Média indépendant, en accès libre pour tous, sans publicité, financé par les dons de ses lecteurs

EnquêteQuotidien

Je suis devenu végétarien : mes premières semaines sans viande

Notre reporter a décidé de bannir progressivement la chair animale de son alimentation. De petits progrès en découvertes, voici l’histoire de sa conversion nutritionnelle.

Si je n’avais jamais envisagé jusqu’ici de me priver de viande, c’est parce que j’aime trop la nourriture. Et la nourriture, pour moi, ne s’envisageait pas sans viande. Rien dans le régime de mes connaissances végétariennes n’éveillait en moi cet appétit salivant que provoquait la perspective d’une blanquette de veau. J’avais beau connaître l’impact de la consommation de viande sur le climat et l’implacable offensive des chairs animales sur mes artères et mes tissus adipeux, l’idée d’être végétarien ne m’effleurait pas. Jusqu’à ce que le doute piétine d’un salto arrière ce champ de certitudes carnivores.

« Le doute », en l’occurrence, s’appelle Tim Shief. Je découvris l’existence de cet athlète cheveux au vent sur la chaine Youtube du cuisinier anglais Jamie Oliver, où il venait présenter un curry de butternut. Car, tout cascadeur urbain qu’il fut, notre cuisinier amateur était vegan : ni chair, ni produits d’origine animale pour se nourrir ou se vêtir.

Perplexe, je regardais les images de ses pirouettes sur voiture en marche alterner avec la découpe grossière des légumes dont il déclinait le pedigree nutritif comme à la parade. Intrigué, j’ai fait l’emplette des oignons rouges, tomates, courges et autres curry Madras pour réaliser son plat. Quand les vapeurs de cardamome sont retombées dans ma salle à manger silencieuse où reposait mon estomac repu, je dus déclarer forfait : ce mec sportif et en bonne santé mangeait bien et bon. Quelques semaines plus tard, je décidai de décontaminer mon imaginaire de ses passions carnivores.

Jour 1 - « Tu avais déjà pensé à la souffrance animale avant ? »

N’ayant pas l’habitude de réguler mes appétits autrement que par la faim ou l’envie, j’ai décidé d’entamer mon aventure de manière progressive : je serai d’abord « végétarien en semaine » ou « weekday veg », selon l’expression que j’avais entendue il y a quelques années dans la bouche du fondateur du site d’info écolo TreeHugger (terme que je suis désormais condamné à expliquer quatre fois par jour à qui j’en parle).

Après être allé déjeuner dans un restaurant sri-lankais de la Gare du Nord où j’ai mes habitudes, je mets en Tupperware mon curry de butternut pour rendre visite à une amie. Ayant lu ses errances culinaires de jeune maman sur Facebook, je lui avais proposé, bravache, d’expérimenter cette nouvelle recette.

« Je ne mange pratiquement plus de viande : parfois, on agrémente l’ordinaire d’un peu de jambon ou de poulet, mais c’est exceptionnel », m’explique-t-elle en débarrassant la cuisine après avoir couché la petite. J’amène dans la casserole le curry réchauffé dans la fumée duquel elle débouche un pot de rouge : « Tu avais déjà pensé à la souffrance animale avant ? » Je lui avoue que « non, j’ai jamais été passionné par la cause animale », avant de croquer un sablé ardéchois.

« J’y pense régulièrement, dit-elle. Maintenant, c’est ça qui me bloque. » Elle m’amène sur la page Facebook de l’association L-214, me montre un communiqué de celle-ci. Je ne connecte pas encore tous les enjeux dans ma tête et dans mes tripes. J’ai coupé net le butternut, je ne me sens pas plus coupable que ça.

Jour 2 à 4 - Bad trip de porc

J’entame la journée du lendemain par un footing avant l’aurore. Quand soudain, et sans qu’aucune vision ne m’ait suggéré ce sujet, une réflexion me saisit l’abdomen : « Manger de la viande, c’est manger de la chair. » L’idée, gluante, me colle à l’esprit. Je me ratatine mécaniquement comme pris d’un spasme digestif. Je crache dans le caniveau un bout de nausée remontée à mes lèvres et je traîne au petit trot mon estomac contrit.

Parti prendre un café avant de donner une matinée de cours en école de journalisme, je m’arrête devant le menu d’une brasserie comme face à un oasis : il propose une pastilla végétarienne. « Oui, on propose un plat vége par jour, m’explique l’un des serveurs, bonhomme. Nous avons de plus en plus de demandes et les clients aiment avoir le choix de ne pas prendre de viande. »

Midi venu, je reviens m’installer devant une douce entrée de betterave au chèvre et aux herbes avant de trancher dans la brick de la pastilla végétarienne. Repu, mon regard s’attarde sur la table d’à côté où déjeune un couple avec ses gamins. Le regard dans le vide, les mains sur les genoux, une petite blondinette de six ans ouvre grand la bouche où sa mère cale un bout de côte de porc que la gosse mastique sans voir. « Elle ne sait même pas ce qu’elle mange, me dis-je. Elle mange de la chair. » Mon estomac reste calme mais je détourne les yeux vers un verre d’eau que j’avale d’une traite. Je me passerai de café ce midi.

Jour 5 à 7 - Il faut aimer les œufs, les pâtes et la bouffe épicée

Je m’achète deux bouquins de recettes végétariennes. Lesquels regorgent de tofu et de légumes hors saison. Je ne me sens pas encore prêt pour la pâte de soja. Je décide donc d’emprunter en bibliothèque un livre d’initiation aux currys. En cette fin de première semaine, je tente un ambitieux korma de légumes. De retour du bureau, je fais un crochet par La Chapelle, où se concentre la communauté sri-lankaise de Paris (qui a acquis, à mes yeux, le statut de peuple rédempteur). J’oublie cependant le korma (pâte de base de mon curry).

De retour dans mon quartier, je sillonne toutes les superettes bio et les supermarchés. Dans la queue d’un Franprix où j’ai acheté un piment, je consulte à tout hasard la recette du condiment recherché : deux ingrédients sur la vingtaine listés dans le livre de recettes me sont inconnus et, à vue de mortier, il me faudra une demi-heure de plus pour la préparation. De retour chez moi sans l’ingrédient vital, je m’abandonne à un plat de pâtes accompagné d’oeuf.

Le souci de me nourrir de produits frais malgré ce régime exigeant me pousse régulièrement dans cet écueil : faute d’un ou deux ingrédients, je ramène régulièrement mes ambitions de tikka massala à de tristes plâtrées de féculents agrémentés de sauces et d’oeufs au plat.

Quand je sors, je découvre à la lueur de ce choix le manque d’imagination culinaire française quand la viande et le poisson désertent les fourneaux. Me présentant à eux comme végétarien, je suis réduit par les restaurateurs au statut d’herbivore. La réponse unanime à mes limitations alimentaires ne leur inspire qu’une phrase : « Je peux vous faire une salade composée ».

Comme si la seule alternative à un plat de protéines animales était d’éplucher et de râper tous les légumes à disposition pour les foutre en vrac dans une assiette creuse avant de les arroser d’huile (et souvent de trop de sel). Je prends donc le parti de l’étranger : avant chaque rendez-vous ou journée dans un quartier inconnu, je cartographie les options indiennes du coin pour éviter d’avoir à me rabattre sur un sandwich fromage crudité.

Le week-end me libère de ma contrainte. Coupable, je l’avoue : je suis soulagé de retrouver la variété habituelle de mon régime.

Jour 8 à 10 – « Moi aussi, j’aimerais bien arrêter... »

Le sujet de mon végétarisme intrigue.
« Vous ne mangez plus de viande monsieur ?, me demande un étudiant.
- Seulement la semaine.
- Ah mais moi aussi, je ne mange pas de viande la semaine : vous n’êtes pas végétarien, vous êtes pauvre ! »

Passée la boutade, deux attitudes se partagent le débat.
D’un côté, la foule des « quasi végétariens » s’identifie à mon choix : « Je ne mange presque pas de viande », me répètent quelques copains et connaissances. La définition du « presque » varie avec une amplitude assez remarquable entre ceux qui n’en mangent qu’une ou deux fois par semaine et ceux qui ne mangent pas de viande le soir. Je décèle néanmoins dans cette revendication la pointe de fierté de celui qui a décidé de prendre soin de lui.

De l’autre côté se pressent d’indécrottables carnivores. « J’aimerais bien arrêter mais j’aime trop la viande, tu sais », assène-t-il en moulinant de la main la vapeur des bonnes résolutions. Leur discours reprend tous les thèmes familiers au non-fumeur que je suis des clopeurs qui envient celui qui n’a jamais cédé au vice : « C’est vachement bien [il tire sur sa Marlboro] mais tu sais, moi, j’y arriverai jamais [une deuxième taffe] et pourtant, c’est pas faute d’avoir essayé ! » Horizon improbable de leur mode de vie, le végétarisme reste à leur yeux inatteignable.

Pour varier les plaisirs, je vais déjeuner dans un restaurant japonais traditionnel de mon cru.

« Je voudrais des tempuras s’il vous plaît.
- Des tempuras, ok, griffonne la serveuse.
- Mais seulement des tempuras de légumes, j’ajoute.
- Euh... ah ouais, ok. » La demoiselle finit de prendre la commande, les sourcils toujours collés au plafond par ma requête. Le resto est bondé et les commandes tardent. Contrariée, la patronne nous amène de quoi patienter : un entremet à la crevette. Bien que tenaillé par la faim, je délaisse ma part. Mais je m’informe :
« Alors, c’est bon ?
- Ah ouais, c’est vachement bon ! »
Voilà une question qu’il faut que j’apprenne à ne plus poser...

Jour 11 à 14 – Le temps des confrontations

Je suis de passage à Tours pour donner une journée de cours à l’école de journalisme de l’IUT. L’administration prend en charge mon repas au restaurant universitaire où s’affrontent trois « îlots » différents : viande, poisson et fritures. « Vous savez s’il y a un plat sans viande ?
- Ils ont de la tarte aux oignons là-bas », me répond un cantinier, perplexe.

Je prends place dans la file. « Je voudrais pas vous faire attendre pour rien monsieur, je crois qu’on n’en a plus », me répond un de ses collègues. « Et puis de toute manière, il y a du jambon dedans ! », relance mon premier interlocuteur. Je me tourne vers lui pour affronter un regard digne d’un CRS à qui on tendrait des fleurs.

« Et pourquoi vous voulez pas manger de viande ? » Vu le ton, je préfère éviter d’expliquer que je recherche une cohérence écologique et une expérience. Je mise donc sur des arguments qui, je l’espère, n’ouvriront pas le débat :

« Il y a eu des problèmes cardiaques dans ma famille [NdR : ce qui est vrai], je me dis qu’il n’est jamais trop tôt pour faire attention.
- Ah ?
-  Et puis, si ça me permet de perdre un peu de poids...
-  Mouais, ça va encore.
-  Oui mais ça peut pas faire de mal de manger plus léger.
-  Mais comment vous faîtes pour les protéines ?
-  Bah, je fais gaffe. J’en trouve dans les légumineuses, les courges... en ce moment, avec les butternuts, c’est facile ! »
J’ose un sourire.
« Oui mais il vous manque des trucs.
-  Bah, pas tant que ça au final...
-  Tu parles
, reprend-il en haussant la voix pour informer tout le resto de son diagnostic. Vous allez finir par vous retrouver carencé. Si c’est pour tomber malade, c’est pas la peine, votre affaire, hein !
-  ... je vais aller prendre des crudités. »

Arrivé au deuxième week-end, je pioche dans mon livre de recettes des currys de viande. Le bon bout d’agneau du boucher empeste ma cuisine, la bouillon est trop fort, le goût m’écœure et me colle aux doigts et aux assiettes... De passage à l’indien du coin, je termine le dimanche soir devant un riz parfumé, un caviar d’aubergine aux épices et deux œufs aux plats. Je n’aurais mangé de la viande que deux repas sur quatre.

Jour 15 à 18 – Fait chier, mais pas que !

La sensation de faim qui me taraudait durant la journée s’est atténuée à mesure que mon corps assimilait mon nouveau régime. Mais le fait de manger les sept fruits et légumes recommandés chaque jour à chaque repas fait travailler mon système digestif. J’ai moins soif mais je me réfugie désormais aux toilettes quatre à cinq fois par jour. Parfois même, j’y accours sous l’impérieuse nécessité de mes boyaux dépassés par les événements. Contraignante, cette réaction reste cependant indolore et je n’ai à souffrir d’aucun autre effet secondaire néfaste.

Au contraire : les engelures qui rongeaient mes phalanges exposées au froid des trajets à vélo se sont résorbées, comme les traces de sécheresse sur mes pommettes. Mieux. Moi qui était habitué aux sursauts nocturnes et aux questionnements insomniaques, je plonge désormais avec suavité dans le tendre sommeil de l’herbivore. Des sources proches du sommier m’assurent même que je ne ronfle plus.

Jour 19 à 21 – Rechute et prolongation

La semaine fut grosse de travail et j’atterris rompu à l’Assemblée générale d’une association dont je suis membre. Les 20 heures passent sur mon estomac quand je décide de parer à la faim en commandant une planche mixte fromage/charcuterie pour satisfaire tout le monde. Tombant de fatigue, je laisse traîner mes doigts à proximité de l’assiette et ramène à mes lèvres... OH PUTAIN, je tiens entre l’index et le majeur une tranche de saucisson roulé !

Je repose doucement le bout de barbaque comme un bâton de dynamite et reprend mon souffle. Je regarde autour de moi : des confrères et copains boivent un coup en discutant, polémiquant à une heure de plus en plus avancée dans la nuit. C’est une ambiance de soirée. Le geste m’a échappé, ma main s’est tendue d’elle-même vers cet apéritif-réflexe comme les doigts d’un fumeur vers une clope mondaine. La bidoche prend de plus en plus les airs d’une addiction comme une autre.

J’ai essayé cette semaine deux nouvelles recettes et découvert un second indien dans mon quartier, qui diffusait de surcroît la bande originale de l’excellent Bollywood Lagaan. Le vendredi soir arrive comme la fin des vacances. Je me réveille le samedi en proie à un doute : qu’est-ce que je vais bien pouvoir bouffer comme viande ce week-end ?

Les envies de barbaque m’ont abandonné et la salive ne m’emplit plus la bouche devant l’étal du boucher. Ces trois semaines m’ont prouvé que la viande n’était qu’un ingrédient de mon régime dont je pouvais me passer avec plaisir et sans douleur. J’ai encore de nombreux obstacles à franchir : le tofu, les réunions familiales et le rendez-vous chez mon toubib, voire le nutritionniste. Et puis le temps, aussi.

« C’est pas mal ton idée de weekday veg, m’avait dit mon ami Jérémy. Mais je pense que c’est pas très spontané comme truc : moi, je préfère manger de la viande très rarement mais quand j’en ai vraiment envie plutôt que de me forcer. » Je pense qu’il a raison, je vais laisser mon corps me dicter les quelques exceptions. Si tant est que l’envie revienne.

📨 S’abonner gratuitement aux lettres d’info

Abonnez-vous en moins d'une minute pour recevoir gratuitement par e-mail, au choix tous les jours ou toutes les semaines, une sélection des articles publiés par Reporterre.

S’abonner
Fermer Précedent Suivant

legende