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EnquêteÉnergie

L’Allemagne joue l’éolien marin pour sortir du charbon

Pour subvenir à ses besoins en électricité verte, l’Allemagne veut couvrir ses espaces maritimes d’éoliennes. Au risque d’impacts sur la biodiversité marine. [4/4]

Vous lisez la partie 4 de l’enquête « En Allemagne, la transition à tout prix ». Relisez la partie 1, la 2 et la 3.



Hambourg (Allemagne), reportage

Depuis les plages de l’île de Rügen, les éoliennes sont invisibles à l’œil nu. Elles sont pourtant bien là, dressées à une quarantaine de kilomètres des côtes en direction du nord-est. Depuis 2017, ces 70 turbines fournissent de l’électricité à 350 000 foyers allemands. À quelques encablures, 50 éoliennes supplémentaires doivent entrer en service en 2024, puis 20 autres en 2026.

Ce regroupement de trois parcs éoliens, baptisé « Baltic Hub », est le plus grand jamais construit en mer Baltique : d’une capacité de 1,1 gigawatt, soit l’équivalent d’une grande centrale nucléaire, il alimentera au total plus de 1 million de ménages. Traditionnellement implantée en Amérique latine, la compagnie espagnole Iberdrola investit pas moins de 3,5 milliards d’euros dans le projet. Et ne compte pas s’arrêter là. « L’Allemagne est devenue un marché essentiel pour nous », confirme Iris Stempfle, directrice de la filiale locale d’Iberdrola.

© Louise Allain / Reporterre

La première économie d’Europe a de grandes ambitions pour l’éolien marin. En quelques années seulement, il doit devenir un pilier de sa transition écologique grâce à une technologie particulière : l’éolien en haute mer. Les parcs se situent au moins à 30 kilomètres des côtes, contre seulement 12 pour le parc français qui vient d’ouvrir au large de Saint-Nazaire. « Au départ, il s’agissait de s’adapter aux contraintes locales », explique Karina Würtz, directrice de la Fondation pour l’éolien offshore, qui dépend du ministère fédéral de l’Environnement. Une grande partie du littoral est en effet protégée, à l’instar de la réserve de biodiversité de la mer des Wadden, en mer du Nord. Aucune éolienne ne peut y être construite.

S’éloigner des côtes rend les chantiers plus complexes et plus coûteux. Mais ce qui était perçu, au départ, comme un inconvénient est devenu un atout : la régularité et la force des vents en haute mer sont bien plus importantes que sur le continent ou même le littoral. Les éoliennes produisent non seulement davantage de courant, mais de façon plus continue. « Cela aide à stabiliser le réseau électrique », s’enthousiasme Karina Würtz. Loin des regards, les parcs éoliens marins sont également moins contestés en justice.

Des eaux trop petites

Le défi n’en reste pas moins immense. L’Allemagne, qui compte déjà plus de 1 500 turbines en mer du Nord et en Baltique, veut multiplier par neuf ses capacités de production d’électricité offshore. L’objectif est d’atteindre 30 gigawatts (GW) en 2030, puis 70 GW en 2045. C’est bien plus que la France, qui vise 40 GW en 2050. L’accélération du déploiement des turbines nécessite « un énorme effort collectif », reconnaît le vice-chancelier écologiste Robert Habeck.

Rien qu’en 2023, Berlin espère donner son feu vert à 8 GW supplémentaires d’éolien marin — soit autant que ce qui a été installé en douze ans. Pour y parvenir, le gouvernement compte avant tout sur la simplification administrative. Comme tous les renouvelables, les éoliennes marines ainsi que les infrastructures associées (réseaux, plateformes de conversion électrique… ) sont désormais classées d’« intérêt public majeur » au service de la « sécurité nationale ». À compter du 1er janvier 2023, leur construction deviendra prioritaire afin d’accélérer les procédures. Les parcs ne seront plus subventionnés par l’État, mais l’assurance de la rentabilité des projets et de la stabilité juridique doit séduire les entreprises.

L’Allemagne compte plus de 1 500 éoliennes en mer en 2022, contre 27 en France. Ici, le parc éolien Alpha Ventus, en mer du Nord. Flickr/CC0/GPA Photo Archive

Le déploiement de l’éolien marin se heurte toutefois à un problème de place. Dans son bureau de la ville portuaire de Hambourg, Kai Trümpler est fier que l’Allemagne soit le numéro 3 mondial de l’éolien marin derrière la Chine et le Royaume-Uni, en dépit, dit-il, d’un espace maritime « minuscule ». La zone économique exclusive (ZEE) s’étend en effet sur quelque 33 000 km2, soit 300 fois moins que la France.

Au sein de l’Office fédéral de la navigation maritime et de l’hydrographie (BSH), les équipes de Kai Trümpler déterminent les zones où les parcs éoliens ont le droit de s’installer. Cartes à l’appui, le fonctionnaire montre les zones réservées à d’autres usages comme le trafic maritime, les exercices militaires, la recherche scientifique ou encore les parcs naturels. Impossible d’y toucher ; ce sont donc les pêcheurs, peu puissants outre-Rhin, qui devront faire de la place. Pour atteindre les nouveaux objectifs, « environ 20-25 % de la ZEE de la mer du Nord » sera désormais dédiée aux parcs éoliens, calcule Kai Trümpler. En Baltique aussi, les zones vont être étendues au maximum des possibilités.

Pourtant, cela reste insuffisant. L’Allemagne a des besoins immenses en électricité décarbonée : il s’agit non seulement du pays le plus peuplé de l’Union européenne, avec 83 millions d’habitants, mais aussi de la première puissance industrielle du continent. Nombre de ses secteurs clés, comme la chimie, la sidérurgie, la métallurgie ou encore les matériaux de construction sont particulièrement gourmands en énergie.

La hausse des prix des énergies fossiles, conséquence de l’invasion russe en Ukraine, a encore augmenté la demande en énergies renouvelables. À terme, les parcs éoliens marins devront non seulement alimenter les ménages allemands en courant, mais aussi permettre la fabrication d’hydrogène vert pour remplacer le gaz naturel consommé dans les usines. Le chimiste Basf, le constructeur automobile Volkswagen ou encore les aciéries ArcelorMittal prévoient déjà de s’approvisionner directement auprès d’exploitants de parcs éoliens marins.

Entre les Pays-Bas, l’Allemagne et le Danemark, la baie allemande en mer du Nord est l’une des routes maritimes les plus empruntées du monde, avec 120 000 bateaux qui y passent chaque année. Ici, un parc en mer du Nord. Wikimedia Commons/ CC BY-SA 3.0/Hans Hillewaert

En parallèle, Berlin mise donc sur la coopération avec les pays riverains de la mer du Nord et de la Baltique. Deux accords signés cette année doivent permettre de connecter entre eux les différents réseaux nationaux et les parcs offshore, afin d’améliorer les échanges de courant. « En multipliant les interconnexions, on va pouvoir bien mieux utiliser le potentiel, affirme Karina Würtz de la Fondation pour l’éolien marin. Quand, par exemple, le vent soufflera en Finlande mais pas en Allemagne, on pourra importer le courant. » Le Danemark voisin s’est également lancé dans la construction de deux « îles énergétiques », destinées en partie à alimenter l’Allemagne : incluant parcs éoliens, plateformes de conversion et ports industriels, leur mise en service est prévue d’ici 2030. Au total, les Européens visent l’objectif de 150 GW installés en 2050 en mer du Nord, et 19 GW en 2030 en mer Baltique.

« Transformer les mers en zone industrielle »

Outre-Rhin, le développement de l’éolien marin ne fait pas débat en soi. En prenant en compte l’ensemble de leur cycle de vie, de la fabrication jusqu’au recyclage, les turbines modernes n’émettent que 4 grammes de CO2/kWh, contre près de 900 grammes pour le charbon. En mer, les fondations des éoliennes forment des récifs artificiels propices aux moules, aux huîtres plates ou aux homards européens. Interdits d’accès aux pêcheurs, les parcs offrent un refuge aux poissons.

Mais l’ampleur des ambitions allemandes et européennes inquiète des associations environnementales. La mer du Nord et la Baltique sont déjà très dégradées, victimes de la surpêche, de l’extraction de matières premières, de la pollution plastique, agricole et industrielle. Rien que dans les eaux allemandes, 1,6 million de tonne de munitions de la Seconde Guerre mondiale tapissent les fonds, relâchant peu à peu leur poison dans l’environnement. Pour les associations, si l’éolien marin a un effet limité, il ajoute toutefois une pression supplémentaire sur les écosystèmes. L’ONG Deutsche Umwelthilfe demande l’interdiction de tout nouveau projet en mer Baltique, qui risque d’entraver l’une des routes principales des oiseaux migrateurs.

Par ailleurs, la phase de construction des parcs est dure à supporter pour certaines espèces comme les marsouins. « Malgré les mesures d’atténuation mises en place par les exploitants, le forage et le posage des éoliennes génèrent du bruit, des vibrations sous l’eau, explique Nadja Ziebarth de l’ONG Bund, la branche allemande des Amis de la Terre. Les animaux sont comme nous, ils ne vont pas pique-niquer sur un chantier. » Les ambitieux objectifs gouvernementaux obligeraient aussi à construire près des espaces protégés. « Il n’y aurait plus de zone tampon », déplore la biologiste marine.

Le temps de démarrer les projets, les chantiers devraient se concentrer à partir de 2026. En parallèle, la multiplication des parcs nécessitera la construction de câbles électriques sous-marins, pour acheminer le courant jusqu’au continent. Deux passent déjà dans la réserve protégée de la mer des Wadden. « On risque de transformer les mers en zone industrielle », redoute Nadja Ziebarth. Elle milite pour abaisser l’objectif de 70 à 15 GW, en misant davantage sur la sobriété énergétique pour compenser la différence.

Pas question pour le gouvernement, qui a une autre crainte en tête : celle d’une désindustrialisation du pays, si les capacités de production d’énergies renouvelables n’étaient pas installées en quantité suffisante. Le large déploiement de l’éolien en mer est perçu comme un faible prix à payer pour parachever la transition écologique allemande. « Pour sortir à la fois du nucléaire et du charbon comme nous l’avons décidé, les alternatives vertes sont limitées chez nous, explique Karina Würtz. L’hydraulique est déjà au maximum de ses capacités. Nous misons donc sur la combinaison du solaire, de l’éolien terrestre et de l’éolien marin. »

Berlin promet de garantir la « compatibilité » des infrastructures avec la protection de l’environnement et met en avant les dernières innovations technologiques, comme l’arrêt automatique des turbines à l’approche d’oiseaux par exemple. « Au vu des connaissances actuelles, c’est tout à fait supportable » pour les écosystèmes, assure Kai Trümpler du BSH, dont les équipes ont publié un récent rapport sur le sujet. Sans convaincre, à ce stade, les militants.

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