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ReportageNature

Gard : dans la rivière asséchée, les poissons se meurent

Opération sauvetage de poissons dans le Gard.

Dans les rivières, qui dit moins d’eau, dit eau plus chaude. Dans le Gard, pour aider les truites fario ou les écrevisses à pattes blanches, des pêcheurs les déplacent.

Tharaux (Gard), reportage

C’est d’abord l’odeur, écœurante, qui saisit les narines. En s’approchant de la rive, on comprend d’où elle s’échappe. Dans des flaques d’eau verte, chaude et stagnante frétillent quelques petits poissons. Autour, l’étendue de galets et roches blanches qui faisaient autrefois le lit de la rivière gardoise la Cèze donne au lieu des allures de désert.

Quelques mètres en aval, au pied d’une falaise marquant l’entrée des gorges, se trouve la grotte des fées, un lieu de baignade habituellement prisé — et idyllique. Las, l’eau est désespérément basse. Certes, quelques pluies sont enfin tombées le mercredi 22 juin au soir, quelques heures après notre visite, et des orages sont annoncés pour la fin de semaine. Mais le manque est tel que ces quelques précipitations ne sauveront pas la mise.

La zone est connue pour connaître des périodes d’« assec », c’est-à-dire où l’eau ne s’écoule plus. « Ici, la rivière passe sur des roches fissurées, elle perd de l’eau », explique Hugues Brentegani, chargé de mission ressource en eau d’ABCèze, l’organisme en charge de la gestion de tout le bassin autour de la rivière. Mais d’habitude, l’assec a lieu en septembre, pas en juin. « La sécheresse arrive tôt, très tôt », confirme le chargé de mission. « La rivière est alimentée par les pluies qui tombent sur les Cévennes et sur le sud du Mont Lozère. » Cette année, le ciel est resté désespérément bleu. « Depuis septembre, on a eu plus de 30 % de déficit en pluie en moyenne sur le Gard [1]. En mai, il est monté à 88 %, c’est le plus important depuis le début des relevés météo en 1959. Et c’est l’un des mois de mai les plus chauds », poursuit-il. Le débit de la Cèze est habituellement maintenu en été grâce au barrage de Sénéchas, en amont de la plaine dans le massif des Cévennes, grâce à des lâchers d’eau. Lui aussi ne s’est pas rempli autant qu’habituellement. « Au lieu de 500 litres d’eau par seconde, il n’assurera plus que 400, et va s’arrêter à la mi-août au lieu de la mi-septembre », nous indique Hugues Brentegani.

À la place de la rivière gardoise la Cèze, une étendue de roches blanches. © Marie Astier/Reporterre

Ce n’est pas là que la situation est la plus critique, mais quelques kilomètres en amont : avant le barrage, en remontant vers la source. Ces zones où courent les torrents et sources des rivières et des fleuves sont appelées « têtes de bassin ». Ce fin réseau de cours d’eau est précieux. « C’est là qu’on trouve les espèces les plus remarquables, parce que les milieux ont été moins anthropisés, et qu’on n’a pas eu trop de problèmes de dégradation de la qualité de l’eau », explique Anthony Laurent, chargé de mission milieux aquatiques chez ABCèze.

« Les truites se mettent dans un trou d’eau en protection »

Et là aussi, la rivière subit des assecs. L’association de pêche locale, les Amis de la Cèze, a déjà organisé deux « pêches de sauvetage ». Elles consistent à aller récupérer poissons et autres habitants de la rivière dans les flaques restantes pour les relâcher dans des parties où l’eau coule encore. « On n’en avait jamais fait en juin, d’habitude ce n’est pas avant juillet », remarque Christian Arbousset, président de l’association. Cela fait quarante ans qu’il la gère, et observe comment le changement climatique assèche la rivière. Qui dit moins d’eau dit une eau plus chaude. « Les températures peuvent monter jusqu’à 28 °C l’été. Les truites ne se nourrissent plus, elles se mettent dans un trou d’eau en protection. Cela gêne moins les chevesnes, les gardons, les tanches ou les carpes. Mais les espèces se déplacent. En vingt ans, elles sont remontées de dix kilomètres. »

Une « pêche de sauvetage » de poissons dans la Cèze, pour les relâcher quelques kilomètres plus loin en aval. Les Amis de la Cèze

C’est en particulier ce qui est observé pour la truite fario. L’espèce est emblématique des eaux claires d’altitude. « Plus les températures augmentent, plus son aire remonte et donc se réduit », résume Anthony Laurent. Il était présent lors de la dernière pêche de sauvetage sur la Cèze. « L’eau était déjà à 23 °C, c’est très élevé. Chaque année l’assec est plus étendu, et arrive plus tôt. Le scénario catastrophe serait de perdre les souches locales d’espèces remarquables, telles que la truite fario ou l’écrevisse à pattes blanches. » Ailleurs, aux abords du cours d’eau, « comme le printemps a été sec, c’est la reproduction des batraciens dans les zones humides qui a été mauvaise », observe-t-il.

Des poissons morts au niveau du pont de Tharaux. « Les températures peuvent monter jusqu’à 28 °C l’été », dit Christian Arbousset, de l’association les Amis de la Cèze. © ABCèze

Une grande partie du département du Gard est en alerte sécheresse renforcée depuis la mi-juin. « Les services de Météo-France ne prévoient pas de précipitations significatives, et les températures s’annoncent très élevées pour les prochains jours », constatait la préfecture du Gard le 14 juin dernier. « Dans ces conditions, la situation déjà dégradée observée sur certaines nappes et certains cours d’eau du département devrait s’aggraver, sachant que les déficits sont déjà particulièrement marqués. » L’arrosage des pelouses, espaces verts privés et publics, terrains de sport, est interdit. Celui des potagers est proscrit entre 8 heures et 20 heures. L’irrigation doit se conformer aux mêmes horaires, et ne peut se faire qu’une nuit sur deux dès qu’elle prélève dans un cours d’eau telle que la Cèze.

Le stade suivant est celui de la crise : tous les usages seraient alors interdits sauf ceux liés à l’eau potable, la santé, la sécurité civile (contre les incendies) et la salubrité publique. Les pompages dans la rivière pour l’irrigation seraient notamment interrompus. « Techniquement, on pourrait déjà être en situation de crise, mais on peut se permettre d’attendre encore un peu pour la déclencher », estime Hugues Brentegani. Quelques communes qui pompent dans la rivière ont déjà dû prendre des mesures pour assurer l’approvisionnement en eau potable. La décision de passer (ou pas) en crise sera prise fin juin lors d’un comité sécheresse, qui réunit tous les usagers de l’eau.

« La rivière est alimentée par les pluies qui tombent sur les Cévennes et sur le sud du Mont Lozère. » Cette année, le ciel est resté désespérément bleu. © ABCèze

Les agriculteurs sont les plus gros préleveurs d’eau

La décision serait particulièrement difficile pour les agriculteurs. « Ce sont les plus gros prélèvements sur notre bassin », précise le chargé de mission. D’autant plus que, logiquement, « plus c’est sec, plus ils prélèvent ». Les communes agricoles ont déjà fait part de leurs inquiétudes. Les acteurs du tourisme, eux, sont plus sereins. Loueurs de canoë et campings au bord de l’eau comptent sur le barrage de Sénéchas pour maintenir une situation semblable à celle des autres étés. C’est quelques kilomètres au nord, dans les célèbres gorges de l’Ardèche, qu’on se fait plus de souci. Une partie de leur eau vient de la Loire, elle-même très basse. « Il arrivera moitié moins d’eau que d’habitude, la situation est tendue », constate Philippe Crouzet, président du syndicat des loueurs de canoë.

D’habitude, l’assec a lieu en septembre, pas en juin. © Marie Astier/Reporterre

La situation n’est pas particulière au Gard. En Ardèche, dans le Doubs, la Vienne, la périphérie de Lyon, la presse locale raconte ces derniers jours le même scénario : une rivière précocement à sec. Le village de Villars-sur-Var, dans les Alpes-Maritimes, a même eu droit aux médias nationaux, car il a dû couper l’eau potable pendant trois jours.

Villars-sur-Var a dû couper l’eau potable pendant trois jours

La carte nationale des arrêtés sécheresse, pris par les préfets dans chaque département, dénombrait le 23 juin 142 arrêtés dans cinquante départements mettant en place des restrictions d’usage de l’eau. En mai, la moitié des cours d’eau en France avaient 40 % d’eau en moins que d’habitude, indique le dernier bilan hydrologique du ministère. « Cela fait suite au déficit pluviométrique enregistré cette année durant l’hiver et le printemps (…) avec 45 % de déficit de précipitations, le printemps 2022 est le troisième le plus sec depuis 1959 », nous renseigne le ministère de l’Écologie.

La Fédération nationale de la pêche en France fait remonter les informations de ses associations partout sur le territoire. « Trente-six départements ont un niveau des cours d’eau bas voire très bas », rapporte son vice-président Jean-Paul Doron. « Les cas les plus graves sont l’Yonne, l’Ille-et-Vilaine, le Maine-et-Loire, le Territoire de Belfort, la Haute-Savoie, les Alpes-de-Haute-Provence, les Hautes-Alpes, les Alpes maritimes, le Vaucluse, la Drôme, le Gard, etc. » Par ailleurs, « seize autres départements sont dans une situation moins grave, mais quand même problématique. Là, les têtes de bassin versant [les sources des cours d’eau] sont à sec. C’est le cas dans l’Orne, le Calvados, les deux départements alsaciens... »

L’agriculture souffre, mais quid de la biodiversité ?

Les conséquences observées au niveau national sont les mêmes que dans le Gard. « On constate une baisse des effectifs sur les espèces patrimoniales telles que la truite fario, l’écrevisse à patte blanche, la mulette perlière [une moule d’eau douce] », poursuit M. Dozon. « Quand on fait des inventaires en fin de saison, il y a des années où l’on ne trouve pas de juvéniles. Si on n’arrive pas à protéger ces espèces même dans ces zones préservées, c’est à désespérer. »

« Une baisse importante des débits de l’eau peut limiter la dilution et l’évacuation des polluants, et ainsi augmenter leur concentration dans certaines portions de cours d’eau », signale de son côté le ministère de la Transition écologique. « Face aux sécheresses récurrentes, c’est l’ensemble du cortège faunistique et floristique qui est modifié, avec une disparition des espèces autochtones les plus sensibles au profit d’espèces plus tolérantes comme les invasives. »

Une grenouille dans une flaque d’eau chaude. © Marie Astier/Reporterre

Face à cette situation, M. Doron ne cache pas sa colère. « Quand on aborde ce sujet dans les médias, c’est toujours par le déficit d’eau en agriculture, qui continue de revendiquer des droits de pompage. On fait passer l’économique avant, alors que dans le Code de l’environnement, l’eau potable et la biodiversité sont prioritaires. »

Les conflits d’usage de l’eau s’annoncent tendus dans les années à venir, d’autant que les sécheresses sont appelées à se multiplier. Pour la Cèze, Hugues Brentegani reste serein. « On fera un bilan en fin de saison avec tous les acteurs, et on prépare un plan d’adaptation au changement climatique », dit-il.

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