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ReportageNature

Hiboux, mésanges et grand tétras : jours d’affût en forêt vosgienne

Trois journalistes de Reporterre ont passé quelques jours auprès de Vincent Munier, documentariste animalier multiprimé. Ensemble, ils étaient à l’affût des hiboux grands-ducs, ont croisé une mésange noire et entendu le chant d’une cascatelle, dans le calme d’une vieille forêt vosgienne.

Ce reportage s’inscrit dans notre série La balade du naturaliste : une randonnée à la découverte d’une espèce ou d’un milieu exceptionnel, en compagnie d’une ou d’un passionné.


Vosges, reportage

Déjà une demi-heure que nous attendons, accroupis en silence dans la carrière déserte. L’après-midi est déjà bien avancée et un froid vif de début mars fige le massif vosgien. À cette heure, les ouvriers ont quitté les lieux. Il y a quelque chose de déroutant, presque décevant, à se mettre à l’affût — une situation imaginée depuis des semaines — adossé à un gros engin de terrassement. Au fond de la carrière se dresse une falaise hérissée de pins et de sapins. Vincent Munier a installé deux appareils photo de focales différentes et une longue-vue, bien campés sur leurs trépieds. « Je ne sais pas encore où est l’aire des hiboux grands-ducs. Ça ne fait qu’une semaine que j’ai découvert ce couple, par hasard. Ils sommeillaient tranquillement alors qu’ils me voyaient. Leur aire est peut être dans les arbres ou sur la roche. Les grand-ducs s’installent souvent à même la paroi, parfois dans un vieux nid de buse », chuchote le photographe. Ce documentariste animalier multiprimé a su capter les images d’un félin tibétain rarissime — une épopée racontée par l’écrivain Sylvain Tesson dans son récit La Panthère des neiges (Gallimard, octobre 2019). « C’est le moment des parades, je viens encore voir les oiseaux. Plus tard je ne le ferai plus, à cause du risque de dérangement pendant la période de couvaison. »

Vincent Munier.

Vincent Munier scrute régulièrement la falaise avec ses jumelles ; nous nous passons une deuxième paire. La nuit tombe doucement. Les yeux ne distinguent rien dans le sombre de la cime des arbres. L’attente se prolonge. Le photographe n’a pas changé de position, une jambe repliée sous le corps. Nous ne tenons pas immobiles aussi longtemps que lui. Dans le silence, nous échangeons des regards complices. Le son d’une cascatelle parvient du fond de la carrière, basse de la symphonie des chants d’oiseaux — cinq espèces au moins s’expriment en chœur. Une voiture, parfois, vient troubler le seul bruit de la nature. La concentration de Vincent Munier ajoute à la tension de l’attente du surgissement des rapaces. Où sont-ils ? Viendront-ils ? L’envie de parler est vite réfrénée : ce qu’on a à dire est-il si urgent, si important pour qu’on rompe le charme ? Pire, si notre indiscipline dissuadait les grands-ducs de se montrer ?

D’un vol majestueux, le mâle s’élance. Les branches tremblent le temps des quelques secondes de l’accouplement

Soudain, un long hululement, grave, profond, couvre tous les sons de la carrière. Un large sourire anime le visage de Vincent Munier, et les nôtres. Le voilà ! Une silhouette imposante aux aigrettes caractéristiques perchée sur la cime d’un pin. « C’est le mâle qui appelle la femelle », s’exclame doucement le photographe. La taille du plus grand des oiseaux de proie nocturnes — 75 centimètres de haut, entre 1,60 et 1,88 mètre d’envergure — est impressionnante, même de loin. « Il pourrait manger un chat. » La femelle répondra-t-elle ? Le mâle bouge à peine, perché sur son arbre. Enfin, un appel court, ressemblant à un gloussement : elle répond depuis un arbre en contrebas, où nous ne l’avions pas vue avant que son cri ne la trahisse. Le rythme des appels s’accélère. Le photographe enchaîne les prises de vue. D’un vol majestueux, le mâle s’élance. Les branches tremblent le temps des quelques secondes de l’accouplement. Vincent Munier a filmé la scène. Le mâle rejoint un autre arbre, il y reste immobile. La femelle s’envole vers une cime où sa silhouette dessine une ombre chinoise.

  • Les grands-ducs photographiés ce jour-là par Vincent Munier :

« C’est l’heure de la chasse. » Par cette phrase, Vincent Munier met un terme à cet affût hors du temps. Ses yeux brillent. « Jusqu’au dernier moment, je n’étais pas sûr qu’on les verrait. C’est extraordinaire ! » Nous quittons la carrière presque à regret. La nuit est tombée.

Des nappes de brume s’accrochent encore sur les pentes couvertes de sapins.

Le lendemain matin, des nappes de brume s’accrochent encore sur les pentes couvertes de sapins alors que nous nous aventurons en camionnette sur les routes sinueuses et luisantes d’humidité du massif. La forêt où nous nous arrêtons semble déserte mais bruisse de vie. Les oreilles tendues, on guette le chant du casse-noix moucheté, du cincle plongeur et de la gélinotte des bois. Les bottes crissent dans la neige fraîche et des flocons volettent comme du duvet. « Dès qu’il neige, je suis heureux », sourit le photographe.

Vincent Munier avec Charles Dannaud et Emilie Massemin.

Le prétexte de la balade est d’aller nourrir et observer des mésanges huppées qui ont pris leurs quartiers dans une tourbière. Pour y parvenir, il faut traverser une hêtraie-sapinière typique des Vosges, ouverte ça et là sur des clairières couvertes de myrtilles – les brimbelles comme on les appelle ici. Des troncs interminables s’érigent comme des séquoias, donnant à la forêt des allures de cathédrale. « Vous voyez ces gros sapins avec des houppiers qui ressemblent à des nids de cigognes ? Ces sapins pectinés ont des épines qui ne piquent pas, blanches en-dessous », montre Vincent Munier. Très vite, il s’écarte de la piste forestière pour s’approcher d’une « chandelle », un hêtre mort débarrassé de ses branches et de la partie supérieure du tronc : « C’est dans ce type d’arbre que le pic noir creuse ses cavités à la recherche de larves. Les chandelles rendent service à de nombreux oiseaux. Quand j’en vois une, je gratte le tronc pour voir si elle abrite une petite chouette de Tengmalm. » L’éclair roux d’un écureuil dérangé passe sur une branche.

Plus loin, un châtaignier présente un « joli » petit trou surmonté d’un gros champignon – parfait pour la minuscule chevêchette d’Europe. Vincent Munier examine le pied de l’arbre et siffle doucement. « C’est une chouette assez maniaque, elle nettoie sans cesse sa loge. En-dessous, on peut retrouver des plumes et des poils de micro-mammifères. Si je siffle et qu’elle répond, je m’arrête tout de suite pour ne pas la perturber. » Las, la brunette mouchetée restera muette ce matin-là.

Partout dans cette vieille forêt plane l’ombre du grand tétras, gros gallinacé protégé emblématique des Vosges. « Il reste entre vingt et trente oiseaux sur ce massif. Ils sont très exigeants : il leur faut des forêts mixtes de hêtres, sapins et pins, avec des zones ouvertes et de vieux arbres. Ce qui est génial, c’est qu’en protégeant leur habitat, on favorise de nombreuses autres espèces, se réjouit Vincent Munier. J’aime ces vieilles forêts moussues et leurs arbres morts. Les gros sapins des Vosges, qui montent parfois à soixante mètres, au houppier couronné de boules de gui, sont extraordinaires. Une magie s’opère ici. »

Derrière un rideau d’arbres, une clairière enneigée apparaît. « C’est une belle tourbière, une zone humide acide vestige de la période glaciaire », explique Vincent Munier. La silhouette rachitique d’un vieux pin sylvestre s’élève en son centre. Dissimulé sous des branches basses, le photographe plisse les yeux derrière ses jumelles et tend l’oreille. « J’ai vu une mésange noire, chuchote-t-il enfin. J’aimerais vous montrer la mésange huppée, tellement belle ! Je rêve de l’image d’une petite mésange en train de voler dans la tourbière. Souvent, ici, la lumière est fantastique, avec des contre-jours de folie ou des nappes de brume. » Finalement, c’est à quelques centimètres de nous que le joli passereau à la délicate huppe noire et blanche a joué à cache-cache.

La mono-sylviculture d’épicéas a bouleversé les paysages et la biodiversité vosgienne.

Même après avoir photographié une panthère des neiges au Tibet, le regard que le photographe de 44 ans originaire d’Épinal porte sur ses Vosges natales reste empreint d’émerveillement. « J’ai beaucoup voyagé partout dans le monde et je ne connais finalement pas si bien les Vosges. Maintenant que je vais rester plus casanier, je suis impatient de découvrir tous les beaux coins autour de ma ferme. Je peux me contenter de ça. Une mésange huppée peut me ravir presque autant qu’un loup ! Ici, tout est rassemblé pour que le moment que nous vivons soit très poétique, très émouvant. » Et tant pis s’il n’est pas immortalisé par une image : « Plus jeune, j’étais très concentré sur la photo. Finalement, je me rends compte que ce n’est pas l’essentiel. L’appareil photo n’est qu’un prétexte pour aller dehors. »

« Les milieux se sont fermés, les sols se sont acidifiés et les forêts sont devenues de véritables déserts écologiques »

De retour dans la forêt, le ravissement se teinte d’inquiétude. « La tourbière était la place de chant du grand tétras il y a quelques années – un mâle seul, avec peut-être une poule ou deux. On avait retrouvé des crottiers sous les branches où il avait l’habitude de se percher. Mais depuis deux ans, plus un seul indice de présence, soupire Vincent Munier. La population décline, décline, décline. Ça me fait terriblement mal de voir une espèce aussi emblématique de nos vieilles forêts disparaître. »

Les causes de ce déclin sont multiples. Les Vosges n’ont pas été épargnées par la politique d’enrésinement des forêts, en particulier privées, à partir des années 1950. Cette mono-sylviculture d’épicéas a bouleversé les paysages et la biodiversité vosgienne. « Les milieux se sont fermés, les sols se sont acidifiés et les forêts sont devenues de véritables déserts écologiques, sans oiseaux ni insectes. Le grand tétras en a beaucoup souffert », se désole le photographe.

La neige fraîche dans laquelle nos bottes s’enfoncent ne trompe pas le photographe : le changement climatique est à l’œuvre dans la forêt vosgienne.

Le développement des loisirs et du tourisme perturbe les animaux. « Entre les motos, les cueilleurs de champignons et les traileurs, le massif est fréquenté de toutes parts », observe Vincent Munier. Pendant l’hiver, les conséquences de ces dérangements peuvent être dramatiques : « Alerté par le passage d’un skieur de randonnée ou d’un randonneur en raquettes, le grand tétras, qui est très lourd, dépense beaucoup d’énergie pour s’envoler. S’il doit décoller plusieurs fois, cela peut l’épuiser, voire le condamner. »

La neige fraîche dans laquelle nos bottes s’enfoncent ne trompe pas le photographe : le changement climatique est à l’œuvre dans la forêt vosgienne. « Avant, de mi-janvier à mi-février, on avait des périodes de froid sec de -10 °C, -15 °C voire -20 °C, se souvient-il. Mais depuis plusieurs hivers, on n’a quasiment plus de neige et beaucoup plus de tempêtes. L’hiver n’arrive qu’au mois de mars et ne dure pas : la neige tombe un peu, puis deux-trois jours à 10 °C avec une grosse pluie et tout est lessivé. » Le grand tétras, vestige de l’ère glaciaire, pâtit de cet excès de douceur, de même que tous les animaux adaptés au grand froid comme l’hermine ou le lagopède, dont le pelage blanc en hiver le laisse à la merci des prédateurs en l’absence de neige…

« Parfois, ce rejet des êtres vivants qui nous dérangent me réveille la nuit »

Toutes les relations fragiles et complexes qu’entretiennent les habitants de la forêt sont bouleversées. En témoigne l’empreinte que Vincent Munier a repérée au milieu du sentier. « Il y a un ongle devant, les ergots derrière et une traînée. Un sanglier est passé par là. » Il y a quelques années, l’animal ne s’aventurait jamais à 800 ou 900 mètres d’altitude. Aujourd’hui, il a établi ses quartiers dans le massif et mène la vie dure à de nombreuses espèces. « C’est la plaie des Vosges, résume le photographe. Il fouisse le sol et ratisse tout, dévastant les nids. » Même les trois ou quatre lynx du massif sont mis en difficulté par cet envahissant suidé. « Quand un lynx tue un chevreuil l’hiver, il en tire normalement cinq à six jours de nourriture. Mais nous avons observé que dès le lendemain de l’attaque, les sangliers avaient tout nettoyé. Le lynx doit donc redépenser beaucoup d’énergie pour repartir à la chasse. »

« Il y a un ongle devant, les ergots derrière et une traînée. Un sanglier est passé par là. »

Le braconnage donne le coup de grâce : en janvier, un lynx a été abattu par une arme à feu sur la commune de Fellering. « Ça me rend extrêmement triste. Il y a quinze ans, on avait une vingtaine de lynx. On les a vus disparaître les uns après les autres. Parfois, ce rejet des êtres vivants qui nous dérangent me réveille la nuit », se lamente le photographe. Il espère que les trois à cinq loups revenus sur le massif, qui pourraient aider à réguler les populations de sangliers et de grands cervidés, ne connaîtront pas le même sort.

Difficile d’écarter ces enjeux de l’objectif d’un appareil photo. Surtout que le père de Vincent Munier, Michel, se bat depuis quarante ans pour la préservation de la forêt vosgienne. Il a même cofondé le Groupe tétras Vosges de sauvegarde des gros gallinacés de montagne. « Ils font un excellent travail de terrain auprès de l’ONF [Office national des forêts] et des propriétaires forestiers, admire le photographe. Peu à peu, les choses évoluent, en particulier dans les forêts domaniales. On voit que des chandelles, des arbres tombés ou morts, sont laissés sur place. » Un vieux tronc couché croisé en chemin, à demi pourri et couvert de mousse et de champignons, confirme cette petite révolution. « Cela crée un milieu fabuleux de richesse pour une ribambelle de jeunes pousses d’arbres. Les racines servent de perchoir au grand tétras qui vient aussi y prendre des bains de poussière, de même que la gélinotte. »

À sa manière, Vincent Munier reprend le flambeau en figeant sur papier glacé les mystères et la beauté de ces vieilles forêts. « J’aimerais éditer le livre de mon père où il relate ses quarante ans de suivi et de lutte pour le grand tétras et faire un film sur lui », confie le photographe. Mais est-ce suffisant ? Les attentes du Groupe tétras Vosges à son égard sont fortes, comme le lui rappelle un bénévole croisé en chemin dans sa voiture tout-terrain :

Toi qui vas voir des panthères à l’autre bout du monde, on est content que tu te recentres un peu sur le local ! Même si tes livres sont très beaux...
— Mais je n’ai jamais abandonné mes petites mésanges des Vosges ! Même si tu as raison de me titiller. Moi-même, je me pose ces questions. Je m’étais battu contre le projet d’éoliennes au Bonhomme, tu te souviens ?
— Il y a aussi eu la manif lynx à Saint-Amarin. Ils ont encore tiré sur un lynx, c’est une catastrophe.
— Je vais faire quelque chose à ce propos. Sylvain Tesson m’a déjà écrit un texte.
— Si tu prends la parole là-dessus, ça pèse plus que 150 personnes. C’est dommage mais c’est comme ça.
— Je le fais à ma manière, avec des documentaires. Tu as vu mon dernier film sur la cohabitation avec l’ours et le loup dans les Asturies ? On a mis le paquet. Même si ce n’est jamais assez. »

L’échange est amical. Les deux compères poursuivent sur des nouvelles de la chevêchette et se promettent de se prendre un verre ensemble. Mais pour Vincent Munier, les interrogations demeurent. « Mon père, comme de nombreux bénévoles, a mené un combat de quarante ans pour un oiseau qui disparaît. Ce sont vraiment des héros. Mais il faut un caractère de guerrier. Ce n’est pas évident d’être en première ligne. »


  • Actualisation Depuis l’affût décrit ci-dessus, le couple de hiboux grands-ducs a donné naissance à deux poussins, que le photographe a pu photographier et filmer. On les distingue à droite derrière l’adulte.

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