Jugé pour intrusion dans une centrale nucléaire, Greenpeace invoque l’état de nécessité

Durée de lecture : 10 minutes
Libertés Luttes NucléaireMercredi 30 octobre, les huit activistes de Greenpeace lourdement condamnés pour s’être introduits dans la centrale nucléaire de Cattenom en octobre 2017 étaient jugés en appel à Metz. L’ONG a plaidé l’état de nécessité et l’avocat général, qui représente l’État, a déclaré que des peines de prison seraient « contre-productives ».
- Metz (Moselle), reportage
En octobre 2017, huit activistes de Greenpeace s’introduisaient dans la centrale nucléaire de Cattenom (Moselle) et tiraient un feu d’artifice au pied du bâtiment abritant la piscine de combustible. En février 2018, après une audience tendue et un délibéré expéditif, ils étaient lourdement condamnés par le tribunal correctionnel de Thionville à des peines allant jusqu’à deux mois de prison ferme — une première dans l’histoire de l’ONG — et au versement de 50.000 euros de dommages et intérêts à EDF pour « préjudice moral ». Mais ce mercredi 30 octobre, à la cour d’appel de Metz, l’horizon a semblé légèrement s’éclairer. Et pas seulement grâce au soutien des plus de 250 personnes rassemblées devant le tribunal pour soutenir les prévenus à coups de fanfare, de discours amicaux et de soupe chaude.

Le délibéré a été renvoyé au 15 janvier 2020 mais l’avocat général, Julien Le Gallo, a qualifié de « contre-productives » les peines de prison prononcées en première instance. Il a demandé à ce qu’elles soient remplacées par des peines allant de 150 à 300 jours-amendes à 3 euros par jour. « C’est un soulagement pour l’ensemble des prévenus d’avoir eu le temps de réexpliquer les motivations derrière cette action, même si ça ne laisse rien présager du verdict, a réagi Jean-François Julliard, directeur de Greenpeace France, à la sortie des six heures d’audience, un peu avant 21 h. On a aussi entendu l’avocat général, et c’est une première, dire que les peines de prison n’étaient pas une réponse adaptée. »
« La question n’est pas de savoir pourquoi nous sommes entrés, mais comment il est encore possible que nous soyons entrés »
Les huit activistes, le chargé de campagne nucléaire de Greenpeace Yannick Rousselet condamné par le tribunal de Thionville pour complicité, ce qu’il a farouchement nié, et Jean-François Julliard, ont eu le temps de déployer leur nouvelle stratégie de défense basée sur l’état de nécessité. Lequel, inscrit dans le Code pénal, établit que « n’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace »

« Nous avons mené cette action de manière pacifiste et non-violente pour montrer qu’il était possible de s’approcher du bâtiment de la piscine pour y tirer un feu d’artifice, et donc qu’une action malveillante est possible, a expliqué M. Julliard à la barre. Nous privilégions habituellement les actions classiques : nous avons publié des rapports, rencontré des ministres, l’Autorité de sûreté nucléaire [ASN] et des parlementaires, mené des actions de sensibilisation auprès du public… mais malgré cela, rien n’a été fait pour remédier à cette faille identifiée depuis des années. Nous étions obligés de mener cette action pour provoquer les changements nécessaires. D’ailleurs, c’est à la suite de cette action qu’une commission d’enquête parlementaire a été créée et a abouti à des conclusions proches des nôtres. » « Mais peu après le procès de Thionville, vous avez déclaré au Républicain lorrain que votre mode d’action ne changerait pas et que ce n’est pas de la prison ferme qui allait vous arrêter », a attaqué l’avocat d’EDF, Me Thibault de Montbrial. « En effet, notre action va se poursuivre et notre mode d’action ne changera pas tant que les failles de sécurité que nous avons identifiées ne seront pas comblées. Pour cela, nous demandons la bunkérisation des piscines de combustible », a calmement répliqué le directeur de Greenpeace.

À sa suite, les activistes, appelés ensemble à la barre, ont assumé une action collective tout en insistant sur leurs convictions individuelles. L’un d’entre eux, Simon, a souhaité recadrer les débats : « Certes, ce que nous avons fait est illégal. Mais c’était la quatorzième intrusion d’activistes de Greenpeace dans une centrale nucléaire. La question n’est pas de savoir pourquoi nous sommes entrés, mais comment il est encore possible que nous soyons entrés. »
Restait à convaincre la cour de la gravité de la menace – l’autre pilier de l’état de nécessité. Pour ce faire, Greenpeace a convoqué à la barre deux spécialistes du nucléaire, l’ancien ingénieur en radioprotection Jean-Claude Zerbib et le docteur en physique nucléaire et président de l’association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest (Acro) David Boilley. « Les piscines des réacteurs nucléaires et de La Hague ont été conçues avant le 11 septembre 2001, à une époque où le risque terroriste et le risque de chute d’avion n’étaient pas pris en compte. Or, de 1993 à 2015, 73 avions se sont écrasés en France, dont 19 à moins de 30 kilomètres d’une installation nucléaire civile ou militaire. Le réacteur Superphénix a fait l’objet d’une attaque au lance-roquette en 1982, heureusement sans conséquence puisqu’il était en construction », a énuméré M. Zerbib.
Or, un aéronef ou un projectile, s’il provoquait une brèche dans une des zones les plus vulnérables de la centrale et une perte d’eau, pourrait provoquer un accident d’une ampleur incommensurable. « Les gaines métalliques des combustibles fondraient et les assemblages se transformeraient en une sorte de lave, pendant que les particules radioactives les plus volatiles seraient projetées et dispersées dans l’environnement », décrit David Boilley. Un tel scénario a failli se produire dans la piscine no 4 de la centrale accidentée de Fukushima, au Japon, en 2011. D’après des modèles étasuniens cités par le physicien, il aurait rendu nécessaire l’évacuation de 1,6 million de personnes en cas de vent défavorable.
« Ne pensez-vous pas que les ingénieurs d’EDF connaissent parfaitement ces risques et les mesures à prendre ? »
Comment faire face à de tels risques ? « Il faudrait blinder les piscines, au moins latéralement. En Suisse, la piscine centralisée d’entreposage de combustible, construite il y a une quinzaine d’années, a été placée dans un bunker », a indiqué M. Zerbib. « D’ailleurs, la piscine de l’EPR de Flamanville est protégée par un bunker », a renchéri M. Boilley. « Ne pensez-vous pas que les ingénieurs d’EDF connaissent parfaitement ces risques et les mesures à prendre ? », a interrogé Me de Montbrial. « Si, mais je ne sais pas si le pouvoir est entre les mains des ingénieurs. Des arbitrages sont sans doute faits entre les coûts et la sûreté », a répondu M. Boilley.
Thierry Rosso, directeur de la centrale de Cattenom, a méthodiquement balayé toutes ces accusations. Les gendarmes n’ont pas pu immédiatement interpeller les activistes parce qu’ils n’avaient pas la clé pour ouvrir le portail ? « Les hommes du peloton spécialisé de protection de la gendarmerie (PSPG) ne cherchent pas à aller directement au contact. Quand EDF détecte l’intrusion, ils se positionnent plutôt aux endroits vitaux à protéger. » Le risque de brèche n’est pas suffisamment pris en compte ? « Depuis Fukushima, l’approche du risque n’est plus probabiliste mais déterministe. On envisage toutes les situations et on prend des mesures pour éviter le pire, comme les diesels d’ultime secours pour assurer l’approvisionnement en électricité en cas de coupure de courant. » La piscine de l’EPR de Flamanville est bunkérisée et pas celles des réacteurs en fonctionnement ? « À ce jour, l’ASN n’estime pas nécessaire de poser des dalles sur les toits des piscines de réacteurs. » « Greenpeace et son avocat reprochent régulièrement à EDF de ne pas être précis dans les éléments de sécurisation — épaisseur des murs, plans d’action de la gendarmerie, etc. Pensez-vous que c’est une coquetterie ou la volonté de s’accaparer un pouvoir malsain, ou que c’est pour priver les personnes malveillantes d’informations sensibles ? » l’a interrogé son conseil, Me de Montbrial. « Vous répondez à la question en la posant », a répondu M. Rosso. Qui s’est laissé aller à une menace à peine voilée : « Il ne faut pas banaliser ces actions de Greenpeace. Un jour, peut-être, un geste d’un militant sera mal interprété, ou une personne malveillante se dissimulera parmi les activistes, et la gendarmerie serait obligée d’intervenir. »
Dans sa plaidoirie, Me de Montbrial a rejeté l’argument de l’état de nécessité. « À travers ses 90 % d’actions légales, Greenpeace démontre tout seul que cette action n’est pas nécessaire. L’état de nécessité, c’est quand on ne peut pas faire autrement. » Il dénonce au contraire une « escroquerie intellectuelle, qui consiste à faire croire que ce commando aurait pu poser un explosif sur le toit de la piscine. Ce n’est pas vrai ! M. Rousselet sait très bien comment les gendarmes accueilleraient des gens véritablement malveillants. On entend depuis des années que l’épaisseur des murs est seulement de 30 centimètres. Si c’était le cas, pensez-vous vraiment que M. Rosso habiterait à dix kilomètres de la centrale ? » Il a finalement réclamé le maintien des peines de prison prononcées en première instance ainsi que 500.000 euros de dommages et intérêts pour « préjudice moral ».
« Quel débat démocratique ? Il n’a jamais eu lieu et serait de toute manière avorté par le confidentiel défense et le secret défense »
« L’état de nécessité suppose un danger physique, vital. Il doit être actuel — la piscine se vide en ce moment — ou imminent — va intervenir dans un très court intervalle de temps. Or, le risque dénoncé par les activistes de Greenpeace n’est ni actuel ni imminent et reste hypothétique, ce qui n’enlève rien au fait qu’il est grave et réel », a plus sobrement déclaré l’avocat général. Selon lui, « il y avait d’autres solutions pour se faire entendre, comme le débat démocratique qui vaut évidemment mieux que le trouble à l’ordre public ».
« Quel débat démocratique ? a rétorqué Me Marie Dosé, avocate de Greenpeace. Il n’a jamais eu lieu et serait de toute manière avorté par le confidentiel défense et le secret défense. Tous les moyens d’expression légaux ont été épuisés. Seule l’intrusion à Cattenom a fait bouger les lignes, puisqu’elle a abouti à la création d’une commission d’enquête parlementaire. C’est aussi cette action qui a justifié la proposition de loi d’octobre 2019, pour la création d’une délégation parlementaire au nucléaire civil habilitée secret défense. La preuve de la nécessité est là » Une autre se niche dans un plan de la centrale nucléaire de Flamanville, la « pièce no 8 ». « Sur cette carte sont inscrites des mesures supplémentaires, comme la mise en place d’un système de détection, issues du retour d’expérience des intrusions de Greenpeace. Il est évident qu’EDF se sert de ces intrusions pour améliorer ses défenses. » Pour finir, elle appelle les magistrats à faire preuve « d’audace ». « Ces personnes étaient acculées au fait de commettre une infraction pour éviter la réalisation d’un danger. L’état de nécessité n’est pas une notion figée. Elle doit s’adapter aux nécessités de nos sociétés contemporaines. Le tribunal de Lyon l’a bien compris, quand il a relaxé deux décrocheurs d’un portrait d’Emmanuel Macron au nom de l’état de nécessité. Une cour fédérale australienne va relaxer 29 activistes motif que s’ils s’étaient contentés de manifester à l’extérieur de la centrale, cela n’aurait pas permis de démontrer la vulnérabilité du site. » La cour d’appel a jusqu’au 15 janvier 2020 pour décider — ou non — de suivre leurs traces.