« Il faudrait que Kylian Mbappé arrive à vélo à l’entraînement ! »

- Pixabay/CC/RettungsgasseJETZTde
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Transports QuotidienVoiture, avion, train… L’humain est dépendant des déplacements, explique l’auteur Laurent Castaignède, l’économie est même « accro à la bougeotte ». Mais pour cet ex-ingénieur automobile, moins se déplacer n’entravera pas nos libertés.
On se déplace sans cesse. Pour travailler, étudier ou s’amuser, on prend la voiture, le train ou l’avion. Cette addiction aux transports, qui date du milieu du XIXe siècle, est analysée par Laurent Castaignède dans son dernier livre La bougeotte, nouveau mal du siècle ? (éd. Écosociété). Cet ancien ingénieur automobile questionne la viabilité sociale et écologique de ce qu’il considère comme « un mal moderne » poussé par les lobbies du transport. Et donne quelques pistes pour ralentir, afin de contrer les effets délétères de cette dépendance.
Reporterre — Dans votre livre, pourquoi utilisez-vous le champ lexical de la maladie pour décrire notre addiction aux déplacements ?
Laurent Castaignède — J’ai commencé ce livre en 2019, bien avant le Covid-19. Mon titre provisoire était d’ailleurs « La pandémie de la bougeotte », car à l’époque, ce mot n’était pas beaucoup utilisé. J’ai structuré mon travail comme un livre médical et quand j’ai commencé à documenter l’origine du mot « bougeotte », j’ai découvert qu’il avait été défini comme une maladie au début du XXe siècle. Dès le XIXe siècle, les médecins faisaient d’ailleurs clairement le lien entre le développement des transports motorisés et la propagation des épidémies. C’est même indiqué clairement dans le compte rendu de la première conférence sanitaire internationale en 1851.
N’avons-nous donc rien appris de l’histoire ?
Pas vraiment. D’ailleurs, si on relit le compte rendu de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 2003, sur la santé dans le monde, il indique clairement que les aéroports sont une plaque tournante des épidémies. Or, entre l’émergence du Sars-CoV-1 début 2003 et le Sars-CoV-2 début 2020, le nombre de passagers aériens internationaux a triplé. Quand la ville de Wuhan s’est confinée, il était déjà trop tard. Son aéroport international dessert tous les continents et trop d’avions circulaient pour espérer que ce virus reste confiné à la Chine. Les variants suivent d’ailleurs les mêmes chemins que l’aviation internationale.
Vous expliquez que cette épidémie de bougeotte est entretenue par les entreprises qui n’ont pas intérêt à ce que l’on réduise nos déplacements.
Toute notre économie est accro à la bougeotte pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que les infrastructures nécessitent des chantiers de construction. Ensuite, parce que cela entraîne une certaine addiction, avec des abonnés qui vont prendre leur voiture ou le train. Enfin, parce que l’éloignement fait basculer dans le secteur marchand les services gratuits que l’on se rendait autrefois entre voisins, comme se prêter des choses ou garder les enfants. Regardez aussi l’organisation des gares modernes ou des aéroports, financés par les activités commerciales.
La croissance économique adore la bougeotte. Prenons l’exemple du métro parisien. Il a été construit pour alléger le trafic en surface, car Paris était à l’époque l’une des villes les plus embouteillées du monde. Pourtant, lorsque les six lignes ont été terminées, le trafic de surface a augmenté. On a donc fait appel à des sociologues pour analyser cela. Ils ont répondu que le métro avait donné aux Parisiens le goût du déplacement. Ils profitaient de ce mode de transport facile et bon marché pour se déplacer plus souvent et de plus en plus loin. Je pense qu’aucune leçon n’a été tirée de cela avec le projet du Grand Paris. Lorsque le chantier sera terminé, les gens en profiteront pour aller encore plus loin, notamment parce que le Grand Paris va créer des opportunités foncières.
On aurait pu penser que le télétravail limiterait nos déplacements. Vous assurez qu’au contraire, il y a eu un effet rebond compensatoire. Comment l’expliquer ?
Sur le télétravail, cela relève plus d’un ressenti que d’une vraie analyse sociologique, qui arrivera peut-être dans dix ans. Si l’on observe un effet rebond, c’est parce que les gens raisonnent en temps de trajet hebdomadaire. Si vous faites dix heures par semaine et que grâce au télétravail, vous n’en faites plus que cinq heures, vous en profiterez pour aller vivre encore plus loin. De plus, pour tous ceux dont le travail est alimentaire, celui-ci dénature la notion de refuge et de havre de paix constitué par le logement. Imaginez un téléopérateur qui se fait houspiller toute la journée par des gens. Une fois le soir venu, il n’aura qu’une envie : sortir de son appartement devenu un lieu de travail non apprécié.
« Il ne faut pas croire que ralentir entravera notre liberté »
Comment inciter les gens à moins se déplacer, alors que ce n’est pas toujours un choix ?
Le moteur de la bougeotte, s’il y en avait un à retenir, c’est la disponibilité de moyens de transports rapides et bon marché. Cela veut dire que pour ralentir, il faudrait renchérir les transports, donc la mobilité. Ce qui n’est pas sans poser de soucis pour les gens qui sont dans l’addiction, comme ceux qui doivent utiliser leur voiture tous les jours pour aller travailler. Si l’on continue à baisser les prix des transports, on poursuivra l’artificialisation des terres. Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), 25 millions de kilomètres de routes devraient être construits entre 2010 et 2050. Soit environ 25 m2 de route par habitant si l’on suppose qu’elles feront en moyenne 8 mètres de large. Pourtant dans les pays occidentaux aujourd’hui, il y a assez d’infrastructures et à chaque fois que l’on construit une nouvelle route, cela crée des aspirateurs à voitures. Par exemple, les contournements routiers conduisent à accélérer et comme les gens raisonnent en temps de transport, ils profitent de cette accélération pour se déplacer plus souvent.

La liberté de se déplacer en vacances est un concept central de nos sociétés occidentales. Avec un tel imaginaire, difficile de promouvoir l’idée de dé-mobilité ?
Il faut ouvrir les yeux sur ce qu’est devenu le voyage. Le fait d’avoir donné une liberté de circuler pour pas cher a banalisé et artificialisé les destinations. Et pour trouver du dépaysement, il faut s’éloigner de ces endroits, ce qui est réservé à ceux qui ont un budget plus élevé. De plus, aujourd’hui, les agences vendent avant tout la destination et non le trajet. Comme si l’on pouvait se téléporter... Or, l’histoire du voyage est une histoire de trajet. Je crois d’ailleurs qu’il faudrait que les nouveaux avions volent moins haut et plus lentement. À l’extrême, on pourrait aussi par exemple remettre en route des transatlantiques. De six heures d’avion, on passerait à cinq jours de bateau. On ne pourrait plus partir aux États-Unis pour un week-end, mais pour un ou deux mois. Ça serait les vacances de votre vie.
Beaucoup de personnes parmi les plus précaires subissent des mobilités contraintes, surtout entre leur domicile et leur lieu de travail. Comment faire pour que la « dé-mobilité » ne se transforme pas en nouvelle injustice ?
Les personnes précaires font face à des loyers chers qu’ils ne peuvent pas payer à cause de leurs bas salaires. Et les moyens de transport bon marché leur permettent d’aller vivre loin. Mais cela pèse dans leur budget tous les mois. Et si leur prix augmente, ils vont aller manifester dans la rue. Comment peut-on sortir de cette dépendance ? Il faut tout d’abord rapprocher le travail du logement. Car si vous vivez à 5 kilomètres de votre lieu de travail, vous pouvez envisager des alternatives de transport : vélo électrique ou covoiturage. Il faudrait ainsi décentraliser les emplois des métropoles vers les périphéries et en même temps renchérir le prix des transports. Sans quoi les gens iraient vivre encore plus loin. Il faudrait aussi subventionner forfaitairement certains ménages pour qu’ils se rapprochent de l’emploi s’il n’est pas décentralisable. Les aider pour déménager, pour payer leur loyer qui sera plus onéreux. Pour les salariés qui peuvent télétravailler, il faudrait créer des tiers lieux dans les communes où ils vivent. Mais aujourd’hui, personne ne facture à son employeur ses mètres carrés de salon ou de cuisine où il télétravaille. Or si c’était le cas, l’employeur pourrait financer ces tiers lieux.
Nous sommes également face à une question philosophique : le bonheur, c’est la liberté de se déplacer. Comment changer ce paradigme ?
Il y a une grosse part d’illusion dans cette liberté. La thèse du livre n’est d’ailleurs pas de dire qu’il ne faut plus se déplacer, mais qu’il faut arrêter l’excès et l’addiction. Dans certains milieux aisés, les gens se sentent obligés de prendre l’avion, c’est presque une injonction sociale. Celui qui ne le fait pas sera dévalorisé. De plus, l’illusion de liberté est alimentée par un système industriel du transport qui n’a qu’un intérêt : faire bouger plus les gens. Il faudrait faire la part des choses et ne pas croire que ralentir entravera notre liberté.
« Il faudrait que Kylian Mbappé arrive à vélo à l’entraînement ! »
Comment lutter contre ce que vous appelez le « messianisme technologique », l’idée que la technologie nous sauvera ?
Il faut apprendre l’histoire des techniques qui, même pour des ingénieurs, se résume aux inventions. Il faudrait avoir conscience de tous les dégâts qu’elles ont causés, alors que l’on baigne dans un environnement où l’on nous rabâche que la technologie est là pour nous sauver. Par exemple, au tout début du XXe siècle, lorsque les automobiles se sont développées, les gens étaient ravis, car cela faisait moins de chevaux dans les rues et donc moins de pollution. On croyait à l’époque que la fumée des voitures allait se disperser aisément. Pourtant, on sait aujourd’hui que les voitures ont créé d’autres pollutions. L’histoire des techniques n’est pas toute rose malgré ce qu’en disent les tenants des nouvelles technologies, qui exagèrent leurs résultats positifs pour lever des fonds. Je pense notamment à l’hydrogène, qui est présenté comme la solution pour résoudre les nuisances et attirer les investisseurs. Il y a une prise de conscience à faire sur les conséquences du développement des techniques afin de rester méfiants. Par exemple, le taxi volant, le tourisme dans l’espace ou l’aviation supersonique. Quelle est la pertinence d’envoyer des personnes dans l’espace, surtout des touristes ?
Vous dites que les hommes sont des imitateurs. Comment serait-il possible de redéfinir les normes de consommation dans un tel contexte ? Comment faire pour que ralentir devienne à la mode ?
Dans son livre La théorie de la classe de loisir paru en 1899, l’économiste américain Thorstein Veblen expliquait déjà comment les classes aisées voulaient se distinguer par des artifices de consommation que tout le monde allait ensuite recopier. Cette consommation ostentatoire mimétique alimente aujourd’hui par exemple les ventes de SUV. Dans ce cas, il ne sert à rien de renchérir leur prix, car ceux qui peuvent payer seront contents de le faire pour se distinguer des autres ; il faudrait réglementer. Et aussi que les stars du sport, du spectacle, en somme les gens riches, deviennent des porte-drapeaux de la lenteur. Certains sportifs commencent d’ailleurs à refuser de prendre l’avion, comme l’équipe de ski de Suède, qui ne veut plus s’entraîner l’été dans l’hémisphère sud, ou encore en France, la star de l’ultra trail Xavier Thévenard. Bien sûr, cela reste confidentiel. Il faudrait que le footballeur Kylian Mbappé arrive à vélo à l’entraînement !
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La bougeotte, nouveau mal du siècle ?, de Laurent Castaignède, aux éditions Écosociété, novembre 2021, 168 p., 15 euros. |