Média indépendant, en accès libre pour tous, sans publicité, financé par les dons de ses lecteurs

EnquêteAgriculture

Grippe aviaire : des œufs « plein air » qui n’en sont pas

Quand on achète des œufs plein air ou bio, on imagine que la poule a batifolé à l’extérieur. Mais avec la grippe aviaire, on ne peut plus se fier à ces étiquettes. Analyse en 4 questions.

Prenez cette boîte d’œufs : elle affiche en gros la mention « Plein air » ; sur la photo, une poule picore librement dans un pré ; sur la coquille, le code 1 — qui signifie « élevage de plein air » — est tamponné.

Trois signes rassurants pour qui veut faire une omelette avec un produit respectueux du bien-être animal. Mieux, on peut opter pour des œufs avec le label bio ou le Label rouge, les deux garantissant aussi l’accès des poules à un « parcours extérieur ». Mais tout ça, c’était avant l’épidémie d’influenza aviaire — communément appelée « grippe aviaire ».

1. Peut-on encore faire confiance à ces étiquettes ?

Non, estime Sylvie Colas, porte-parole de la Confédération paysanne du Gers. « La grippe aviaire est devenue une maladie endémique. Nous sommes obligés de confiner nos volailles 8 mois sur 12 », s’alarme l’éleveuse de canards bio. L’épidémie d’influenza aviaire est particulièrement virulente depuis novembre 2021. Cet été, elle a continué à sévir au sein de la faune sauvage, et reprend désormais de plus belle dans les élevages.

Au 30 septembre, on comptabilisait dix-huit foyers de contamination en élevage et quatorze en basse-cour, dans onze départements. Face à l’« évolution défavorable de la situation », le gouvernement a décidé de relever le niveau de risque de « faible » à « modéré » sur toute la France depuis le 2 octobre. La mise à l’abri des volailles devient obligatoire dans de nombreux territoires. C’est le cas en Bretagne, Normandie, Vendée… « Les élevages bio de ces zones vendent donc des œufs de poules qui n’ont pas été à l’extérieur. Les gens ne peuvent pas s’y retrouver, dénonce Sylvie Colas. La sanction tombera et elle viendra des consommateurs. Pourquoi paieraient-ils plus cher s’ils ne sont pas sûrs de ce qu’ils achètent ? »

2. Comment savoir si mon œuf provient (ou pas) d’un élevage confiné ?

Toutes les volailles de France ne sont heureusement pas confinées actuellement. Mais il est quasiment impossible de savoir si l’œuf qu’on déguste provient d’une poule qui a respiré ou non l’air frais. Tout dépend de la zone où se situe l’élevage, de la politique appliquée par le département et de ce que décide l’éleveur lui-même.

Lorsqu’un foyer d’influenza aviaire est détecté, tous les élevages de la commune concernée et ceux situés dans un périmètre pouvant aller jusqu’à 20 km sont automatiquement soumis à claustration. Une « zone de contrôle temporaire » peut également être décidée par les préfets : les volailles sont autorisées à sortir « à condition que le parcours soit réduit à une surface restreinte et que des analyses soient faites régulièrement pour garantir de l’aspect “sain” des volailles », explique l’Agence bio. Certains éleveurs peuvent alors préférer garder leurs bêtes à l’abri plutôt que réaliser ces analyses contraignantes.

Avec la grippe aviaire, la mise à l’abri des volailles devient obligatoire dans de nombreux territoires. Pexels/CC/Ivan Babydov Ivan Babydov

À l’inverse, dans les zones où la mise à l’abri est imposée, des éleveurs décident de ne pas enfermer leurs gallinacés. C’est le cas de nombreux adhérents de la Confédération paysanne, avertit Sylvie Colas. Sans compter que la situation évolue quotidiennement et qu’au bout de vingt-et-un jours sans nouvelle mortalité d’oiseau, une zone confinée peut être déconfinée…

3. Est-ce légal d’utiliser la mention « plein air » ou bio quand la poule est restée cloîtrée dans son poulailler ?

Oui ! Un éleveur bio qui confine peut tout à fait continuer à utiliser l’appellation bio, explique l’Agence bio, « vu que c’est pour raison sanitaire imposée par l’État. Le consommateur n’est pas informé, le marquage d’œuf n’est pas modifié ». Le règlement européen de l’agriculture bio prévoit en effet que « les poules pondeuses et les volailles d’engraissement ont accès à un espace de plein air pendant au moins un tiers de leur vie, sauf lorsque des restrictions temporaires ont été imposées ». Même si en France, hors période de grippe aviaire, les poules pondeuses doivent sortir au plus tard à 25 semaines (175 jours), et de 11 heures du matin minimum jusqu’au crépuscule, précise la Fédération nationale de l’agriculture biologique (Fnab).

En élevage Label rouge, le cahier des charges impose bien un parcours extérieur, mais les éleveurs ont obtenu une dérogation jusqu’au 15 octobre 2022.

Pour les autres œufs « plein air », les règles sont plus subtiles. Le règlement européen du 23 juin 2008 sur les normes de commercialisation applicables aux œufs prévoit que ces derniers « peuvent être commercialisés en tant qu’“œufs de poules élevées en plein air” [...] à condition que l’accès des poules pondeuses aux espaces extérieurs n’ait pas été restreint pendant une période continue de plus de seize semaines ».

Il est très difficile de savoir si l’œuf provient d’une poule qui a respiré ou non l’air frais. Publicdomainpictures/CC0/Circe Denyer

Problème : cette période de quatre mois a été largement dépassée au cours de l’année 2022 dans de nombreuses régions. Les œufs « plein air » auraient normalement dû perdre leur appellation. Qu’à cela ne tienne, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a accordé une dérogation. Les producteurs et distributeurs peuvent donc continuer à utiliser l’appellation « plein air ». « Une information doit obligatoirement figurer à l’entrée de chaque magasin et sur tout point de vente, ainsi que dans le rayon “œufs” du magasin », précise Loïc Coulombel, vice-président du Comité national pour la promotion de l’œuf (CNPO). Mais il faut se lever aux matines pour trouver l’information… Souvent, les grands distributeurs se contentent d’apposer une simple feuille A4 quelque part dans le rayon.

Les poules plein air sont « momentanément confinées à la demande des autorités », indiquait Carrefour, le 16 septembre 2022. © Fabienne Loiseau / Reporterre

Dans cet hypermarché, Carrefour écrit : « Les poules élevées en plein air (code 0 et 1) sont momentanément confinées à la demande des autorités. » Sur le drive du même hyper, en revanche, aucune allusion au confinement. La Répression des fraudes n’a pas souhaité répondre à nos questions liées à la grippe aviaire, nous conseillant de contacter le ministère de l’Agriculture. Celui-ci nous écrit : « En ce qui concerne l’affichage en magasin, ce sujet relève de la compétence de la DGCCRF. »

Et de leur côté, les enseignes cherchent-elles à savoir si les œufs qu’elles distribuent — qu’ils soient de leur propre marque ou de marques nationales — proviennent de poules élevées en plein air ? Carrefour nous dirige vers la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), qui nous renvoie vers… le distributeur. Auchan n’a pas souhaité non plus répondre à Reporterre sur ce sujet.

4. Pourquoi ne pas modifier les codes ou étiquettes des œufs ?

Prenons l’exemple des Fermiers de Loué. Tous leurs œufs, bio ou Label rouge, affichent en gros la mention « Liberté » et se vantent d’un parcours extérieur deux fois plus grand que ce que prévoit le cahier des charges.

Au cours de la saison 2021-2022, cette appellation a continué d’être utilisée quand bien même les cocottes étaient assignées au poulailler. « Il faut des mois et des mois pour modifier un emballage », justifie Pascal Vaugarny, attaché de direction pour les Fermiers de Loué. Les délais sont incompatibles, selon lui, avec l’incertitude liée à l’évolution de l’influenza aviaire. Pour lui, le parcours extérieur n’est qu’« un élément parmi d’autres ». Il insiste : « Un œuf Loué est un œuf fermier. Il s’agit d’abord d’un mode de production qui prend en compte la taille de l’élevage, les bâtiments, l’alimentation et sa provenance, etc. » Même position du Synalaf, syndicat national des labels avicoles de France, « les œufs bio et Label rouge ont de nombreuses autres qualités supplémentaires que le plein air, ce serait donc aussi trompeur de changer leur code ».

Ce n’est pas l’avis de nos voisins belges, pour qui l’information au client doit être la plus loyale possible : lors des périodes de claustration de plus de seize semaines, les producteurs sont tenus d’utiliser des boîtes « dont aucune mention ne fait référence à l’élevage en plein air ». Les autorités leur laissent le choix : soit utiliser des boîtes faisant référence à l’élevage au sol ; soit effacer toutes les mentions « plein air » ou les couvrir avec une pastille « Pour me protéger, je ponds à l’abri ». Par ailleurs, tous ces œufs doivent être estampillés avec le code 2 (élevage au sol).

En Belgique, des pastilles « Pour me protéger, je ponds à l’abri » sont mises en place pour couvrir les mentions « plein air ». © Ministère du Commerce belge

Rien qui ne semble insurmontable pour des poules gauloises… Alors pourquoi les producteurs français continuent-ils à utiliser une mention qui peut s’avérer trompeuse ? Sur cette question, le ministère de l’Agriculture estime que la filière respecte les réglementations et normes de commercialisation. Il nous explique que « sous certaines conditions », il est possible que « les animaux puissent tout de même continuer à sortir dehors, bien qu’en parcours réduit ». Sauf que les consommateurs n’en sont pas informés.

Favorable au maintien de l’élevage plein air « le plus possible », le Synalaf a demandé une adaptation des actuelles mesures de mise à l’abri : « Le ministre a saisi l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) pour savoir si cela peut évoluer. »

En attendant, la Commission européenne travaillerait à assouplir la réglementation sur les œufs plein air. Selon plusieurs de nos interlocuteurs et certains médias spécialisés, elle pourrait proposer de l’aligner sur celle des œufs bio, autrement dit imposer un parcours extérieur seulement sur une certaine durée de la vie. Le « plein air » risque de n’être vraiment plus qu’une parole en l’air.


La difficile traçabilité des œufs pour les Français

Il existerait bien un moyen de savoir si l’œuf qu’on consomme provient d’un élevage situé en zone confinée ou non : en utilisant le code producteur tamponné dessus. Ce code — qui apparaît après le code du mode d’élevage (0,1, 2 ou 3) et du pays d’origine (FR) — est constitué de deux parties : les lettres indiquent le site d’élevage et le numéro correspond au bâtiment où a été élevé le volatile.

« En théorie, la liste des sites d’élevage est accessible à tous, il suffit d’en faire la demande auprès du ministère de l’Agriculture », explique Hélène Gauche, responsable du pôle agroalimentaire de L214. L’association avait travaillé en 2015 à partir de cette base pour une enquête sur les œufs de poules en cage vendus en supermarchés. « Mais il faut être patient. La dernière fois que nous l’avons demandée, nous avons dû patienter six mois, avec des relances, pour l’obtenir. » Dommage que la France ne prenne pas modèle sur le Canada. Là-bas, le site Entre ton code, découvre ta ferme permet de retrouver l’éleveur de la poule en quelques clics.

Alors que les alertes sur le front de l’environnement continuent en ce mois de septembre, nous avons un petit service à vous demander. Nous espérons que les derniers mois de 2023 comporteront de nombreuses avancées pour l’écologie. Quoi qu’il arrive, les journalistes de Reporterre seront là pour vous apporter des informations claires et indépendantes.

Les temps sont difficiles, et nous savons que tout le monde n’a pas la possibilité de payer pour de l’information. Mais nous sommes financés exclusivement par les dons de nos lectrices et lecteurs : nous dépendons de la générosité de celles et ceux qui peuvent se le permettre. Ce soutien vital signifie que des millions de personnes peuvent continuer à s’informer sur le péril environnemental, quelle que soit leur capacité à payer pour cela. Allez-vous nous soutenir cette année ?

Contrairement à beaucoup d’autres, Reporterre n’a pas de propriétaire milliardaire ni d’actionnaires : le média est à but non lucratif. De plus, nous ne diffusons aucune publicité. Ainsi, aucun intérêt financier ne peut influencer notre travail. Être libres de toute ingérence commerciale ou politique nous permet d’enquêter de façon indépendante. Personne ne modifie ce que nous publions, ou ne détourne notre attention de ce qui est le plus important.

Avec votre soutien, nous continuerons à rendre les articles de Reporterre ouverts et gratuits, pour que tout le monde puisse les lire. Ainsi, davantage de personnes peuvent prendre conscience de l’urgence environnementale qui pèse sur la population, et agir. Ensemble, nous pouvons exiger mieux des puissants, et lutter pour la démocratie.

Quel que soit le montant que vous donnez, votre soutien est essentiel pour nous permettre de continuer notre mission d’information pour les années à venir. Si vous le pouvez, choisissez un soutien mensuel, à partir de seulement 1€. Cela prend moins de deux minutes, et vous aurez chaque mois un impact fort en faveur d’un journalisme indépendant dédié à l’écologie. Merci.

Soutenir Reporterre

📨 S’abonner gratuitement aux lettres d’info

Abonnez-vous en moins d'une minute pour recevoir gratuitement par e-mail, au choix tous les jours ou toutes les semaines, une sélection des articles publiés par Reporterre.

S’abonner
Fermer Précedent Suivant

legende