L’Autorité de sûreté nucléaire assignée en justice à propos de l’EPR

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C’est une première : EDF, Areva et l’Autorité de sûreté nucléaire sont convoquées au tribunal, ce mardi 10 octobre, pour répondre à une assignation en référé déposée par l’association l’Observatoire du nucléaire. Qui conteste à l’ASN la possibilité de valider la cuve de l’EPR de Flamanville, dont la construction ne répond pas aux critères réglementaires.
Mardi 10 octobre, les principaux acteurs français du nucléaire, EDF, Areva et l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) sont convoqués au tribunal de grande instance de Paris. Ils sont sous l’effet d’une assignation en référé, déposée début septembre par l’association girondine l’Observatoire du nucléaire. Une petite association fondée en 2012 et dirigée depuis par Stéphane Lhomme. Le but ? « Contester dans l’urgence à l’Autorité de sûreté nucléaire la possibilité de donner son feu vert à la mise en service de l’EPR de Flamanville », explique-t-il.
Quinze mois plus tôt, le 4 mai 2016, l’Observatoire du nucléaire avait déposé une plainte contre X, pour « faux et mise en danger d’autrui » dans le cadre « de l’affaire des pièces défectueuses sorties des usines Areva du Creusot » et désigné l’Autorité de sûreté nucléaire « parmi les responsables de ce scandale ».
« L’ASN fait pour le moins partie des suspects dans l’affaire du Creusot, avec toutes ces pièces défectueuses et documents falsifiés, dit à Reporterre le dirigeant-fondateur de l’association. Au mieux, elle n’a rien vu ; au pire, elle a laissé faire… Donc, elle est défaillante. Et tant que l’affaire du Creusot n’est pas éclaircie, que l’enquête est en cours, il est impensable qu’un des suspects valide une des pièces concernées, et non des moindres puisqu’il s’agit de la cuve de l’EPR de Flamanville. D’autant plus que la validation est le dernier obstacle avant la mise en route de l’EPR. » L’ASN doit en effet rendre courant octobre son second, et définitif, avis sur une possible mise en route de l’EPR de Flamanville.
Les constats d’irrégularité se sont poursuivis
Pour saisir l’imbroglio de cette affaire, un retour en arrière s’impose. En 2004, afin d’augmenter la puissance de la centrale nucléaire de Flamanville, dans le Cotentin (Manche), EDF envisage la construction, à côté des deux anciens réacteurs, d’un réacteur de type EPR, « le plus puissant au monde », selon EDF. Pour construire des éléments essentiels, les calottes du couvercle et du fond de sa cuve, un gigantesque chaudron de 11 mètres de hauteur et de 5 mètres de diamètre qui doit abriter la réaction nucléaire, l’électricien choisit l’usine française du Creusot, dans le sud de la Bourgogne. La cuve est une pièce maîtresse, et sa fabrication est très surveillée : « Son intégrité est tellement essentielle que sa rupture n’est même pas étudiée dans les scénarios de sûreté, elle serait impensable », rappelle Jean-Christophe Niel, directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire.
L’usine du Creusot connaît des difficultés depuis les années 1980 et la crise de la sidérurgie, qui ont continué après son rachat par Michel-Yves Bolloré en 2003. Dès 2005, l’Autorité de sûreté nucléaire a alerté EDF sur les nombreux problèmes qu’elle observe à l’usine du Creusot. En 2006, elle a dressé « 16 constats d’écarts et d’irrégularités » dans une nouvelle note à EDF, et lui a proposé de changer de fournisseur ou de racheter l’entreprise. Malgré les alertes de l’ASN, la construction des calottes de la cuve de l’EPR a démarré cette année-là : ces pièces maîtresses de l’EPR ont servi d’outil de négociation pour Michel-Yves Bolloré dans la transaction très fructueuse qu’il a réalisée en vendant l’usine du Creusot à Areva. Les constats d’irrégularité se sont poursuivis, l’ASN continuant d’interpeller EDF pour qu’elle exerce une surveillance des prestations de Creusot Forge.

Toutefois, sans avoir obtenu de procès-verbal d’évaluation de la conformité, la cuve a été introduite dans le bâtiment réacteur sur le site de Flamanville le 24 janvier 2014. La réglementation permet en effet à un fabricant d’équipements nucléaires de terminer la construction de son équipement (montage compris) avant la remise de ce procès-verbal.
Mais quinze mois plus tard, le 7 avril 2015, l’Autorité de sûreté nucléaire a révélé publiquement la défectuosité des calottes de la cuve de l’EPR de Flamanville, fabriquées depuis 2006 : la composition de l’acier (un alliage de fer et de carbone) qui les constitue présente un taux trop important de carbone, 0,3 %, au lieu du 0,2 % réglementaire. Une différence qui peut sembler insignifiante au béotien, mais qui peut avoir de très graves conséquences, car « une concentration trop importante en carbone accroît le risque de propagation rapide de fissures ».
Pour l’Observatoire du nucléaire, l’ASN a contribué à la gravité de la situation actuelle : « Pourquoi n’a-t-elle pas empêché l’installation de la cuve dans le réacteur en chantier ? Elle l’aurait pu si elle avait dénoncé les suspicions graves de non-conformité de l’acier du fond de cuve et du couvercle. Parce que, maintenant, c’est beaucoup plus compliqué : pour sortir la cuve, il faut détruire une partie du réacteur. Récemment, elle a fait fermer la centrale du Tricastin à cause d’une digue. Ça prouve qu’elle peut stopper un processus. »
« La perspective d’une catastrophe touchant l’Europe entière »
En outre, souligne Stéphane Lhomme, « ce n’est pas l’ASN qui est à l’initiative de la révélation publique en 2015, de la défectuosité de la cuve de l’EPR. Elle le dit elle-même dans son communiqué du 7 avril 2015 sur le sujet : “L’Autorité de sûreté nucléaire a été informée par Areva d’une anomalie dans la composition de l’acier de la cuve”. Ce n’est pas elle qui a révélé le pot aux roses… » C’est en effet à la suite de cette note d’Areva que l’ASN révélera la fabrication défectueuse des calottes de la cuve et demandera à EDF de réaliser un audit des pièces produites à l’usine du Creusot. C’est cet audit qui révélera toutes les malfaçons et certificats falsifiés des pièces produites dans cette usine.
Après examen du dossier remis par Areva à la suite des tests réalisés sur la cuve litigieuse, l’ASN a rendu un premier avis, le 28 juin dernier, sur la fiabilité de la cuve de l’EPR : selon cet avis, les défauts dans la composition de l’acier ne sont pas « de nature à remettre en cause la mise en service de celle-ci ». Le fond de la cuve pourra être utilisé tel quel, avec des contrôles tous les dix ans pour vérifier qu’il reste intact de toute fissure. Le couvercle de la cuve, en revanche, beaucoup moins accessible aux contrôles, car percé de nombreuses tubulures, devra être intégralement remplacé en 2024 — le temps nécessaire à la fabrication d’un autre couvercle.

Avant de rendre un avis définitif, courant octobre, sur la possible mise en route de l’EPR de Flamanville, l’ASN, après avoir sollicité un comité de 31 experts, a ouvert une consultation publique, du 10 juillet 2017 au 12 septembre, sur une plate-forme internet. Consultation que Stéphane Lhomme qualifie de « simulacre de démocratie » : « C’est la première fois qu’on voit ça. C’est sidérant de faire une consultation de la population sur des questions si techniques, de métallurgie, avec des enjeux de santé aussi forts ! »
Pour l’association, « ce référé est probablement la dernière chance d’éviter une irresponsable mise en service de l’EPR avec sa cuve défectueuse, et la perspective d’une catastrophe touchant l’Europe entière ». « Le problème, conclut Stéphane Lhomme, c’est comme un pétrolier qu’il faudrait arrêter : tout le monde sait qu’il faut l’arrêter, mais personne, ni au niveau politique ni au niveau d’EDF, d’Areva ou de l’ASN ne veut prendre la responsabilité de dire : “Stop, on arrête !” Parce qu’évidemment la mise en route de l’EPR de Flamanville représente un enjeu extraordinaire sur les deux cuves livrées aux Chinois pour la centrale de Taishan, et la construction des deux nouveaux EPR de Hinkley Point, en Grande-Bretagne. Sans compter les licenciements en France, etc. La destruction de la cuve risquerait de rejaillir sur ce qui reste de crédit à l’industrie du nucléaire française. »
- Lire le récit de l’audience du 10 octobre, que nous avons suivie