Intelligence artificielle et climat : quelques espoirs, beaucoup de pollutions

- © Camille Jacquelot / Reporterre
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NumériquePrévenir les canicules, gérer les feux... Les masses de données manipulées par l’intelligence artificielle peuvent être utiles à la transition. Mais l’outil, ultrapolluant, n’est pas un remède miracle à la crise climatique.
L’intelligence artificielle (IA) pourrait-elle nous aider à lutter contre le changement climatique ? Depuis 2010, ce type de programme informatique codé pour réaliser automatiquement des tâches à partir de la collecte et du traitement de données, fait partie de nos vies : on l’utilise dans les GPS, les enceintes connectées ou encore sur les plateformes de streaming. Cette technologie pourrait aider à accélérer la transition écologique, assurent plusieurs chercheurs interrogés par Reporterre. L’IA, utilisé dans les recherches climatologiques depuis quelques années, permettrait, entre autres, d’anticiper les événements extrêmes et d’améliorer l’exploration des milieux difficiles (fonds marins, pôles Sud et Nord) ainsi que la récolte de données climatiques.
Serait-elle la superhéroïne du climat ? L’autrice canadienne Naomi Klein en doute. Dans une tribune publiée dans le Guardian, elle écrit : « La crise climatique n’est pas un mystère que nous n’avons pas résolu du fait d’un manque de données. On sait très bien ce qu’il faut faire : […] un changement de paradigme. » « L’IA n’est absolument pas la solution », confirment les chercheurs interviewés par Reporterre. « Dire que l’IA va tout résoudre est un discours technosolutionniste dangereux. Au contraire, ces réseaux de neurones sont en train de précipiter l’effondrement », estime Frédéric Bordage, président du collectif Green IT, qui milite pour une informatique durable. L’IA a, en effet, de gros défauts : de sa fabrication à son obsolescence, elle a de lourdes conséquences environnementales. Sa vitesse de calcul, par exemple, dépend de microprocesseurs extrêmement gourmands en matières rares. Or celles-ci s’épuisent : « Il ne nous reste que quelques décennies de réserves », prévient Frédéric Bordage.
« Dire que l’IA va tout résoudre est un discours technosolutionniste »
La méthode de prédiction est basée sur ce que l’on appelle le deep learning, soit l’apprentissage profond. Il faut imaginer que plusieurs centaines de réseaux de neurones artificiels (à l’image d’un cerveau humain) apprennent à lire, écrire, à reconnaître des visages ou des sons. Plus il possède d’informations et d’expériences différentes, plus l’algorithme de l’IA est performant. Ces périodes d’apprentissage profond sont très consommatrices en électricité. Selon une étude réalisée en 2019 par l’Université du Massachusetts Amherst, l’entraînement de certains réseaux de neurones particulièrement complexes pompait, en équivalent CO₂, autant qu’un humain en cinquante-sept ans.
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Plus récemment, la plateforme française Greenly, qui propose aux entreprises d’évaluer leurs émissions en temps réel, a évalué l’empreinte carbone de ChatGPT — qui utilise l’intelligence artificielle. Résultat : 240 tonnes de CO₂, soit l’équivalent de 136 allers-retours entre Paris et New York. Entraîner une IA demande aussi de stocker des millions de gigaoctets de données. Cela nécessite donc de bâtir toujours plus de centres de données, au fort coût écologique.
« Analyser une quantité de données impossible pour l’être humain »
Reste que certaines utilisations de l’outil, débarqué dans les labos scientifiques au début des années 2000, sont prometteuses. Jusqu’à présent, son usage était limité, à cause d’ordinateurs pas assez puissants pour permettre de l’utiliser au maximum de sa capacité. Il est désormais capable « d’analyser une quantité de données impossible pour l’être humain et d’inférer des liens qu’on ne peut pas réaliser avec notre cerveau », résume Frédéric Bordage. « Ce qu’on arrive à faire aujourd’hui est bien plus important que ce qu’on faisait avant. Et dans cinq ans, on aura encore progressé », confirme Freddy Bouchet, chercheur au CNRS. Celui-ci, au sein d’une équipe, a récemment mis au point une méthode afin de prédire les canicules quasiment un mois à l’avance.

En lui transmettant des données climatiques étalées sur 8 000 ans — comme l’ont fait les chercheurs du CNRS —, l’IA peut à partir des conditions environnementales déceler l’arrivée d’une vague de chaleur extrême. Cette technologie permet aussi de guider en temps réel « les pompiers ou secours sur le terrain en cas de catastrophes naturelles et ainsi limiter les pertes humaines », dit Virginie Mathivet, docteure en intelligence artificielle. De son côté, Jim Bellingham, directeur exécutif du Johns Hopkins Institute, y voit une révolution pour l’exploration des zones où l’on ne mesure pas encore bien les conséquences du réchauffement. D’après lui, les futures expéditions pourraient être menées par des robots alimentés par l’IA, capables de s’adapter à des conditions instables.
L’IA reste majoritairement utilisée pour « des usages récréatifs »
Ces dernières années, quelques entreprises ont mis en avant son utilisation au service de la transition écologique : l’IA permettrait de produire un béton moins polluant ou de faire baisser les émissions du secteur aérien… Grâce à l’IA, on pourrait même imaginer, ajoute Jim Bellingham, créer « un réseau électrique basé uniquement sur des énergies renouvelables ». Ou fabriquer des matériaux qui capturent le CO₂, poursuit Virginie Mathivet. Dernière annonce en date : Google a lancé fin mai Flood Hub, un outil conçu pour repérer et signaler les risques d’inondation.

Mais mis à part ces quelques programmes ciblés sur la transition écologique, cet outil puissant reste majoritairement utilisé pour « des usages récréatifs », pointe Frédéric Bordage. Traduction : l’IA n’est pas utilisée à bon escient (pour lutter contre les cancers ou la disparition de la biodiversité). Pis, certaines grandes entreprises les utilisent afin d’augmenter leurs profits, perpétuant ainsi un système délétère pour la planète. « À l’heure actuelle, l’IA est au service des intérêts économiques des multinationales », constate Frédéric Bordage, le président de Green IT. Ces dernières affinent le ciblage publicitaire et marketing en analysant précisément les pratiques des consommateurs. Une direction encouragée par l’État français, selon lui : « Il n’y a aucune volonté de réfléchir à des contraintes environnementales pour réguler cette technologie. Les portes sont même grandes ouvertes au business, car le gouvernement y voit une opportunité économique. »