, le projet Terres Fert’île était né, porté par le CDA comprenant les associations, une Société coopérative civile immobilière, la commune, les agriculteurs et des porteurs de projet comme l’était Lionelle Arnaud.

« Quand on a commencé à communiquer sur l’initiative, plusieurs habitants sont venus me dire que faire de l’agriculture sur l’île d’Yeu n’avait pas de sens, regrette l’élu. Alors imaginez quand une jeune femme d’une famille plutôt pauvre de la commune veut ouvrir sa ferme… Tout le monde n’a pas apprécié. » Terres Fert’île n’en a pas moins aidé l’éleveuse à s’installer malgré ce phénomène complexe d’« acceptabilité sociale » nécessaire dont parle Naïla Bedrani, doctorante salariée du Réseau agricole des îles atlantiques, qui étudie le phénomène agricole insulaire.

« Les meilleures terres ont été bétonnées. Les parcelles sont petites et c’est compliqué de s’y installer »

Quand on se promène sur l’île, les difficultés rencontrées pour s’installer sont rarement visibles. Or, tout l’ilot rencontre une véritable problématique foncière. Réunis au pôle économique et social, le président du Collectif agricole Georges Birault et la chargée de mission de Terres Fert’île Laureen Chiche, évoquent des problématiques récurrentes. « Avec le premier Plan local d’urbanisme, en 2014, 1 % du territoire était en zone agricole, soit 25 hectares, ce qui n’est rien, dit le premier à Reporterre, des lunettes et une queue de cheval pour attacher ses cheveux poivre et sel. Avec le nouveau PLU de 2015, on est passé à 10 % de la surface de l’île. Mais sur ces 10 %, il y en a 80 % en friches. »

La raison ? L’espoir persistant des propriétaires de terres d’une vente pour un projet immobilier, alors même qu’une grande partie de l’île a été classée pour la préservation des sites. Sa collègue, jeune recrue du projet, continue : « Un autre problème est que les meilleures terres ont été bétonnées. Les parcelles sont petites et c’est très compliqué d’y installer quelqu’un. » La première mission du Comité pour le développement de l’agriculture est donc de trouver des terres et de participer à leur défrichement si besoin, tout en faisant baisser les prix par différentes mesures réglementaires.

Dans certaines friches, on laisse un ou quelques animaux pour « entretenir » le terrain.

À cela s’ajoute une problématique ilienne bien spécifique : l’indivision due à des héritages successifs. En se promenant sur la ferme de Lionelle Arnaud, où quatre poulaillers mobiles partagent les terres avec un entrepôt en bois harmonieux, on perçoit tout de suite les difficultés. « Sur 1.000 m² de terrain, tu peux avoir 17 à 20 personnes en indivision, pointe du doigt l’éleveuse. C’est ce qui m’est arrivé ici. Quand j’ai signé pour m’installer, toutes les personnes ont dit oui, sauf une, donc j’ai une bande de sept mètres au milieu de mon champ qui ne m’appartient pas. »

La vie sur l’île d’Yeu, pourtant, a tout d’idyllique pour ceux qui y habitent. Et ce cadre charmant jouit d’une protection réglementaire forte allant des sites classés à Natura 2000 en passant par les Espaces naturels sensibles. Le mille-feuilles, très utile pour éviter la bétonisation, reste difficile à comprendre et manque de souplesse pour un petit territoire qui souhaite raviver le secteur agricole et viser à une plus grande autonomie alimentaire. Ces conditions réunies freinent-elles l’installation de nouveaux porteurs de projet ? « En ce moment, on en accompagne trois. L’île d’Yeu correspond à une certaine vision de l’agriculture qui a le vent en poupe, de petites fermes, bio », argumente la chargée de mission de Terres Fert’île, Laureen Chiche.

La ferme d’Emilie Sage, dont la famille est installée sur l’île depuis de nombreuses années.

Le maire-adjoint reconnaît quant à lui que des conflits d’usage comme celui qu’a connu Lionelle Arnaud « laissent des traces ». Cette dernière ne perd pas espoir malgré tout. Cet après-midi-là, elle commence la préparation de ses poulets pour 300 repas à la cantine, avec l’envie que ce nouveau partenariat se prolonge. « On m’a dit que j’étais brave et courageuse, je pense surtout que je suis fêlée, s’amuse-t-elle. Il faut un petit grain de folie pour faire changer les choses. »

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